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mardi 26 mai 2015

Du poisson au Népal


Tailopa (Himalayan Art)
Le Gorakṣavijaya (début XVème siècle) raconte comment Gorakṣa sauve son maître Mīna-nāth (Matsyendranāth), le seigneur des poissons, de la captivité des « mauvaises femmes » de Kadalī. Gorakṣa est considéré comme le fondateur de la mouvance nāth et Mīna-nāth de la mouvence kaula. Pour faire simple, le sauvetage raconte aussi comment le kaula fut sauvé (réformé) par les nāths. Dans cette histoire, on attribue à Gorakṣa les pouvoirs de Śiva ou de Maheśvara, en ce qu’il a le contrôle sur la mort et sur Yama, le roi du monde des défunts, qui ne pouvait rien contre les nāths, à cause de leur immortalité.

Quand Gorakṣa apprend, par Kānu-pa (Kṛṣṇācārya), que son maître Mīna-pa est tenu captif par les « mauvaises femmes » (Yoginī) à Kadalī (Kāmarūpa, Assam), il va voir Yama, en le menaçant de son Huṃkāra mantra. Yama lui montre toutes les fiches qu'il a sur les uns et les autres, et Gorakṣa y trouve en effet mentionné le nom son maître. Il efface son nom de la liste des futurs candidats de Yama et va sauver son maître, qui est tombé sous le charme des femmes et des plaisirs sensoriels (kāma), en suivant ses impulsions. Or, pour les nāths la satisfaction débridée des plaisirs sensoriels conduit à la maladie et la mort, et il convient de le sauver de cela. Pour attirer son attention, Gorakṣa se transforme en une « danseuse », et lui adresse un chant dans lequel il lui rappelle quelques vérités. La seule façon d’échapper à la mort et de trouver l’immortalité, passe par la pratique du (haṭha)yoga (kāya-sādhana). Une vérité que connaissait cependant Mīna-pa, puisqu’il fut le maître de Gorakṣa, mais qu’il avait oubliée à cause d’un mauvais sort que lui lança Durgā/Pārvati.

L’instruction de l’immortalité avait en fait été donnée par Śiva (l’Esprit) à Durgā/Pārvati (la Matière, la Nature primordiale), en réponse à la question « Comment se fait-il, Seigneur, que vous soyez immortel, et moi mortelle ? Dites-moi la vérité, pour que je devienne moi aussi immortelle ! » La réponse de Śiva à Durgā/Pārvati avait été entendue par Mīna-pa, avalé par un gros poisson, qui put assister en cachette à cette transmission, qui eut lieu au fond de l’océan.[1]

Macchanda/Matsyendranātha/Mīna-pa/Luī-pa/Koṅkaṇeśvara, le pêcheur, est considéré être à l’origine du culte Yoginī-kaula, dont, comme le note David Gordon White, les seuls manuscrits qui existent encore se trouvent au Népal[2]. En fait, ce culte avait été transplanté au Népal, qui entretenait des liens importants avec l’Inde oriental et du Sud-ouest. A partir du XIIème siècle, des shivaïstes du sud de l’Inde s’installèrent au Népal. A partir du XIVème siècle, suite à la restauration des Malla, des prêtres du Bengale et du Deccan officiaient dans les temples de Bhaktapur et ailleurs dans la vallée de Kathmandu.[3]

C’est du Népal (Tipupa, Réchungpa) qu’aurait été ramenée la transmission aurale de la ḍākinī incorporelle, qui remonterait à Tailopa, que l’on représente désormais (après avoir fabriqué de l'huile de sésame, d'où son nom) comme un pêcheur, un poisson à la main.

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[1] Obscure religious cults, SD Gupta, 1969, pp. 221-224

[2] The Alchemical Body, p. 89

[3] The Alchemical Body, p. 89

vendredi 27 mars 2015

Connaissance rime avec liberté (si si !)


Illustration de l'avadhūta à l'aide d'allégories
Le système du haṭhayoga est attribué à Gorakṣanātha. Ceux qui suivent la voie de Gorakṣanātha , sont appelés des nāthins (d’après le mot nātha, qui signifie maître, protecteur ou seigneur) ou encore Gorak-panthin (de pantha, qui signifie voie).

Tāranātha (1575-1634), détenteur des lignées Jonang et Shangpa, a écrit une histoire de la transmission des tantras bouddhistes[1]. Dans cette œuvre, la septième lignée d’instruction du bouddhisme ésotérique, descendant des 59 (sic) mahāsiddha indiens, concerne la transmission de diverses traditions (S. amnāya T. man ngag), parmi lesquelles figurent celles du mahāsiddha Gorakṣanātha. Tāranātha écrit à ce sujet :
« Les douze branches (S. nikāya = bārah panth ?) de yogis[2] racontent que Mīnapa/Matsyendra suivait Maheśvara (Śiva) et qu’il atteint les pouvoirs mystiques (siddhi) ordinaires. Gorakṣa reçut de lui les instructions sur les énergies (S. prāṇa), les mit en pratique suite à quoi la gnose de la mahāmudrā naquit naturellement en lui. »[3]
Tāranātha, qui ne cite malheureusement pas ses sources, ajoute que plusieurs histoires du même genre circulent mais qu’elles sont sans fondement. Tāranātha avait sa propre liste de mahāsiddhas, parmi lesquels ne figurait pas non plus Tailopa. Selon lui, ces adeptes de Mīnapa/Matsyendra étaient des nāths et ils pratiquaient des sādhana shivaïstes ou śakta hors d’un contexte bouddhiste et par conséquent la plus haute réalisation du bouddhisme tantrique, étant des non-bouddhistes, ne leur était pas accessible pour cette raison même...[4]
« La voie des Nātha-yogin semble avoir été extrêmement fameuse après le XIIe siècle de notre ère. Après s’être répandue d'abord dans toute l'Inde du Nord, elle a été florissante pendant plusieurs siècles sur toute l’étendue du continent indien. Selon Jan Gonda, elle a produit « diverses traditions orales, de nombreux chants et des récits en vers dans les langues du peuple. »[5]
David Gordon White, affirme dans The Alchemical Body, que la transmission des nāth (nāth sampradāya), consistant traditionnellement en neuf nāths (navanātha) fondateurs légendaires, n’a pas pu émerger avant la fin du XIIème et le début du XIIIème siècle. On trouve des variations dans les listes des neuf nāths fondateurs en fonction de la région en Inde, et ailleurs… Au Bengale, on présente la lignée nāth suivante[6] : 1. Ādi (Ādināth) 2. Mīna (Matsyendra) 3. Jālandhari 4. Gorakh 5. Mayanāmatī 6. Kānha-pā (Kṛṣṇā) 7. Gopīcand (Gopīcandra) 8. Bāil Bhāḍāi 9. -.

