mercredi 26 février 2014

Sur la piste d'un tantrisme doux


"Lakṣmī", relief de Sañci

Dr. Ulrich Timme Kragh a travaillé de juillet 2011 à juillet 2012 à une anthologie de douze textes composés par des gourous bouddhistes femmes qui auraient vécu à Uḍḍiyāna (probablement dans la Vallée de Swat au Nord-Ouest du Pakistan) du 9 au 11ème siècle. Il avait publié auparavant deux articles sur une de ces femmes, Lakṣmīnkarā, auteure du Guide du Naturel (Sahajasiddhi-padhhati SSP). Le premier article de Kragh, « On the Making of the Tibetan Translation of Lakṣmīnkarā’s Sahajasiddhipaddhati: ’Bro Lotsā ba Shes rab Grags and his Translation Endeavors. (Materials for the Study of the Female Tantric Master Lakṣmīnkarā, part 1) », présente le Guide du Naturel, son auteure et son contexte, donne des datations possibles pour le texte et sa traduction et tente d’identifier le pandit indien et le traducteur tibétain qui l’avaient traduit en tibétain. Seule la version tibétaine de ce texte existe de nos jours.

L’article commence par une mise en garde contre les pseudépigraphes et l’incertitude générale en matière des attributions de textes tantriques et invite à la prudence. Mais par la suite, et notamment dans son deuxième article, « Appropriation and Assertion of the Female Self (Materials for the Study of the Female Tantric Master Lakṣmī of Uḍḍiyāna », Kragh semble, malgré sa remarque initiale, prendre pour un fait accompli que le Sahajasiddhi et son commentaire le Sahajasiddhipaddhati étaient bien les compositions respectivement du roi bouddhiste d’Uḍḍiyāna Indrabodhi et de sa sœur Lakṣmīnkarā. Il rappelle néanmoins dans son article les pillages par les huns au 5ème siècle et le compte-rendu du pèlerin chinois Huien tsang (c. 602–664). Ce dernier avait constaté un bouddhisme en déclin, avec le délabrement et l’abandon d’une grande partie des monastères bouddhistes (pas de mention de vajrayāna) à Uḍḍiyāna à la veille de l’arrivée des musulmans au 8ème siècle (711–713) dans cette région. En suivant la tradition hagiographique tibétaine, le roi Indrabodhi et sa sœur Lakṣmīnkarā auraient vécu …et même régné au 9-10ème siècle dans un Uḍḍiyāna où le tantrisme aurait été en plein essor. C’est peu probable, quand on regarde comment les changements géopolitiques, notamment la progression de l’Islam, pousse des bouddhistes de cette région à s’installer graduellement à l’est, d’abord au Cachemire, et finalement dans les régions frontalières de l’Inde actuel et en dehors de l’Inde.

Les sources hagiographiques sur le roi Indrabodhi et sa sœur Lakṣmīnkarā utilisées par Kragh sont le Guide du Naturel (SSP) attribué à Lakṣmīnkarā et la Vie des 84 mahāsiddhas (caturaśīti-siddha-pravṛtti CSP) d’Abhayadattaśrī. Le SSP contient douze hagiographies des douze maîtres de la lignée du Sahajasiddhi qui sont tout à fait dans le style de celles que l’on trouve dans les Vies des 84 mahāsiddhas, qui se lisent comme des contes de fées. Albert Grünwedel (1916) avait d’ailleurs donné comme titre à ce texte « Die Geschichten der 84 Zauberer ». Ils utilisent les mêmes procédés littéraires. Ils ont un aspect atemporel et atopique, malgré toutes les indications temporelles, topiques etc. qu’ils puissent donner. Il était une fois dans un pays lointain… Dans ce type d’hagiographie qui raconte l’origine d’une transmission (āmnāya) qui remonte au premier être humain ayant reçu la révélation d’un être surnaturel, plus on remonte dans le temps et plus cela devient flou, intentionnellement… Les éléments surnaturels qu’elles contiennent indiquent d’ailleurs, tout comme dans les contes de fées, qu’elles ne doivent pas se lire ou écouter comme p.e. des documents historiques. Il était une fois dans un pays lointain… est une invitation à ne pas s’occuper des détails. C’est un peu la même chose dans les hagiographies de ce type. Les prendre pour ce qu’elles ne sont pas, des documents historiques, serait une erreur. Surtout eu égard aux circonstances historiques réelles de la Vallée de Swat, si c’est bien cette région[1] dont il s’agit.

