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vendredi 11 novembre 2011

Les traductions du Guhya-samaja




Les anuttarayogatantra (T. rnal ‘byor bla na med pa’i rgyud) consistent systématiquement en un « tantra-racine » (S. mūla-tantra T. rtsa ba’i rgyud) et en un « tantra ultérieur » explicatif (S. uttaratantra T. rgyud phyi ma).  Dans le cas du Guhya-samāja, le tantra-racine (D442 ) compte 17 chapitres et le tantra explicatif (D443 ) est le 18ème chapitre, ajouté ultérieurement.

Il est généralement accepté que le Guhya-samāja date du 8ème siècle et que la première traduction tibétaine aurait été faite à cette époque. Mais cette idée est contestée. Il y a deux transmissions, une qui remonte à Nāgārjuna (Nāgārjuna, Āryadeva, Candrakīrti), dite système « Ārya » et une autre qui remonte à Buddhaśrījñāna (Vitapāda…) et qui est appelée système « Jñānapāda ». L’ancienneté du système « Ārya » se base sur l’identification de leurs auteurs avec les grands maîtres du madhyamaka, Nāgārjuna, Āryadeva, Candrakīrti. Mais, il n’est pas exclu qu’il y eut d’autres maîtres du même nom qui auraient vécu au 9ème siècle[1].

La première traduction chinoise du Guhya-samāja date du 10ème siècle. Son traducteur, She hu (Dānapāla) s’était rendu en China en 980. Cela correspond bien à l’époque à laquelle étaient faites les traductions tibétaines par Rinchen Zangpo à Tholing en collaboration avec les pandits indiens Śraddhākaravarman et Kamalaguhya ou par le moine royal Yéshé Gyaltsen à Samyé.

Les traductions tibétaines des deux systèmes, « Ārya » et « Jñānapāda » datent du 10-11ème siècle. En ce qui concerne, Buddhaśrījñāna, le disciple de Haribhadra (8ème siècle) est connu. Mais ce que nous savons du Buddhaśrījñāna dans le cadre du Guhya-samāja nous est parvenu principalement par le biais de Vitapāda (T. sman thabs). Les Annales bleues reprennent les données hagiographiques que Vitapāda donne dans son commentaire (D728 ) sur la Tradition orale de Buddhaśrījñāna.  

De ce passage dans les Annales bleues[2], il s’avère que Mañjuśrīmitra commet Buddhaśrījñāna de rédiger un certain nombre (quatorze) de textes pour le bien des générations futures. Ce sont quatorze textes qui se rapportent au culte de Samantabhadra, dans le cadre du Guhya-samāja tantra (sādhana, rituel de feu (homa), rituel du tribut, ganacakra, explications, initiations…). Geu lotsāwa précise que Buddhaśrījñāna n’a pas composé le commentaire du tantra (T. rgyud kyi rnam bshad) et il pense que les autres textes sont connus sous le nom « les quatorze traites de la tradition » (T. lung gi chos bcu bzhi). Il ajoute que le texte du rituel du maṇḍala avait été amené au Cachemire et qu’on ne le trouve pas à Magadha.   

Les 14 traités sur Guhyasamāja (T. chos bcu bzhi) sont en fait 18 textes différents. Les trois textes de Samantabhadra sont comptés comme un, ainsi que les trois rituels de Jambala. Comme les titres abrégés donnés par Gue lotsāwa ne correspondent pas exactement aux titres utilisés dans le Tengyur, il ne m’est pas possible d’établir les correspondances sans examiner de plus près les textes en question. Je donnerai en premier la liste donnée par les Annales bleues avec les correspondances évidentes (B#) dans le tengyur et ensuite la liste du Tengyur.