Les informations sur le roi légendaire Gopīcand(ra) du Bengale, viennent de cycles de chants qui lui sont dédiés, le plus ancien étant un cycle originaire du Népal[7], le Gopicandra Nāṭaka. Dans ces cycles, Gopīcand est présenté comme le fils de Mayanā[matī], un disciple « sorcière » ou ḍākinī de Gorakh. Quand celle-ci perd son mari, le roi Māṇikacandra du Bengale, qu’elle tente en vain de récupérer du monde de Yama, Gorakh finit par lui donner un fils, pour le remplacer. Ce fils est Gopīcandra. Par ses pouvoirs, elle sait que son fils ne dépassera pas l’âge de l’adolescence, s’il ne devient pas un yogi. Il abandonne alors son royaume, ses femmes et vie dans la jungle, jusqu’à ce que le danger soit écarté. Mayanā le guide alors vers un gourou, Hāḍi-pā alias Jālandharanāth.[8] Dans les cycles bengali Gorakṣa Vijay et Mīn Cetan, Mīna/Matsyendra (fondateur de la branche Yoginī Kaula) subit un sort et est débauché par seize cents femmes dans la forêt du royaume de Kadalī, Kānha-pā est exilé vers un pays du nom de Ḍāhuka et Hāḍi-pā est transformé en un balayeur de basse caste. On le retrouve dans ce rôle dans les Vies des 84 mahāsiddha. Mayanā sait que seule une initiation de Hāḍi-pā pourra sauver Gopīcandra, qui a du mal à abandonner son royaume, pour se mettre au service d’un balayeur, et fait passer sa mère sorcière par une série d’épreuves terribles,[9] autour des thèmes chamanistes/alchimistes classiques de démembrement et de restauration[10]. Je mentionne ici ces éléments des chants, car ils rappellent certaines histoires des Vies des quatre-vingt mahāsiddha et notamment celles concernant le roi Indrabhūti d'Oḍḍiyāna, sa sœur Lakṣmīṅkārā et le balayeur Hāḍipa/Jālandhara. Dans le bouddhisme tibétain, le roi Indrabhūti d’Oḍḍiyāna est considéré comme étant à l’origine du Guhyasamāja.

Le premier but de la méthode du Yoga est le contrôle des énergies vitales (prāṇa). Et le haṭha yoga, est leur réintégration par la force, en maîtrisant le corps et les énergies vitales. Le Gorakṣa samhitā explique que le mot haṭha (force) est constitué de deux syllabes, Ha, qui représente le soleil, et Ṭha, qui représente la lune. Le macrocosme correspondant au microcosme, ces deux principes cosmiques que sont le soleil et la lune, se retrouvent à la fois dans le corps grossier et le corps subtil. Dans le corps subtil des nāths, le soleil est le canal de droite, Pingalā, et la lune celui de gauche Idā. Et dans le corps grossier, la lune correspond à l’énergie respiratoire (froide, prāṇa) et le soleil à l’énergie digestive (chaude, apāna). Ces énergies sont maîtrisées à travers les huit, sept ou six degrés progressifs du haṭha yoga, en fonction du système spécifique.

On retrouve ces notions et éléments haṭhayoguiques dans le bouddhisme tibétain tel qu’il s’est constitué au Tibet, à travers les siècles. Le plus clairement dans les yogas et les pratiques attribués à Nāropa et Padmasambhava, à savoir les six yogas de Naropa et le cycle des six Bardos de Karma Lingpa (XIVème siècle). Ces pratiques ont pour but de re-compléter (restaurer la complétude) une expérience fragmentée (démembrée). Chez les nāth, l’accent est mis sur le corps, comme contenant du corps subtil (sūkṣma), et elles prennent la forme du kāya-sādhana, la perfection du corps immortel, à l’aide de la Grande gnose (mahājñāna), qui se réfère dans ce cas à une science occulte, plutôt qu’à la gnose de l’Elément (dhātu) comme dans la mahāmudrā.

On ne trouve pas de rois du noms de Māṇikacandra et de Gopīcandra dans l’histoire de la dynastie des Candra[11] du Bengale, qui avait régné entre 900 et 1050. Mais c’est apparemment à l’époque des Candra que les hagiographes veulent situer le déroulement des événements de leurs protagonistes, bien que les hagiographies qui les mettent en scène soient apparues plus tard.

Comme mentionné ci-dessus, les éléments haṭhayoguiques apparaissent alors dans le bouddhisme tibétain. Par exemple dans le cycle attribué à Karma Lingpa, qui au début de son texte rend hommage au Seigneur primordial (sct. ādināth tib. dang po’i mgon po)[12]. Il explique dans la partie qui concerne le bardo du devenir, comment au moment de la conception, la « bodhicitta » lunaire du père et le sang solaire de la mère fusionnent, ce qui produit de la félicité, et la « conscience » porteur de « karma » de l’être à naître s’associe avec eux, produisant ainsi l’embryon. Dans le corps, qui est représenté comme un modèle microcosmique de l’univers, la « bodhicitta » (blanche) du père reste présente telle quelle dans la partie haute du corps, et le sang de la mère (rouge) dans le bas du corps, au-dessous du nombril. Au niveau du corps subtil, le rayonnement de la bodhicitta blanche et froide produit le canal blanc descendant, et celui du sang rouge et chaud de la mère le canal rouge ascendant.[13] Au milieu des deux se tient le « canal » de la « conscience », qui est par nature Lumière de connaissance. On retrouve par ailleurs le schéma des trois guṇa dans la représentation schématique du corps subtil.