Jusqu’à preuve du contraire, il n’est même pas établi que le roi Indrabodhi et sa sœur Lakṣmīnkarā, auxquels les textes de ce cycle Sahajasiddhi sont attribués, aient réellement existé. En extraire des informations sur le rôle et la position de la femme à Uḍḍiyāna et dans le bouddhisme tantrique semble alors un peu risqué.

Les auteurs des sūtras et des tantras ont montré jusqu’où ils sont capables d’aller pour tenter de dissoudre la rigidité mentale des adeptes. Il en va de même pour les créateurs de transmissions (āmnāya). Si les révélations ne sont pas ce qu’elles prétendent être, des révélations faites par un être surnaturel à un être humain, elles ont bien été créées ? Et créer, quand on parle de textes et d’écritures (S. grantha T. gzhung), cela veut dire composer. Comment une Révélation commence-t-elle à circuler ? C’est ce que j’aimerais voir de plus près, enfin d’aussi près que possible. Depuis un certain nombre d’années, j’ai l’intuition qu’Advayavajra/Maitrīpa et son cercle étaient des créateurs de transmissions. Ils étaient loin d’être les seuls, mais ils avaient une approche que j’appellerai « thérapeutique ». Tout comme nous parlons de médecine douce, nous pourrions parler de « tantrisme doux », « lite » dirons de mauvaises langues…

C’est encore une intuition, mais je pense reconnaître la patte de ce « tantrisme doux », dans le style de l’atelier de maestro Maitrīpa, dans ce cycle du Naturel (sahaja), attribué à la princesse Lakṣmīnkarā. Comment faire pour étayer cette hypothèse ? En travaillant dur comme l’a fait Kragh pour son premier article. En lisant et en comparant les colophons des diverses collections de textes. C’est en effet dans les colophons qu’on a le plus de chance de trouver des faits « historiques ». Pas en ce qui concerne les attributions d’auteur, mais dans les informations pratiques sur le lieu, le pandit indien, le traducteur tibétain, avec, si on a de la chance, quelques informations circonstancielles.

Kragh a ainsi su redonner vie au traducteur tibétain ’Bro lotsāva Shes rab grags (alias Prajñākīrti), surtout connu par ses traductions du Kālacakra-Tantra avec le paṇḍit cachemirien (brahmane) Somanātha, qui était allé au Tibet dans la deuxième moitié du 11ème siècle. Ce couple avait traduit 9 textes (410 feuilles recto verso) du Kālacakra ainsi que le texte-racine du Sahajasiddhi attribué au roi Indrabodhi. Selon Kragh, Shérab Drak signait de son nom tibétain quand il était au Tibet et de son nom sanskrit au Népal. Le Sahajasiddhi d’Indrabodhi (car il en existe un autre attribué à Dombi-heruka, « tantrisme dur ») aurait ainsi été traduit en premier, et pendant le voyage de Somanātha. C’est après sa collaboration avec Somanātha, que Shérab Drak ou Prajñākīrti s’installe au Népal (Patan, Lalitpur), où il travaille avec divers paṇḍits, et où il traduira le Guide du Naturel (SSP). Kragh précise (p. 211) que le traducteur tibétain ne travaillera plus au Népal sur le cycle du Kālacakra, mais se consacrera à d’autres cycles de tantras.

Selon le colophon, il traduisit le SSP de Lakṣmīnkarā « après avoir bien écouté » le grand maître ou abbé (upādhyāya) de Mānavihāra. Il travaillera avec d’autres paṇḍits au Népal. Entre autres avec Varendraruci, « le mantrika blanc » (Ca-Haṅdu T. ha mu dkar po, que nous connaissons des hagiographies de Réchungpa), Sumatakīrti, qui pourrait être un élève de Vajrapāṇi (élève majeur de Maitrīpa). Kragh ajoute que ce paṇḍit devait avoir un véritable atelier de traduction, car il avait travaillé avec divers traducteurs tibétains au Népal sur 39 textes. L’article de Kragh donne l’impression d’un niveau d’activité intense à Patan, où les paṇḍits cachemiriens, népalais… furent entourés de traducteurs tibétains, pour fournir le nouveau marché tibétain en textes et transmissions. Avec le prince indien parmi les paṇḍits Śrī Abhayadeva (rgyal po’i sras dpal ’jigs med lha) il travailla sur le commentaire Hevajra-piṇḍārtha-ṭīkā qu’il termina tout seul. Le colophon de ce texte nous intéresse plus particulièrement.
« Traduit par le traducteur tibétain, le moine de ’Bro, Shes rab Grags, après en avoir fait la demande à plusieurs reprises au maître indien, le grand guru Maitrīpāda, et après l’avoir bien écouté. Ce commentaire détaillé de la version condensé du Hevajratantra composé par le bodhisattva Vajragarbha, fut difficile à trouver et n’avait pas encore été traduit au-delà du chapitre Tattva. C’est à cet effet que le moine traducteur de ’Bro l’avait acquis à Lalitapaṭṭana (Lalitpur, Patan) au Nepal de paṇḍita Maitrīpāda. Ayant ramené le manuscrit avec lui au Tibet, il l’avait traduit après que le moine et yogi Dbang phyug Grags pa lui en avait fait la demande. »[2]
Comme le note Kragh, cette information montre la présence de Maitrīpāda à Patan, à l’époque où Shérab Drak y était actif (2ème moitié 11ème siècle). Le manuscrit de Sham Sher nous apprend que Maitrīpāda serait né à Jhāṭakaraṇī près de Kapilavastu, et donc de la frontière népalaise. Vers la fin de sa vie, il aurait vécu retiré dans un ermitage près de Mithila.[3]