1a. bskyed pa'i rim pa'i sgrub thabs kun tu bzang po (B3)
1b. kun tu bzang mo (B4)
1c. kun tu bzang po'i don bsdus pa (B5 ?)
2. sbyin bsreg gnyis kyi cho ga
3. gtor ma mi nub pa'i sgron ma
4. tshogs kyi 'khor lo'i cho ga
5. rin po che 'bar pa (Śrī-Guhyasamājatantrarājaṭīkā?candraprabhā-nāma)
6. dkyil 'khor gyi cho ga shlo ka bzhi brgya lnga bcu pa
7. rtsa ba'i ye shes chen po
8. tshigs su bcad pa'i mdzod (S. gathakosa), attribué à a. nyi ma sbas pa; t. jnanasanti; dpal gyi lhun po sde
9. grol ba'i thig le (Muktitilakanāma), (B7)
10. bdag sgrub pa la 'jug pa zhes bya ba (ātmasādhanāvatāra) (B8)
11. byang chub sems kyi thig le ?
12. dpal bkra shis kyi rnam par bshad pa chen po ?
13. bzhi pa la 'jug pa thabs dang bcas pa ?
14. chu sbyin dbang po’i sgrub pa'i thabs gsum (une série de trois rituels centrés sur Jambala)
14a. rje btsun 'phags pa gnod 'dzin chu dbang gi sgrub pa'i thabs (bhaṭṭārakāryajambhalajalendra-sādhana) (B9)
14b. gsang ba'i dzam bha la'i sgrub thabs (guhyajambhalasādhana) (B10)
14c. rgya che ba'i dzam bha la'i sgrub pa'i thabs (vistarajambhalasādhana) (B11)

Ensuite, en ce qui concerne l’identification et l’attribution de ces textes, il faut distinguer entre trois cas de figure. Un texte peut être composé (T. mdzad pa rdzogs) par Buddhaśrījñāna. Dans ce cas, on peut imaginer un texte transmis sous cette forme. Il peut avoir été reçu oralement (T. zhal snga nas) de Buddhaśrījñāna, en personne ou en vision ? sans précision du destinataire (Vitapāda ou un autre), qui a dû le mettre par écrit. Vitapāda ne semble exister que par la grâce de son guru illustre. Il n’est pas connu autrement dans le cadre du Guhya-samāja.
Dans le Tengyur (j’utiliserai celui de Dege dans ce qui suit), on trouve les textes suivants attribués à Buddhaśrījñāna (B) et à Vitapāda (V).


B1. rim pa gnyis pa'i de kho na nyid sgom pa zhes bya ba'i zhal gyi lung (dvikramatattvabhāvanā-nāma-mukhāgama D715). Transmission orale. Traduit par Kamalaguhya et le moine royal Yéshé Gyaltsen.
B2. zhal gyi lung (mukhāgama D716). Transmission orale. Traduit par Rinchen Zangpo (lo ts'a ba dge slong khyung wer rin chen bzang po, le terme « wer » est spécifique au Zhang Zhung et semble signifier roi).
B3. kun tu bzang po zhes bya ba'i sgrub pa'i thabs (samantabhadra-nāma-sādhana D717). Transmission orale. Traduit par le pandit Śraddhākaravarman et Rinchen Zangpo.  
B4. yan lag bzhi pa'i sgrub thabs lun tu bzang mo zhes bya ba (caturaṅgasādhanopāyikā-samantabhadrā-nāma D718). Composé par Buddhaśrījñāna. Traduit par Smṛtijñānakīrti (qui avait vécu au Tibet).  
B5. dpal he ru ka'i sgrub pa'i thabs (śrīherukasādhana D719) Composé par Buddhaśrījñāna. Pas de mention de traducteur.
B6. dpal he ru ka sgrab pa'i thabs kyi 'grel pa (śrīherukasādhanavṛtti D720). Aucune mention, ni de l’auteur, ni du traducteur.
B7. grol ba'i thig le (Muktitilakanāma D721). Transmission orale. Traduit par Kamalaguhya et le moine royale Yéshé Gyeltsen.
B8. bdag sgrub pa la 'jug pa zhes bya ba (ātmasādhanāvatāra D722). Composition orale de Buddhaśrījñāna. Traduit par Śāntibhadra et le lotsāwa 'gos lhas btsas (qui avait révisé des traductions de Rinchen Zangpo, voir Fremantle).   
B9. rje btsun 'phags pa gnod 'dzin chu dbang gi sgrub pa'i thabs (bhaṭṭārakāryajambhalajalendra-sādhana D723). Composé par Buddhaśrījñāna. Traduit par Śraddhākaravarman et gelong Chos kyi shes rab.
B10. gsang ba'i dzam bha la'i sgrub thabs (guhyajambhalasādhana D724). Composé par Buddhaśrījñāna. Traduit par Jayasena et bstun pa Dharma Yon tan.
B11. rgya che ba'i dzam bha la'i sgrub pa'i thabs (vistarajambhalasādhana D725). Pas de mention de l’auteur ni des traducteurs.
B12. stang stabs kyi bkod pa (gativyūha D726). Composé par Buddhaśrījñāna. Pas de mention des traducteurs.   
B13 so sor 'brang ma chen mo'i srung ba (mahāpratisarārakṣā D1944). Composé par Buddhaśrījñāna. Traduit par mahālotsāwa Dharmakīrti. Il s’agit de la dhāraṇī d’Ārya Mahāpratisārāyai, la śakti de Vairocana.