Or, au moment de la mort, le processus inverse est imaginé dans le cycle de Karma Lingpa. Le sang de la mère remonte et la bodhicitta du père descend et se rencontrent au niveau du Cœur. Leur rencontre, tout comme au moment de la conception, suscite la joie naturelle (sahajānanda), et la « conscience » est éjectée et entre dans un état d’inconscience. La respiration interne s’interrompt.[14] Karma Lingpa explique que c’est pour ce moment crucial, que l’adepte tantrique s’est entraîné durant toute sa vie. Car celui qui s’est entraîné dans l’apparition des quatre joies, telle qu’elle est enseignée par le chemin des expédients (upāyamārga), et qui a été introduit à la joie naturelle (sahajānanda) au cours de la troisième consécration, saura la reconnaître quand elle se produit naturellement, au moment de la mort. Et celui qui la reconnaîtra à ce moment crucial, sera aussitôt transposé dans les vastes sphères supérieures (tib. yar gyi zang thal).

Tous les exercices expliqués dans ce texte de Karma Lingpa ont pour but de se préparer pour ce moment crucial, ou le cas échéant, pour les moments (bardo) qui le suivent, car tout n’est pas tout à fait perdu si on ratait cette occasion en or. La troisième consécration prépare donc à l’identification de la joie naturelle. Il se trouve qu’un processus similaire à celui qui se produit au moment de la mort a lieu au moment de l’orgasme. On peut donc s’entraîner à identifier l’instant de la joie naturelle, et à se familiariser avec elle en pratiquant avec une parèdre (sct. karmamudrā). C’est à cause de cette préparation au moment crucial de la mort, avec sa bifurcation Eveil ou renaissance, que Karma Lingpa et d’autres (y compris encore maintenant) proclament le chemin des mantras ésotériques plus profond et rapide que les autres.[15] Le même raisonnement s’applique par ailleurs au chemin des expédients (upāyamārga) des autres écoles.

Il ne s’agit pas d’interpréter cela à un niveau théologique, philosophique ou psychologique. Symbolique ? Non, car se serait « dangereux ». Il s’agit de prendre cela au premier degré, au sens définitif (sct. nītārtha). Il en va de votre non-survie ! Cet objectif du bouddhisme tibétain rejoint exactement celui du kāyasādhana des nāths. Ses méthodes s’appuient sur une vision du monde qui date. Elles semblent indissociables de la croyance en une réincarnation de type « linéaire » : individu A meurt et renaît comme individu B, « ni le même, ni un autre », comme on dit. Elles s’appuient sur une connaissance du monde, du corps grossier et subtil, qui emprunte beaucoup à la mythologie et la théologie. Est-ce que celle-ci est toujours compatible avec ce que nous savons maintenant du monde, du corps grossier et subtil ? Et surtout, elles accordent un niveau de réalité à toutes ces choses qui semble en contradiction avec l’approche de la vacuité et du non-engagement mental (sct. amanasikāra) qui évitent les extrêmes.

Ce n’est pas une question d’autres temps autres mœurs. Avant cette montée en puissance des chemins des expédients au Tibet, d’ailleurs apparus en même temps que ceux du kāyasādhana des nāths, c’étaient la sahaja-mahāmudrā et le dzogchen radical qui étaient hot ! La Sahaja-mahāmudrā qu’un Gampopa enseigna en dehors du cadre du chemin des expédients et qu’il considéra comme un chemin de connaissance. Ces approches furent déclassées par la suite, car elles ne prépareraient pas suffisamment les adeptes au « moment crucial », où tout se jouerait, comme si la vie qui la précédait était accessoire… La raison de la « crucialité » de ce moment, tient-elle toujours ? Sans doute pour ceux qui croient en une réincarnation pure et dure, et pour qui tout le reste semble subordonné à elle.

Il me semble, et je suis en bonne compagnie (Karmapa XVI), que la voie de la connaissance proposée par Gampopa et d’autres, reste parfaitement adaptée à notre époque, et a pour avantage de ne pas être subordonnée à une croyance. C’est la « connaissance » qui constitue la voie, pas une méthode qui s’inscrit dans une époque, une mythologie, une culture, des croyances, … Comme la sahaja-mahāmudrā est une approche naturelle, et de connaissance, elle se prête davantage à la liberté (...et à l’égalité) que le chemin des expédients qui passe par l’effort et se leste d’objectifs, de degrés de progression et d’une hiérarchie.


***

[1] bka' babs bdun ldan gyi brgyud pa'i rnam thar ngo mtshar rmad du byung ba rin po che'i khungs lta bu'i gtam

[2] Il s’agit sans doute des 12 yoguis fondateurs des Kāpālika, parmi lesquels figurent Jālandhara/Hāḍipa, lui-même élève de Gorakṣa. Dowman, p. 249

[3] The Seven Instruction Lineages (Paperback) by Jonang Taranatha, traduit par David Templeman, Library of Tibetan Works & Archives, p. 75. Réf. TBRC W22276-2306-7-163. 117. grub chen gau ra+kSha’i man ngag rnams kyi bka’ babs yin te/ de yang sde tshan bcu gnyis kyi dzo gi rnams na re/ mA Ni pas lha dbang phyug chen po la brten te/ thun mong kyi dngos grub thob/ de la gau ra+kShas rlung gi gdams ngag zhus te bsgoms pas/ phyag rgya chen po’i ye shes rang byung du skyes pa yin zhes zer ba sogs khungs med kyi gtam sna tshogs yod kyang*/ re zhig bzhag go/

[4] Masters of Mahāmudrā, Keith Dowman, Suny Press, p. 83

[5] La ceinturie de Gorakṣa, Tara Michaël

[6] Source datant du XVIème siècle, mais s’appuyant sur des sources plus anciennes White p. 92

[7] Les Gurkhā du Népal sont nommés ainsi d’après le nom de Gorakṣa. Tara Michaël.

