vendredi 14 février 2014

Étapes et transformations



Voici le début de la troisième section des Yoga sūtras de Patañjali. Je m’appuie sur Light on the Yoga Sūtras of Patañjali de BKS Iyengar.

III. Vibhūti pāda[1]

1. deśa bandhaḥ cittasya dhāraṇa
Fixer la pensée sur un point (S. deśa T. yul) est la fixation (S. dhāraṇa T. ‘dzin pa)

2. tatra pratyaya ekatānatā dhyānam
Un flot constant d’attention dirigé vers un seul point (S. ekatānatā T. rtse gcig tu) est la concentration (S. dhyāna T. bsam gtan)

3. tadeva arthamātranirbhāsaṁ svarūpaśūnyam iva samādhiḥ
Quand l’objet de celle-ci se manifeste seul comme si la forme propre (S. svarūpa T. rang gzugs) était vide c’est l’absorption (S. samādhi T. ting nge’dzin)

4. trayam ekatra saṃyamaḥ
Ces trois ensemble constituent le maintien (T. yang dag par bsdoms)[2]

5. tajjayāt prajñālokaḥ
La maîtrise de celui-ci [saṃyama] conduit à la connaissance lucide (S. prajñā T. shes rab)

6. tasya bhūmiṣu viniyogaḥ
Le maintien (saṃyama) [des trois] peut être appliqué dans plusieurs domaines (S. bhūmi T. sa)

7. trayam antaraṅgaṁ pūrvebhyaḥ
Ces trois sont plus intérieures que les branches (S. aṅga T. yan lag) précédentes[3]

8. tadapi bahiraṅgam nirbījasya
Mais ces [trois] sont [toujours] plus extérieures que le sans-germe[4] (S. nirbījasya T. sa bon med pa)

L’objectif de Patañjali et le Yoga est de réintégrer la prakṛti dans le puruṣa, la nature dans l’Esprit. Il procède par un retrait ou un retour progressif de la nature. Le principe de la méthode bouddhiste est le même. Les cinq premières branches des Yoga sūtra expliquent le contrôle extérieur, les trois suivantes le contrôle intérieur. Il faut encore dépasser le contrôle, pour atteindre le sans-germe. L’attention en un seul point se transforme en attention « pure ».

Les trois dernières branches opèrent trois transformations[5] au niveau de l’esprit (puruṣa) qui correspondent à trois transformations[6] de la nature (prakṛti). La connaissance de ces transformations est la connaissance lucide (prajñā). Comme le suggère III.6, la réintégration du puruṣa n’est pas forcément définitive et la connaissance lucide permet d’utiliser les transformations (dharma, lakṣaṇa et avasthā) à bon escient. Ces transformations sont autant de stades différents de la purification ou du « raffinage » de la pensée (citta). Ces stades sont appelés « samāpatti »[7] chez Patañjali. BKS Iyengar observe qu’il faut distinguer entre Yoga, samādhi et samāpatti. Le Yoga est l’utilisation des moyens pour atteindre l’absorption (samādhi). Le samāpatti est l’état équilibré de l’adepte qui a atteint l’absorption, et qui, l’ayant atteinte, « irradie son propre état ».[8] L’équilibre (samā-) semble être entre l’absorption et la transformation spécifique. Selon Iyengar, le but est le samāpatti, le yoga et l’absorption sont sa pratique. Il y a un retour de l’absorption, de l’union.

Dans le bouddhisme nikāya, on retrouve aussi les samāpatti au sortir du plan sensible, à savoir « les quatre dhyāna de la forme subtile, les quatre dhyāna du sans-forme[9], et l’obtention de l’Extinction (nirodha-samāpatti) ». De ce point de vue, l’observation suivante de BKS Iyengar est intéressante :
« Certains commentaires interprètent le nirodha pariṇāma, la première transformation, comme la asaṁprajñāta-samādhi (ou manolaya[10]), du fait qu’elle implique la suppression de la conscience individuelle « je ». Ils prétendent qu’il devrait figurer en dernier et que l’ordre des sūtras devrait être inversé en conséquence : III.12, III.11 et pour finir III.9. »[11]
L’Extinction est une sortie du monde et pour le bouddhisme nikāya, le dernier stade. Mais Patañjali semble suggérer un retour, tout comme le bouddhisme mahāyāna d’ailleurs. Acquérir toute cette science yoguique pour ensuite sortir du monde serait dommage. Le samāpatti (T. mnyam bzhag) est alors en quelque sorte une absorption (samādhi) engagée ou active. L’alliance des deux gnoses[12] d’un Éveillé, une tournée vers l’intérieur, l’autre vers l’extérieur. Rappelons aussi qu’ācārya Bodhibhadra expliquait la différence entre "observation" (T. dmigs pa) et "recueillement" (T. thob pa). "śamatha est un objectif ou une observation (T. dmigs pa) si l'attention est tournée vers l'extérieur et un recueillement (T. thob pa) si l'attention est tournée vers l'intérieur.

