jeudi 6 février 2014

Le soleil a rendez-vous avec la lune



Les nāths ou Goraknāthī sont une secte apparue au XIIème siècle probablement à partir de la mouvance siddha hétéroclite par l’intérêt porté sur l’immortalité du Corps (kāya-sādhana et rasāyana). Ils se désignent eux-même comme sampradāya (transmission), panth (voie, chemin, équivalent de mārga) ou paramparā (succession). Ils décrivent leur tradition comme celle des neuf nāth et des 84 siddha.[1] On pense que les nāth et leur « fondateur » Goraknāth sont à l’origine du haṭhayoga. Pour les nāths, leur transmission commence avec l’ādināth (T. dang po’i mgon po), le Seigneur primordial qui donna la transmission à Matsyendra-nāth, le premier humain à la recevoir.

Le nom haṭhayoga que l’on attribue à Goraknāth[2] et qui fait l’objet du Haṭha-yoga-pradīpikā de l’adepte Svātmārāma (XV-XVIème siècle), se composerait de ha- désignant la lune et de -ṭha désignant le soleil[3]. La lune représenterait les forces psychiques et le soleil la force vitale (prāṇa). Nous retrouvons toutes les les oppositions habituelles esprit-matière, ciel-terre, masculin-féminin. Le corps est la rencontre de ces deux forces et le haṭhayoga en donne une représentation schématique. Le corps est l’univers avec son ciel et sa terre.

Le « ciel » (sahasrāra, lotus à mille pétales) se trouve donc en haut, la « terre » (mūladhāra) en bas. Entre les deux un flot descendant et un flot ascendant. Immédiatement au-dessous du « ciel » est suspendue la lune. Dans le bouddhisme tantrique représentée par la syllabe Ha(ṁ) tournée vers le bas d’où s’écoule le soma/rasa/bodhicitta[4]. Sur la « terre » se trouve le soleil tourné vers le haut. Le nectar qui s’écoule de la lune descend et est dévoré par le soleil, ce qui cause le vieillissement du corps physique (piṇḍa). Le nectar est ce qui est consommé (upabhogya) et le feu/soleil est le consommateur (bhoktā). En d’autres termes, l’esprit est consommé par une matière qui le tient captif, jusqu’à l’épuisement des conditions. C'est d'ailleurs comme si la création se passe sens dessous-dessus, avec l'océan primordial (de gnose) accroché au ciel et s'écoulant vers le bas

Un autre texte attribué à Goraknāth, le Siddhasiddhānta-paddhati, le corps physique est le produit de cinq facteurs : karma (action), kāma (désir), candra (lune), sūrya (soleil) et agni (feu). Les deux premiers facteurs, l’action et le désir, et sont les conditions du corps physique et les trois derniers sont ce qui le constitue. Le soleil et le feu sont généralement considérés comme un, ce qui fait que nous retrouvons la lune (soma) et le soleil/feu (agni).

La lune et le soleil (l’esprit et la matière) peuvent être personnifiées/déifiées. La lune comme Śiva, Vajrasattva ou autre et le soleil comme sa puissance (śakti). La lune, qui contient le nectar de l’immortalité (amṛta) est la force créatrice tandis que le soleil est la force destructrice (kālāgni). Au niveau physiologique, la lune correspond d’ailleurs à la semence paternelle et le soleil au sang utérin maternel.

Quand ces forces vitales (esprit et matière) sont symboliquement représentées par des dieux, ceux-ci viennent évidemment avec toute leur mythologie[5] qui demande éventuellement à être réinterprétée dans un sens yoguique. Le corps est l’univers, qui est la création du dieu. Tant que le feu destructeur (kālāgni) reste dans les régions inférieures, la création se maintiendra. Mais quand ce feu remonte, la création "sublunaire" est dissoute (pralaya). Ce processus se déroule généralement hors du contrôle de la créature, mais le haṭhayogi cherche justement à le contrôler et à remonter à l’origine de la création (quelle que soit la nature de celle-ci). Il fait le chemin inverse du processus de la création et tente de réunir la lune et le soleil, Śiva et śakti, les bindus paternel et maternel, l’esprit et la nature, pour retrouver le repos primordial qui est leur union. Voilà l’idée générale qui a été déclinée en différentes méthodes, où l’on trouve des dosages différents d’ingrédients philosophiques, mythologiques, cosmogoniques, théologiques, physiologiques, yoquiques, alchimiques… Ce qu’elles partagent est l’idée que l’esprit peut être manipulé matériellement et physiologiquement par les sciences de la Māyā. En contrôlant le prāṇa, on contrôle l’esprit. La volonté d’induire des états méditatifs en utilisant des technologies modernes s’inscrit dans la même logique…et toujours dans l’opposition esprit-matière avec un brin de pensée magique.