[8] White, p. 295

[9] White, p. 296-297

[10] David White mentionne une série d’opérations alchimiques correspondant aux allégories alchimiques que l’on retrouve dans ces histoires, à savoir mardana, bandhana, sampuṭa, sāraṇa, utthāpana et māraṇa. p. 299

[11] Traillokyachandra (900–930), Srichandra (930–975), Kalyanachandra (975–1000), Ladahachandra (1000–1020), Govindachandra (1020–1050).

[12] ༁ྃ༔ དང་པོའི་མགོན་པོ་སྐྱེ་མེད་ཀུན་ཏུ་བཟང༔ དེ་རྩལ་འགགས་མེད་ལོངས་སྐུ་ཞི་ཁྲོའི་ལྷ༔ སྣ་ཚོགས་ཤར་གྲོལ་སྤྲུལ་སྐུ་མཐའ་ཡས་འཕྲོ༔ ཞི་ཁྲོ་སྐུ་གསུམ་ལྷ་ལ་ཕྱག་འཚལ་ལོ༔

[13] L’air chaud monte, l’air froid descend.

[14] ma las thob pa'i rakta gyen du% pha las thob pa'i byang sems% byang sems dkar dmar dkar lam 'byung % spyi bo nas thur du bab ste% dmar lam gyi snang ba shar ba'i% rjes su snying khar 'phrad de% lhan cig skyes pa'i dga' ba tshad% med pa zhig skyes pa dang% mnyam du rnam shes stor nas% brgyal log gis 'gro ba'i dus su nang dbugs chad pas%

[15] gsang sngags gzhan las zab cing lam myur ba'i phyir%

vendredi 7 février 2014

La liberté à l'état pur



Un des textes principaux de la mouvance nāth est le Guide des principes des Siddha (Siddhasiddhānta-paddhati[1]) attribué à Gorak(ṣ)nāth et qui daterait du 12-14ème siècle. Cette œuvre se divise en 6 chapitres (upadeśa)

1) Origine du corps (piṇḍa),
2) Présentation du corps,
3) Connaissance du corps (microcosme/macrocosme),
4) Fondation du corps (śakti=piṇḍadhāra),
5) Union du corps (piṇḍa) et de la réalité suprême (parampada),
6) Caractéristiques du yogi avadhūta (=siddha).

Les premiers chapitres exposent la nature du corps, sa maîtrise et ses liens avec la réalité suprême. Le dernier chapitre explique la nature de l’avadhūta qui a atteint la perfection de la voie des nāths (et de toutes les autres) et qui en cette qualité est habilitée à instruire des disciples. Il est alors un sadguru (T. dam pa’i bla ma).

L’avadhūta est celui « qui a rejeté loin de lui toutes les transformations [T. ‘gyur ba] issues de Prakṛti[2] ». Le chapitre expose les caractéristiques et les attributs d’un avadhūta itinerant, mais en les « intériorisant ». Par exemple :
« Celui pour qui tient lieu de tonsure le fait qu’il a coupé les vagues de liens qui enserrent l’être humain et sont sources de souffrance, celui qui est ainsi entièrement libéré de tous les états conditionnés et transitoires, celui-là est reconnu comme un avadhūta. »
Comme ces caractéristiques sont intérieures, elles ne sont pas visibles de l’extérieur. La réalisation d’un avadhūta n’est pas visible de l’extérieur. Les avadhūta sont des « yogi cachés » (T sbad pa’i rnal ‘byor). On peut les trouver dans toutes sortes de fonctions et situations de la vie, à l’instar des mahāsiddhas.
« En certains lieux il apparaît comme quelqu’un qui jouit de la vie, en d’autres lieux comme un yogin renonçant, en certains endroits on le voit nu comme un diable, ailleurs il apparaît comme un roi, ou encore comme un homme traditionnel se conformant strictement aux règles de conduite, mais c’est lui qu’on appelle avadhūta. Comme ce qui le distingue dans tous ces rôles variés, c’est une illumination perpétuelle, il réalise bien sa propre nature véritable, et il comprend pleinement tous les systèmes philosophiques, métaphysiques ou doctrinaux, sachant voir en chacun d’eux sa vérité intrinsèque. Celui qui est honoré du nom d’avadhūta, c’est lui le vrai guru (sadguru). Du fait qu’il sait percer à jour la nature essentielle de chacun de ces darśana et qu’il est capable de dégager les concordances et l’harmonie entre tous ces points de vue philosophiques, il est un avadhūta-yogin. »[3]
L’avadhūta connaît la saveur unique (samarasa T. ro gcig) de la réalité, qu’elle soit celle du Soi suprême ou celle de l’âme incarnée (jīvātman). Incarnée dans la matière/Nature/Prakṛti, mais pas captive de celle-ci, et se délectant de l’unité. La plénitude est la délectation de la saveur unique.
« L’unification de ces deux est la connaissance suprême, c’est pourquoi elle a été nommée mudrā. »[4]
Nous avons vu que les bouddhistes, quand ils intègrent des éléments d’autres courants religieux, ils en changent le nom ou y ajoutent des qualificatifs (vajra-, mahā-,…) ou des suffixes (-, -tva, …). Il se peut que l’origine « sūtrayanique » du mot « mahāmudrā » ait des liens avec l’idée exprimée dans le vers n° 30 du Guide des principes des Siddha.