Les samāpatti des Prajñāpāramitā sont alors véritablement des samāpatti. Pour un exemple, voir la description très détaillée dans L’enseignement d’Akṣayamati (S. Akṣayamati-nirdeśa-sūtra T. blo gros mi zad pas bstan pa'i mdo), traduit en français par Georges Driessens dans La Perfection de sagesse (p. 252 et suiv.). Dans ce texte, nous voyons ce terme apparaître sous différentes formes. Actives : snyoms par ‘jug pa (au présent et au futur), snyoms par zhugs pa (au passé), ou quand le samāpatti est atteint, mnyam par gzhag pa. Le saṃapatti, qui est l’absorption engagée, tournée vers le monde et les êtres, se fixant des objectifs (T. dmigs), n’est alors autre que la pensée éveillée (bodhicitta).

Pour finir, une variante de samāpatti en Chine, bien que l’auteur, Buddhatrāta, soit originaire de Kâpîssâ[13] (visité par Hiuen Tsang en 644).Il serait l’auteur du Sūtra de l’éveil parfait (Yuanjue jing 圓覺經), reconnu comme un apocryphe, composé en Chine au VIIIème siècle environ. Dans le chapitre sept, intitulé Bodhisattva aux pouvoirs et à la vertu sans limites, le Bouddha explique les expédients (upāya), au nombre de trois, qui conduisent au parfait éveil. A savoir, le repos mental (śamatha), le recueillement (samāpatti) et la concentration (dhyāna). Dans la tradition tibétaine, nous rencontrons plutôt la combinaison repos mental (śamatha), discernement (vipaśyanā) et l’union des deux (śamatha-vipaśyanā-yugganadha T. zhi gnas dans lhag mthong gi zung ‘brel).

Quiétude (śamatha T. zhi gnas)

«Fils de noble famille, certains êtres d’éveil ayant eu l’intuition du pur éveil parfait, pratiquent la quiétude à l’aide de ce pur esprit d’éveil. Ayant clarifié les pensées, ils prennent conscience de l’agitation de la connaissance [réceptacle]. Dans le calme, leur sapience se développe et dès lors, les poussières adventices que sont le corps et l’esprit disparaissent à jamais. Ils peuvent alors faire croître en eux une calme aisance dans l’Extinction. Cette paisible quiétude révèle l’esprit des Ainsi-venus des mondes des dix directions comme un reflet dans un miroir. Cet expédient est appelé śamatha (quiétude). »[14]

Accès à l’égalisation (samāpatti T. mnyam bzhag)

«Fils de noble famille, certains êtres d’éveil ayant eu l’intuition du pur éveil parfait savent grâce à ce pur esprit d’éveil que, aussi bien la nature de l’esprit que les sens et leurs objets se fondent sur d’illusoires fantasmagories. Ils produisent des illusions pour éliminer d’autres illusions, ils transforment les illusions pour ouvrir l’esprit d’êtres illusoires. Mais dans cette production d’illusions, ils peuvent laisser croître en eux une calme aisance dans l’immense compassion. Tel est le point à partir duquel tous les êtres d’éveil commencent leurs pratiques et avancent graduellement. Celui qui contemple l’illusion ne s’identifie ni à l’illusion ni à la contemplation illusoire; comme tout est illusion, la marque de l’illusion disparaît à jamais. Cette pratique merveilleuse parfaitement accomplie par les êtres d’éveil est pareille à une pousse qui croît de terre. Cet expédient est appelé samāpatti (accès à l’égalisation). »

Concentration (dhyāna T. bsam gtan)

«Fils de noble famille, certains êtres d’éveil ayant eu l’intuition du pur éveil parfait, grâce à ce pur esprit d’éveil, ne s’attachent ni aux illusoires fantasmagories ni aux caractères de pureté. Ils savent que le corps et l’esprit sont des obstacles. Sans être conscients [śamatha] de la clarté de l’éveil et sans dépendre des obstacles [resolus pendant le samāpatti], ils transcendent pour toujours les états avec et sans obstacle. Ils évoluent avec leur corps et leur esprit, apparences dans ce monde de poussière. Il en est comme du battant de la cloche dont le son se propage au dehors; de même, passions et Extinction [nirvāṇa] n’interfèrent plus. Ces êtres peuvent alors développer en eux une calme aisance dans l’Extinction. L’éveil merveilleux s’accorde sur le domaine de l’Extinction, qui ne peut être atteint ni par soi, ni par autrui, ni par le corps, ni par l’esprit; les notions d’existence, de longévité et de vie ne sont que de fluctuantes pensées. Cet expédient est appelé dhyāna [concentration]. »