Pour l'intérêt :
* dpal gsang ba 'dus pa'i dkyil 'khor gyi cho ga zhes bya ba (śrīguhyasamājamaṇḍalavidhi-nāma D727). Composition orale d’Atīśa. Traduit par Rinchen Zangpo.

L’impression que donne cet ensemble de textes est que le Guhya-samāja est un phénomène relativement nouveau, une sorte de buzz, dans lequel sont impliqués aussi bien le centre de Tholing (Rinchen Zangpo) que celui de Samyé (Yéshé Gyeltsen). Rappelons aussi que la traduction chinoise du Guhya-samāja (en 18 chapitres) avait été fait par She  hu (Dānapāla), qui s’est rendu en Chine en 980. Certains textes sont nommément composés par Buddhaśrījñāna (4, 5, 8, 9, 10, 12), d’autres ont été reçus oralement (par qui ?) (1, 2, 3, 7), d’autres ne mentionnent pas d’auteur (6, 11).

Comment ces textes sont-ils parvenus au Tibet ? Très probablement, les pandits indiens invités par le roi Ye shes ‘od sont-ils  venus avec certains de ces textes dans leurs bagages. Il y a aussi le cas de textes « composés oralement » (T. zhal snga nas mdzad pa rdzogs so) sur place, comme p.e. le Rituel du maṇḍala de Guhya-samāja (T. dpal gsang ba 'dus pa'i dkyil 'khor gyi cho ga zhes bya ba S. śrīguhyasamājamaṇḍalavidhi-nāma D727), composé oralement par Atīśa et traduit par Rinchen Zangpo. Cela aurait très bien pu se passer entre 1042-1045, quand Atīśa avait rencontré Rinchen Zangpo à Guge.

Contrairement à Buddhaśrījñāna, toutes les œuvres attribuées à Vitapāda ont été composées par lui-même. On a l’impression d’une source beaucoup plus récente, voire même encore vivante…  C’est d’ailleurs à Vitapāda que nous devons toutes les informations hagiographiques sur Buddhaśrījñāna, hormis la lignée de transmission mentionnée au début de la Tradition orale (T. zhal lung) de Buddhaśrījñāna, qui est rappelons-le une transmission orale, traduite par Kamalaguhya et le moine royal Yéshé Gyaltsen (à Samyè ?).

Or, les œuvres dans le cadre du Guhya-samāja dans le Tengyur attribuées à Vitapāda, sont au nombre de neuf, parmi lesquels un commentaire sur la Tradition orale de Buddhaśrījñāna, un commentaire sur le sādhana de Samantabhadra...

V1. mdzes pa'i me tog ces bya ba rim pa gnyis pa'i de kho na nyid bsgom pa zhal gyi lung gi 'grel pa (sukusuma-nāma-dvikramatattvabhāvanāmukhāgama-vṛtti D728) [3]
V2. grol ba'i thig le zhes bya ba'i rnam par bshad pa (muktitilaka-nāma-vyākhyāna D732)
V3. yan lag bzhi pa'i sgrub thabs kun tu bzang mo zhes bya ba'i rnam par bshad pa (caturaṅgasādhanopāyikāsamantabhadrā-nāma-ṭīkā D734)
V4. dpal gsang ba 'dus pa'i dkyil 'khor gyi sgrub pa'i thabs rnam par bshad pa (śrīguhyasamājamaṇḍalopāyikāṭīkā D735)
V5. dpal gsang ba 'dus pa'i sgrub pa'i thabs dngos grub 'byung ba'i gter (śrīguhyasamājasādhana-siddhisaṃbhavanidhi-nāma D736)
V6. sbyor ba bdun pa zhes bya ba dbang bzhi'i rab tu byed pa (yogasapta-nāma-caturabhiṣekaprakaraṇa D737)
V7. gtor ma chen po'i cho ga (mahābalividhi D738) 
V8. mi shigs pa'i rin po che zhes bya ba'i sgrub thabs (ratnāmati-nāma-sādhana D739)
V9. bdag gi don grub par byed pa zhes bya ba rnal 'byor gyi bya ba'i rim pa (ātmārthasiddhikara-nāma-yogakriyākrama D740)
 