Certaines sources hagiograpiques de Maitrīpa/Advayavajra racontent qu’avant sa conversion au bouddhisme par Nāropa, il était un ascète ekadaṇdin[5], porteur d’un seul bâton.
« On appelle « ascète porteur d’un seul bâton » (ekadaṇdin) celui par qui a été dompté cet esprit qui, bien qu’unique, prend toutes sortes de formes diverses, étant toujours instable et oscillant. »[6]
Mais un des messages de ce chapitre est que quelque soit la voie spécifique que l’on suive, adepte de Śiva, jain digambara, kāpālika, vishnouïte (vaiṣṇava), connaisseur de la śakti (śakti-jñānin),kaula, bouddhiste,… comme autant de liens que l’avadhūta aura « fait tomber en se secouant » (racine dhū-)
« Celui qui observe le voeu dont le but suprême est l’omniprésence infinie exempte de la division entre contenu et contenant, c’est lui qui observe des voeux sévères (mahāvrata). »[7]
Le chapitre se poursuit en dénonçant les erreurs de chaque voie spécifique, très similairement aux critiques émises par Advayavajra dans son Commentaire des distiques de Saraha.
« Ceux qui par contraction de la śakti et en pressant très fort le mūlādhara allument un feu intérieur et éveillent Kuṇḍalinī dans son propre lieu et la font monter dans la tête, la conduisent en Pūrṇagiri (dans le front) puis la laissent retomber de là, ils n’obtiennent qu’une connaissance partielle et ils sont bien éloignés de l’état suprême. »
Fait étrange, même les pratiques propres aux yogis nāths (chapitres précédents) sont critiquées, comme pour rappeler qu’il s’agit de moyens et pas d’une fin, tout comme les upāya bouddhistes.

Advayavajra avait commencé sa carrière spirituelle dans le sillage des nāths comme « porteur d’un seul bâton » avant d’être converti par Nāropa au bouddhisme vajrayana. Il vivra comme moine bouddhiste à Nālandā et à Vikramaśīla, de 18 ans à 50 ans, puis sa soif spirituelle le poussera à rendre ses vœux et à se mettre à la recherche de la réalisation ultime. C’est sa rencontre, réelle ou visionnaire, avec Śavaripa qui fera de lui un avadhūta (avadhūti-pa), qui transmettra son message naturaliste (sahajika), hors de, ou en complément de tout système. Message appelé plus tard « mahā-mudrā ».

L’existence de textes tel que l’Avadhūt-gīta (toujours dans la mouvance Nāth, ), est peut-être un signe que l’idéal de l’Avadhūta pouvait être enseigné en dehors des traditions et qu’il n’était pas limité à des traditions particulières. Ce texte daterait du 14ème au 18ème siècle.[8] J’ai déjà écrit au sujet d’une mystique « siddha » au-dessus de toutes les écoles. Ce n’est pas un hasard que le Chant de l’avadhūta est attribué à une figure comme Dattātreya, avatār de la trinité hindoue (trimūrti), qui dépasse tous les castes. Ce texte est quelquefois[9] considéré comme un dialogue entre Dattātreya et Goraknāth. Le message de base de ce texte sont la saveur unique (sama-rasya, samatā, samatva) et le spontané (sahaja). Son message et sa forme sont exactement ceux du genre de dohākoṣa (T. do ha mdzod), très populaire au Tibet et considéré comme canonique du système de la mahāmudrā.

Quelques exemples :

1.36 Certains cherchent la non-dualité, d’autres la dualité. Ils ne connaissent pas l’essentiel (tattvaṁ), qui reste égal (samaṁ) [à tout temps et partout], libre de toute dualité et non-dualité (dvaita-advaita-vivarjita).[10]

3.45 Ma nature n’est ni vide (śūnya) ni le non-vide. Elle n’est ni pure ni impure. Je ne suis ni forme ni sans forme. Je suis la réalité suprême qui a pour forme sa propre forme.[11]

3.46 Renonce à l’existence passionnée (saṁsāra) de toutes les façons. Renonce au renoncement de toutes les façons. La pureté dans le renoncement et le non-renoncement (tyāgātyāgaviṣaṁ) est immortelle, naturelle (sahaja) et immuable.[12]

5.19 Il n’est pas un état de liberté (mokṣa-padam) ou d’asservissement (bandha-padam), ni un état vertueux ou non-vertueux. Il n’est pas un état de perfection ou de destitution. Pourquoi toi, qui reste le même en tous les états, te lamenterais-tu ?[13]

6.12 Il n’y a pas de telles distinctions entre la Matière et l’Esprit (Prakṛti et Puruṣa). Il n’y a pas de différence entre cause et effet. S’il n’y a que la plénitude, une et indivisible, comment parler d’Esprit et de Matière ?[14]


***

[1] Texte sanskrit et introduction en anglais

[2] Note de Tara Michaël : « 1. Sarvān prakṛti-vikārān avidhūnoti : Il s’est dégagé par une secousse fondamentale, il s’est affranchi du joug, il est venu à bout de tous les effets de la Nature productrice, il s’est débarrassé définitivement de tout empêchement existentiel. »

[3] Tara Michaël, Guide des principes des Siddha, dans La Centurie de Goraksha, éd. Almora, p. 132-133

[4] La Centurie de Goraksha, p. 134

[5] Tridanḍin selon les uns (Pema Karpo), ekadanḍin selon les autres (manuscrit Sham sher, Sylvain Levi).