Dans cette présentation, on a l’impression que les samāpatti sont présentés comme des exercices spirituels destinés à entraîner l’esprit et à le rendre malléable et souple tout en restant conscient du caractère illusoire de l’entreprise. Du moment que c’est le cas, semble dire cette description, tout est possible, et tout peut se prêter à être l'occasion d’un exercice. Les sūtras baroques du mahāyāna et les sādhana tantriques évidemment, mais ça n’a pas besoin de s’arrêter là…

***

[1] section du Yogasūtra traitant de la Voie du pouvoir. विभूति vibhūti [vibhū_1-ti] f. manifestation de force, déploiement d'énergie, puissance; pouvoir surhumain (cf. siddhi) | abondance, richesse; succès, splendeur | phil. manifestation divine; être divinement inspiré | soc. cendres (de bouse de vache) dont s'enduisent les ascètes, not. Śiva. Source : Gérard Huet

[2] संयम saṃyama [saṃyam] m. lien; restreinte, discipline, abstinence, maîtrise de soi | suppression, anéantissement; abstension de <loc. abl.> | phil. [yoga] concentration et contemplation, combinant dhāraṇā, dhyāna, et samādhi. Source : Gérard Huet

[3] Yama, niyama, āsana, prāṇāyāma et pratyāhāra

[4] Les trois, fixation, concentration et maintien sont une absorption « avec germe » (sabīja), et sont moins « intérieurs » que l’absorption sans germe (nirbīja samādhi).

[5] Nirodha pariṇāma, samadhi pariṇāma et ekāgratā pariṇāma.

[6] Dharma pariṇāma, lakṣaṇa pariṇāma et avasthā pariṇāma. L’exemple donné par BKS Iyengar est celui de poudre d’argile, mélangé en une motte d’argile avec laquelle on fabrique un pot. Le poudre d’argile correspond au dharma, la motte d’argile aux caractéristiques (lakṣaṇa) et le pot à la condition finale (avasthā). Si le potier veut changer le pot, il doit faire l’opération à l’inverse.

[7] I.41 etc.

[8] Light on the Yoga Sūtras of Patañjali de BKS Iyengar, p. 88

[9] « According to Vis.M. XXIII, the entering into this state takes place in the following way: by means of mental tranquillity (samatha) and insight (vipassanā) one has to pass through all the 8 absorptions one after the other up to the sphere of neither-perception-nor-non-perception and then one has to bring this state to an end. If, namely, according to the Vis.M., the disciple (Anāgāmī or Arahat) passes through the absorption merely by means of tranquillity, i.e. concentration, he will only attain the sphere of neither-perception-nor-non-perception, and then come to a standstill; if, on the other hand, he proceeds only with insight, he will reach the fruition (phala) of Anāgāmī or Arahantship. He, however, who by means of both faculties has risen from absorption to absorption and, having made the necessary preparations, brings the sphere of neither-perception-nor-non-perception to an end, such a one reaches the state of extinction. Whilst the disciple is passing through the 8 absorptions, he each time emerges from the absorption attained, and regards with his insight all the mental phenomena constituting that special absorption, as impermanent, miserable and impersonal. Then he again enters the next higher absorption, and thus, after each absorption practising insight, he at last reaches the state of neither-perception-nor-non-perception, and thereafter the full extinction. This state, according to the Com., may last for 7 days or even longer. Immediately at the rising from this state, however, there arises in the Anāgāmī the fruition of Anāgāmiship (anāgāmi-phala), in the Arahat the fruition of Arahantship (arahatta-phala). » Source

[10] La dissolution du mental, « la mort du mental » dans certains textes bouddhistes.

[11] Light on the Yoga Sūtras of Patañjali de BKS Iyengar, p. 178

[12] L'intuition qui connaît les choses telles quelles sont (S. yathābhūtaparijñāna) et l'intuition qui connaît les choses telles qu'elles se manifestent (S. yathāvad vyavasthānaparijñāna).

[13] Shambala selon certains, de toute façon de Centrasie.

[14] Soûtra de l’éveil parfait, Catherine Despeux, p. 68-69

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