 
***



[1] A. Wayman, Yoga of the Guhyasamājatantra, The Arcane Lore of Forty Verses,  1977, pp. 93, 96-97. La formation textuelle du Pañcakrama TOMABECHI T., Asiatische Studien A. 1994, vol. 48, n° 4, pp. 1383-1387 [bibl. : 4 ref.]
[2] |Source de [450]nas 'jam dpal dbyangs kyis slob dpon la ma 'ongs pa'i sems can la phan pa'i phyir bskyed pa'i rim pa'i sgrub thabs kun tu bzang po dang | kun tu bzang mo dang | kun tu bzang po'i don bsdus pa ste rnam pa gsum dang | sbyin bsreg gnyis kyi cho ga dang | gtor ma mi nub pa'i sgron ma dang | tshogs kyi 'khor lo'i cho ga dang | rin po che 'bar ba dang | rgyud kyi rnam bshad dang | dkyil 'khor gyi cho ga shlau ka bzhi brgya lnga bcu pa dang | rtsa ba'i ye shes chen po dang | tshigs su bcad pa'i mdzod dang | grol ba'i thig le dang | bdag sgrub pa dang | byang chub sems kyi thig le dang | dpal bkra shis kyi rnam par bshad pa chen po dang | bzhi pa la 'jug pa thabs dang bcas pa dang | chu sbyin dbang po'i sgrub pa'i thabs gsum ste| lung dang mthun pa'i chos bcu bzhi rtsoms shig par bkas gnang ngo | |de la kun tu bzang po gsum po gcig tu byas| chu dbang gi sgrub thabs gsum po'ang gcig tu byas| rgyud kyi rnam bshad ni slob dpon gyis ma mdzad pas na| lhag ma rnams la lung gi chos bcu bzhi zhes grags pa yin nam snyam mo| |dkyil 'khor gyi cho ga yang dpe kha cher khyer nas yul dbus na med do|
[3] Dans son commentaire sur les Instructions orales (zhal lung) de Buddhaśrījñāna. mdzes pa'i me tog ces bya ba rim pa gnyis pa'i de kho na nyid bsgom pa zhal gyi lung gi 'grel pa (sukusuma-nāma-dvikramatattvabhāvanāmukhāgama-vṛtti)

jeudi 10 novembre 2011

Rinchen Zangpo et Tholing



L’histoire officielle du Tibet parle de deux périodes de propagation avec le règne du roi Langdarma (mort en 842) mettant fin à la première période. La deuxième période (T. phyi dar) commence avec le nouvel essor de communautés monastiques à partir de 978. La période entre les deux (842-978) est appelée « période sombre ». Il ne faut cependant pas s’imaginer que le Tibet était coupé du monde pendant cette période et qu’il n’y avait plus d’échanges avec l’Inde. Mais il n’y avait pas de vie religieuse organisée et contrôlée.

« Autour de l’an mil, une partie des régions actuelles du Ladakh, Zanskar, Spiti [à peu près le zône géographique de Zhang Zhung] et Kinnaur, ainsi que la région dite autonome du Nari (T. mnga’ ris), constituent le royaume de Purang-Guge, plus tard, le mNga’ ris skor gsum.  Plusieurs sites fondés à cette époque se sont conservés jusqu’à nos jours, et quelques-uns d’entre eux sont toujours en fonction. »[1] La capitale de Guge était Tsaparang. C’est également dans cette région que se situe le Mont Kailash, une montagne sacrée dans plusieures religions, qui s’y rencontrent naturellement. C’est donc un zône à influences multiples.