[6] La Centurie de Goraksha, p. 135

[7] La Centurie de Goraksha, p. 137

[8] Dattātreya, The immortal guru, yogin and avatāra, Antonio Rigopoulos, p. 195

[9] Dattātreya, The immortal guru, yogin and avatāra, Antonio Rigopoulos, p. 197

[10] AR "Some seek nonduality, others duality. They do not know the truth, which is the same (sama) [at all times and everywhere], devoid of both duality and nonduality" (dvaita-advaita-vivarjita).
advaitaṁ kecidicchanti dvaitamicchanti cāpare | samaṁ tattvaṁ na vindanti dvaitādvaitavivarjitam ||36||

[11] AR "I am neither of the nature of the void(śūnya) nor of the nature of the non-void. I am neither of pure nature nor of impure nature. I am neither form nor formless. I am the supreme reality of the form of its own nature."
na śūnyarūpaṁ na viśūnyarūpaṁ
na śuddharūpaṁ na viśuddharūpam |
rūpaṁ virūpaṁ na bhavāmi kiñcit
svarūparūpaṁ paramārthatattvam ||45||

[12] AR "Renounce the world in every way. Renounce renunciation in every way. Renounce the poison of renunciation and non-renunciation. The Self is pure, immortal, natural and immutable."
muñca muñca hi saṁsāraṁ tyāgaṁ muñca hi sarvathā | tyāgātyāgaviṣaṁ śuddhamamṛtaṁ sahajaṁ dhruvam ||46||

[13] AR "There is no state of liberation (mokṣa-padam), no state of bondage (bandha-padam), no state of virtue, no state of vice. There is no state of perfection, and no state of destitution. Why dost thou, who art the same in all, grieve in thy mind ?"
na hi mokśapadaṁ na hi bandhapadaṁ
na hi puṇyapadaṁ na hi pāpapadam |
na hi pūrṇapadaṁ na hi riktapadaṁ
kimu rodiṣi mānasi sarvasamam ||19||

[14] AR "No such distinctions exist as Prakṛti and Puruṣa. There is no difference between cause and effect. If there is only one indivsible, all comprehensive bliss, how can one speak of Puruṣa and non-Puruṣa ?"
prakṛtiḥ puruṣo na hi bheda iti
na hi kāraṇakāryavibheda iti |
yadi caikanirantarasarvaśivaṁ
puruṣāpuruṣaṁ ca kathaṁ vadati ||12||

jeudi 6 février 2014

Le soleil a rendez-vous avec la lune



Les nāths ou Goraknāthī sont une secte apparue au XIIème siècle probablement à partir de la mouvance siddha hétéroclite par l’intérêt porté sur l’immortalité du Corps (kāya-sādhana et rasāyana). Ils se désignent eux-même comme sampradāya (transmission), panth (voie, chemin, équivalent de mārga) ou paramparā (succession). Ils décrivent leur tradition comme celle des neuf nāth et des 84 siddha.[1] On pense que les nāth et leur « fondateur » Goraknāth sont à l’origine du haṭhayoga. Pour les nāths, leur transmission commence avec l’ādināth (T. dang po’i mgon po), le Seigneur primordial qui donna la transmission à Matsyendra-nāth, le premier humain à la recevoir.

Le nom haṭhayoga que l’on attribue à Goraknāth[2] et qui fait l’objet du Haṭha-yoga-pradīpikā de l’adepte Svātmārāma (XV-XVIème siècle), se composerait de ha- désignant la lune et de -ṭha désignant le soleil[3]. La lune représenterait les forces psychiques et le soleil la force vitale (prāṇa). Nous retrouvons toutes les les oppositions habituelles esprit-matière, ciel-terre, masculin-féminin. Le corps est la rencontre de ces deux forces et le haṭhayoga en donne une représentation schématique. Le corps est l’univers avec son ciel et sa terre.

Le « ciel » (sahasrāra, lotus à mille pétales) se trouve donc en haut, la « terre » (mūladhāra) en bas. Entre les deux un flot descendant et un flot ascendant. Immédiatement au-dessous du « ciel » est suspendue la lune. Dans le bouddhisme tantrique représentée par la syllabe Ha(ṁ) tournée vers le bas d’où s’écoule le soma/rasa/bodhicitta[4]. Sur la « terre » se trouve le soleil tourné vers le haut. Le nectar qui s’écoule de la lune descend et est dévoré par le soleil, ce qui cause le vieillissement du corps physique (piṇḍa). Le nectar est ce qui est consommé (upabhogya) et le feu/soleil est le consommateur (bhoktā). En d’autres termes, l’esprit est consommé par une matière qui le tient captif, jusqu’à l’épuisement des conditions. C'est d'ailleurs comme si la création se passe sens dessous-dessus, avec l'océan primordial (de gnose) accroché au ciel et s'écoulant vers le bas

Un autre texte attribué à Goraknāth, le Siddhasiddhānta-paddhati, le corps physique est le produit de cinq facteurs : karma (action), kāma (désir), candra (lune), sūrya (soleil) et agni (feu). Les deux premiers facteurs, l’action et le désir, et sont les conditions du corps physique et les trois derniers sont ce qui le constitue. Le soleil et le feu sont généralement considérés comme un, ce qui fait que nous retrouvons la lune (soma) et le soleil/feu (agni).

La lune et le soleil (l’esprit et la matière) peuvent être personnifiées/déifiées. La lune comme Śiva, Vajrasattva ou autre et le soleil comme sa puissance (śakti). La lune, qui contient le nectar de l’immortalité (amṛta) est la force créatrice tandis que le soleil est la force destructrice (kālāgni). Au niveau physiologique, la lune correspond d’ailleurs à la semence paternelle et le soleil au sang utérin maternel.

Quand ces forces vitales (esprit et matière) sont symboliquement représentées par des dieux, ceux-ci viennent évidemment avec toute leur mythologie[5] qui demande éventuellement à être réinterprétée dans un sens yoguique. Le corps est l’univers, qui est la création du dieu. Tant que le feu destructeur (kālāgni) reste dans les régions inférieures, la création se maintiendra. Mais quand ce feu remonte, la création "sublunaire" est dissoute (pralaya). Ce processus se déroule généralement hors du contrôle de la créature, mais le haṭhayogi cherche justement à le contrôler et à remonter à l’origine de la création (quelle que soit la nature de celle-ci). Il fait le chemin inverse du processus de la création et tente de réunir la lune et le soleil, Śiva et śakti, les bindus paternel et maternel, l’esprit et la nature, pour retrouver le repos primordial qui est leur union. Voilà l’idée générale qui a été déclinée en différentes méthodes, où l’on trouve des dosages différents d’ingrédients philosophiques, mythologiques, cosmogoniques, théologiques, physiologiques, yoquiques, alchimiques… Ce qu’elles partagent est l’idée que l’esprit peut être manipulé matériellement et physiologiquement par les sciences de la Māyā. En contrôlant le prāṇa, on contrôle l’esprit. La volonté d’induire des états méditatifs en utilisant des technologies modernes s’inscrit dans la même logique…et toujours dans l’opposition esprit-matière avec un brin de pensée magique.