On peut encore noter que la création-dissolution mythologique de l’univers/corps divin est traduit dans les tantras bouddhistes par les deux phases, de création et de dissolution (bskyed rim, rdzogs rim), qui se répètent sans cesse, tout comme les cycles de la mythologie indienne. Certains bouddhistes et non-bouddhistes en Inde et ailleurs ont pensé que puisque ces cycles se déroulent constamment et naturellement (quelque soit d’ailleurs leur réalité mythologique) pourquoi vouloir qu’il en soit autrement ? Plutôt que de s’investir tantôt dans la création (bskyed rim), tantôt dans la dissolution (rdzogs rim)[6], il se placent au-dessus des deux tout en englobant les deux (rdzogs pa chen po[7]). Il s’en suit une approche plutôt naturaliste (sahajika) que certains ont désignée par le néologisme « sahajayana ».

L’objectif des nāths serait la fixation du Spontané (S. sahaja-samādhi T. lhan cig skyes pa’i ting nge ‘dzin).[8] Celle-ci est définie comme « un état de parfait équilibre qui transcende toute notre connaissance perceptuelle avec ses attributs positifs et négatifs. »[9] L’origine des nāths est complexe : yoga, tantra, kaula, shivaïsme, bouddhisme, soufisme ? La nāthisme qui était déjà un syncrétisme a, à son tour, été mis à toutes les sauces. Ce qui semble acquis, c’est que la nāthisme a débuté comme une réforme (à partir de Goraknāth ?) qui se distancie des pratiques sexuelles kaula/tantriques et qui est plus misogyne.[10] C’est une voie plutôt monastique centré sur l’ascèse et l’effort (yoga). En même temps, on trouve aussi des tendances nāth, où le spontané (sahaja) est le centre de l’attention. Une autre fois…

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[1] Itinérance et vie monastique: les ascètes Nāth Yogīs en Inde contemporaine, Véronique Bouillier, p. 6. Il y a une liste de 84 siddhas dans le Varṇa-ratṇā-kara et le premier chapitre du Haṭha-yoga-pradīpikā donne une liste de yogi appelés « mahāsiddhas ».

[2] Swami Satyananda Saraswati explique que Matsyendra-nāth et Goraknāth, qu’il place d’ailleurs au VIème siècle environ, auraient sauvé cette science de son milieu tantrique d’origine (sahajayana et vajrayana) où elle était mal comprise et enseignée. Haṭha-yoga-pradīpikā Light on Yoga, p.3

[3] SSS p. 23. Souvent, on voit aussi son contraire : ha= soleil et ṭha=lune

[4] HYP yatkiṃchitsravate chandrādamṝtaṃ divya-rūpiṇaḥ | tatsarvaṃ ghrasate sūryastena piṇḍo jarāyutaḥ || 77 ||

[5] Il existe 7 niveaux infernaux (comme déjà chez Ishtar) et 7 niveaux célestes. Les 7 niveaux correspondent aux 7 planètes traditionnels.

[6] Ce que p.e. Maitrīpa et Longchenpa comparent à des enfants construisant et détruisant des châteaux de sable.

[7] P.e. Rongzompa Establishing appearances as divine, Heidi I. Köppl p. 26

[8] Akula-vīra-tantra attribué à Matsyendra-nāth. "In a remarkable verse (56), it is said that the path of the Kaula is of two types - the artificial (kritaka) and the sahaja (spontaneous). The real or Sahaja is that in which Samarasa resides. kaulamaarge dvayo santi kR^takaa sahajaa tathaa .  kuNDali kR^takaa GYeyaa sahajaa samarasa sthitaa .. 56.

[9] Obscure Religious Cults, S. Dasgupta, p. 196 « a state of perfect equilibrium, which transceds all our perceptual knowledge with positive and negative attributes. »

[10] On considère que l’Avadhūta-gīta est un texte nāth. Mokashi-Punekar (Avadhoota Gītā) pense que le 8ème chapitre est un ajout ultérieur par des nāths de tendance brahmaniste.

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