Voici le compte-rendu romancé de la mort de Maitrīpa par Pema Karpo (pad ma dkar po 1527-1592)[4]
"Il se rendit dans les régions orientales de l'Inde où il érigea un ermitage au charnier de la Montagne qui flamboie comme du feu (T. ri bo me ltar 'bar ba), où il vivait. Quand son temps fut arrivé, il dit : "Vajrapāṇi[5], va chercher mes disciples qui sont à proximité," et ceux-ci se rassemblèrent. Il déploya de nombreuses offrandes et un maṇḍala de divinités et donna sa bénédiction à chacun des disciples. Il leur laissa un testament sous forme d'instructions. Ses disciples le prièrent de rester encore de nombreuses années, mais comme ils avaient déjà reçu toutes les consécrations, il refusa en disant qu'il fallait utiliser le temps restant pour réaliser les siddhi. Il est mort à l'âge de 75 ans en fut accueilli par Vajrayoginī."


***

La mahāsiddha Lakṣmīnkarā 

[1] Certains (Bhattacharya, Winternitz, Sahu, Panigrahi…) sont d’avis qu’ Uḍḍiyāna correspond à la région d’Orissa en Inde. Sahajayāna, A Study of Tantric Buddhism, Ramprasad Mishra, p.41

[2] « Translated by the Tibetan lotsā ba, the monk from ’Bro, Shes rab Grags, after having made repeated requests to the Indian master, the great guru Maitrīpāda, and having then listened well [to its explanation]. This extensive commentary on the condensed Hevajratantra composed by the bodhisattva Vajragarbha, which is hard to obtain, had hitherto not been translated further than the commentary up to and including the Tattva-chapter. Therefore, the translator monk from ’Bro now obtained it in Lalitapaṭṭana (i.e., Lalitpur, Patan) in Nepal from the Paṇḍita Maitrīpāda. Having brought the manuscript to Tibet, [he] translated it, after having been requested [to do so] by the monk and Yoga-practitioner Dbang phyug Grags pa. »
D1180 126a //rgya gar gyi mkhan po bla ma chen po mai tri zhabs la/ bod kyi lotsA ba ’bro dge slong shes rab grags pas mang du gsol ba btab nas/ legs par mnyan te bsgyur ba’o// //kye’i rdo rje’i bsdus pa’i rgyud kyi rgya cher bshad pa/ byang chub sems dpa’ rdo rje snying pos mdzad pa/ rnyed par dka’ ba ’di sngon de kho na nyid kyi le’u yan chad kyi ’grel pa las ma bsgyur ba las/ da kyi bal po’i yul gyi grong khyer chen po rol pa zhes bya ba nas/ ’bro dge slong lotsA bas/ paNDi ta mai tri zhabs las rnyed de/ bod yul du dpe spyan drangs nas/ dge slong rnal ’byor pa spyod pa dbang phyug grags pas gsol ba btab ste bsgyur ba’o// //.

[3] Aussi connu comme Videha et Trabhukti/Tirhut/Trihuta. Traduction tibétaine : bde ba, transcription en tibétain : Ti ra hu ta. Peter Roberts,

[4] chos byung 297:4 Voir aussi The Life of the Siddha-Philosopher Maitrīgupta, Mark Tatz Source: Journal of the American Oriental Society, Vol. 107, No. 4 (Oct. - Dec., 1987), pp. 695-711

[5] Dans cette version, c'est Vajrapāṇi qui semble figurer comme le disciple le plus proche. C'est en effet Vajrapāṇi qui avait joué le rôle le plus important dans la transmission des instructions de Maitrīpa au Tibet, mais ce n'est pas forcément son disciple principal. Vajrapāṇi et ses disciples sont à l'origine de nombreux enseignements ésotériques et de lignées tardives.

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