On peut encore noter que la création-dissolution mythologique de l’univers/corps divin est traduit dans les tantras bouddhistes par les deux phases, de création et de dissolution (bskyed rim, rdzogs rim), qui se répètent sans cesse, tout comme les cycles de la mythologie indienne. Certains bouddhistes et non-bouddhistes en Inde et ailleurs ont pensé que puisque ces cycles se déroulent constamment et naturellement (quelque soit d’ailleurs leur réalité mythologique) pourquoi vouloir qu’il en soit autrement ? Plutôt que de s’investir tantôt dans la création (bskyed rim), tantôt dans la dissolution (rdzogs rim)[6], il se placent au-dessus des deux tout en englobant les deux (rdzogs pa chen po[7]). Il s’en suit une approche plutôt naturaliste (sahajika) que certains ont désignée par le néologisme « sahajayana ».

L’objectif des nāths serait la fixation du Spontané (S. sahaja-samādhi T. lhan cig skyes pa’i ting nge ‘dzin).[8] Celle-ci est définie comme « un état de parfait équilibre qui transcende toute notre connaissance perceptuelle avec ses attributs positifs et négatifs. »[9] L’origine des nāths est complexe : yoga, tantra, kaula, shivaïsme, bouddhisme, soufisme ? La nāthisme qui était déjà un syncrétisme a, à son tour, été mis à toutes les sauces. Ce qui semble acquis, c’est que la nāthisme a débuté comme une réforme (à partir de Goraknāth ?) qui se distancie des pratiques sexuelles kaula/tantriques et qui est plus misogyne.[10] C’est une voie plutôt monastique centré sur l’ascèse et l’effort (yoga). En même temps, on trouve aussi des tendances nāth, où le spontané (sahaja) est le centre de l’attention. Une autre fois…

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[1] Itinérance et vie monastique: les ascètes Nāth Yogīs en Inde contemporaine, Véronique Bouillier, p. 6. Il y a une liste de 84 siddhas dans le Varṇa-ratṇā-kara et le premier chapitre du Haṭha-yoga-pradīpikā donne une liste de yogi appelés « mahāsiddhas ».

[2] Swami Satyananda Saraswati explique que Matsyendra-nāth et Goraknāth, qu’il place d’ailleurs au VIème siècle environ, auraient sauvé cette science de son milieu tantrique d’origine (sahajayana et vajrayana) où elle était mal comprise et enseignée. Haṭha-yoga-pradīpikā Light on Yoga, p.3

[3] SSS p. 23. Souvent, on voit aussi son contraire : ha= soleil et ṭha=lune

[4] HYP yatkiṃchitsravate chandrādamṝtaṃ divya-rūpiṇaḥ | tatsarvaṃ ghrasate sūryastena piṇḍo jarāyutaḥ || 77 ||

[5] Il existe 7 niveaux infernaux (comme déjà chez Ishtar) et 7 niveaux célestes. Les 7 niveaux correspondent aux 7 planètes traditionnels.

[6] Ce que p.e. Maitrīpa et Longchenpa comparent à des enfants construisant et détruisant des châteaux de sable.

[7] P.e. Rongzompa Establishing appearances as divine, Heidi I. Köppl p. 26

[8] Akula-vīra-tantra attribué à Matsyendra-nāth. "In a remarkable verse (56), it is said that the path of the Kaula is of two types - the artificial (kritaka) and the sahaja (spontaneous). The real or Sahaja is that in which Samarasa resides. kaulamaarge dvayo santi kR^takaa sahajaa tathaa .  kuNDali kR^takaa GYeyaa sahajaa samarasa sthitaa .. 56.

[9] Obscure Religious Cults, S. Dasgupta, p. 196 « a state of perfect equilibrium, which transceds all our perceptual knowledge with positive and negative attributes. »

[10] On considère que l’Avadhūta-gīta est un texte nāth. Mokashi-Punekar (Avadhoota Gītā) pense que le 8ème chapitre est un ajout ultérieur par des nāths de tendance brahmaniste.

mercredi 9 novembre 2011

La domestication de l’alchimie génétique



Dans le modèle monastique du bouddhisme, où des moines célibataires suivant le vinaya étaient soutenus par une communauté de laïcs qui leur faisaient de dons, afin d’accumuler mérite et bon karma en vue d’une meilleure existence, les siddhas bouddhistes faisaient irruption avec leurs rituels riches en images sexuelles, de champs de crémation et de dieux-démons. De nombreuses légendes racontent comment des moines, y compris des pandits, quittent le monastère et abandonnent leurs vœux pour vivre dans une communauté de siddhas. Ces nouveaux rituels étaient incorporés dans les consécrations (S. abhiṣeka) existantes et leurs pratiques associées, mais devaient pour cela être « domestiqués » et encadrés dans l’appareil théorique qui était celui du mahāyāna.

Ces nouveaux rituels étaient apparus dans le melting-pot des siddhas, où un rôle majeur était joué par  Macchanda ou Matsyendra. Les rituels n’étaient pas seulement choquants pour les bouddhistes, mais également dans les milieux shivaïtes, où ils ont aussi fait l’objet d’une domestication et d’un recadrage doctrinaire. D’abord par Abhinavagupta et puis plus radicalement par les Nāths. Il existe une légende très significative à cet égard, où Gorakṣa/Gorakhnāth doit aller sauver son guru Matsyendra. David Gordon White observe qu’il a facilement trois cent ans de différence entre les périodes des deux antagonistes, mais c’est l’idée générale de la légende qui compte (The Alchemical Body). Or, Matsyendra vie quelque part dans une forêt de plantains à Kāmarūpa (Assam), parmi des femmes yoginī qui l’ont piégés et c’est Gorakhnāth qui va lui sortir de là. Il rappellera à son maître les bons principes d’un yogi nāth (plutôt misogyne), que Matsyendra n’était pas bien qu’il fut un des inspirateurs de ce mouvement. Plusieurs réformes étaient passées par là.


En fait, le système Kaula de Matsyendra était déjà une réforme de plusieurs tantras kula, regroupant les siddha kula et les yoginī kula. Le texte Kaulajnānanirṇayaḥ[1] ( identifiant : muktabodha MDP : indology) (ci-après KJN) qui lui est attribué, est situé par White au 9ème-10ème siècle[2]. Matsyendranātha est aussi reconnu dans les sources du culte de Kubjikā (transmission occidentale ou paścimāmnāya) sur lequel il avait aussi laissé son empreinte. « Kaula » est l’adjectif de « kula » (T. rigs G. génos), qui signifie au départ « famille, clan », et par extension « l’essence Génétique », dans ce cas celle de Śiva (et c’est seulement à travers la Déesse que l’on aura accès à elle).

Les rituels kaula se distinguent des autres tantras par l’utilisation de rites sexuels entre hommes (siddhas) et yoginīs, (au départ des êtres surnaturels, par la suite des filles ou femmes spécifiques) et l’échange et l’offrande du mélange de fluides sexuels, dans ce cadre l’essence de la vie divine. Dans la généalogie du système Kaula, c'étaient les déesses sauvages, portant le nom de "yoginī" qui, attirées par l'offrande du mélange des fluides, accordaient des pouvoirs surnaturels (S. siddhi) et entreraient la conscience du tantrika en le transformant en un dieu vivant sur terre.[3] Il faut préciser ici, qu’ultérieurement, suite aux différentes réformes, ce n’étaient plus les substances, mais l’expérience de félicité avec ou sans partenaire, réelle ou imaginée, qui donnait accès à la délivrance. L’échange était remplacé par des séries de visualisations, le nectar n’étant plus un fluide mais de la lumière.

Quand les pratiques kula était intégrée dans les tantras comme le Kubjika Tantra ou Kubjikamata (9-10ème s.) de la tradition Kaula occidentale (White, chapitre 7, la place autour de l’an 900), les femmes "Kaula" pouvaient être des femmes de toute âge, y comprises des prostituées. Les filles entre cinq et douze ans sont considérées comme des Kumārī et celles entre "dix et seize ans devront être considérées comme des déesses." [Banerjee, S. C. A Brief History of Tantra Literature. Calcutta, 1988. p.222], d’où sans doute la critique de Bhaṭṭa Jayanta citée dans un autre bilet.

Ce type de pratique était aussi en vigueur chez les tantrikas bouddhistes. Le Hevajra Tantra, bouddhiste, spécifie que la femme-de-Science (S. vidyā) doit de préférence être d'origine divine (S. divyā) ou sinon (S. athavā) n'importe quelle fille de seize ans ferait l'affaire...[4] . La mudrā est ensuite "contentée" (S. tuṣṭa T. mnyes) jusqu’au flot des fluides sexuels (S. naranāsāyāḥ T. sprad rtsi ou ga pur = camphre) qui sont ingérés (S. pāna T. btung). Le rituel décrit rend le yogi "le pareil de tous les bouddhas" et "fait trouver la Mahāmudrā".[5]

Le chapitre 9 du KJN explique la transmission de l’essence suprême du mahākaula à travers une série de dvinités féminines, sous la promesse que celui qui reçoit la gnose (S. jñāna) obtiendra des jouissances (S. bhukti), la libération (S. mukti), les pouvoirs surnaturels (S. siddhi) ainsi que l'affection des Yoginī.[6]
« Sans ce nectar, Ô Déesse, comment l’immortalité est-elle possible ? Écoute ! le nectar est la véritable sève « Génétique » (S. kaulasadbhāva), qui est née du triangle de l’amour (S. kāmakalā). »
Dans le nord, au Cachemire, où les pratiques plus licencieuses étaient interdites, est apparu le « Kramasadbhāva » (litt. La sève par séquences), traduit par David Dubois en « Tantra qui révèle le vrai sens de la danse de Kâlî». D’autre part, Abinavagupta avait reformé les pratiques kaula en un ensemble de rites secrets (S. kula prakrīya) destinés à un cercle d’initiés, avec un transfert d’actes concrets vers la connaissance. La déesse centrale dans ce système était Kālī. Suite aux réformes et en dernière analyse on peut dire avec Lilian Silburn que "Kula est le mystère au-delà de l'état quiescent et de l'état émergent."[7] La même chose vaut pour la Mahāmudrā, qui a des origines siddha. Les deux traditions ont subi un développement comparable.

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[1] Manuscrit daté du milieu 11ème siècle, Nepal National Archives
[2] (White, 2003), p. 23
[3] The Alchemical Body, p.4 citant Alexis Sanderson, "Purity and power among the Brahmins of Kashmir"
[4] The Concealed Essence of the hevajra Tantra, G.W. Farrow et I. Menon, p. 120
[5] The Concealed Essence of the hevajra Tantra, G.W. Farrow et I. Menon, p. 291. Extrait du commentaire rgyud kyi rgyal po dpal kye'i rdo rje'i 'grel bshad kha sbyor shin tu dri ma med pa (toh: 1184) :  “dngos grub rgyas pa thob pa ste// sangs rgyas kun dang mnyam par 'gyur// phyag rgya chen po'i dngos grub thob par 'gyur ro//”
[6] (White, 2003), p. 164. ityantaryajanaṃ proktaṃ bhuktimuktipradāyakam |
raktapadmasahasrāṇi manasā yaḥ prayacchati || 55 ||
[7] Kundalini Silburn, p220