Nous savons par exemple que des membres de la secte des robes bleues/sombres (S. Nīlāmbara) du Cachemire s’étaient installées au Tibet occidental. Nous savons aussi que le roi byang chub ‘od s’était plaint de l’activité d’un certain « Maître rouge »[2] (T. a tsa ra dmar po) qui avait traduit le « Cycle du véhicule de diamant » (T. gsang sngags theg pa’i skor S. Mantra vindu[3]) et qui avait fait quitter leurs voeux à tous les moines qui par la suite avaient fondé des familles. « Nous avons eu les « robes bleues » (T. sham thabs sngon po can), qui enseignaient diverses perversions d’instructions sur l’union sexuelle et le meurtre rituel (T. sbyor ba dang sgrol ba), ce qui avait causé un grand préjudice à la Doctrine. » Selon David Seyfort Ruegg, il est aussi possible que les événements autour du maître rouge et des robes bleues soient antidatés.[4]

Le roi Yéshé Eu (T. ye shes ‘od 947-1024) de Guge avait du publier un édit contre des pratiques tantriques dégénérées de son époque :
"Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction"[3]
Il semblerait donc qu’avant l’invitation d’Atīśa, la région frontalière avec l’Inde, subissait le même type de désordre que le Cachemire à l’époque du roi Shankaravarman (883–902). Les ancêtres du roi Lha byang chub 'od avaient alors dû inviter treize paṇḍita de rang moyen (T. chang chung bcu gsum) pour débattre avec les « robes bleues » et les moines défroqués disciples du maître rouge. Mais les pandits n’étant pas à la hauteur de leur mission, ne pouvaient pas être bénéfiques à la Doctrine, ce qui avait davantage contribué au préjudice[5]. C’est alors qu’il fut décidé (autour de 1030[6]) de faire venir un des plus grands maîtres vivant en Inde, Atīśa.

C’est cependant au cœur de cette région « en déconfiture » que se trouvait le monastère de Tholing[7], situé à 26 kilomètres à l’ouest de Tsaparang. Ce monastère était un véritable centre intellectuel, consacré à la traduction de textes en tibétain, sous la direction du grand traducteur Rin chen bzang po (958-1055). Les traducteurs y travaillaient de paire avec des pandits indiens, le plus souvent de monastères cachemiriens, comme ce fut le cas de Śraddhākaravarman, Padmākaragupta, Kamalagupta/guhya, Ratnavajra, Buddhaśrīśānta et Buddhapāla, qui vinrent au Tibet sur l’invitation de Ye shes ‘od.[8] Se peut-il que l’effort de la « contre-réforme » soit parti de Thöling, et que cet effort ait échoué, malgré toute l’érudition qui y était concentrée ? En 1042, Atīśa et Nagtso arrivent à Purang, où ils vont résider pendant trois ans. Atīśa en profitera pour visiter Rinchen Zangpo, dont le monastère n’est pas très loin de Purang. Pendant ce séjour, Atīśa écrira La lampe qui éclaire le chemin et collaborera à la traduction de textes en tibétain.

Peu avant l’an mille un petit groupe de religieux s’était installe à Samyé, où Tsalana ye shes rgyal mtshan était roi (env. 920-950 ?)[9]. Il semblerait qu’il soit devenu moine royal (T. lha bla ma) plus tard dans sa vie, comme ce fut d’ailleurs le cas du roi lha bla ma Ye shes ‘od . Tsalana ye shes rgyal mtshan était aussi traducteur[10] et travaillait avec le pandit indien Kamalaguhya/gupta. Les pandits invités par le roi Ye shes ‘od pouvaient donc se déplacer au Tibet, à moins que ce ne soit Tsalana ye shes rgyal mtshan qui était allé à Tholing pour traduire avec ce pandit. En tout cas c’est avec lui qu’il traduit le Dvikramatattvabhāvana-mukhāgama (T. rim pa gnyis pa'i de kho na nyid sgom pa zhes bya ba'i zhal gyi lung) ainsi que quelques autres textes du système Mañjuvajra du Guhyasamāja. Selon ‘Gos lotsāva, il y avait 14 traités associés au Guhyasamāja (T. chos bcu bzhi) attribués à Buddhajñānapāda/Buddhaśrījñāna  (T. sangs rgyas ye shes zhabs). Il est à noter que ‘Gos lotsāva remarque dans les Annales bleues que le texte du rituel de maṇḍala se trouvait au Cachemire mais pas à Magadha...[11]. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Atīśa devait en composer un au Tibet.

Avant l’arrivée d’Atiśa au Tibet en 1042, il y avait donc eu un siècle de traductions intensives recouvrant en grande partie la période officielle de la deuxième propagation. Autour de la date de l’arrivée d’Atīśa, d’autres traducteurs comme Drokmi, Marpa… avaient également entrepris la traduction des nouveaux tantras (Hevajra), en Inde ou au Tibet (Gayadhara 994-1043). C’étaient des entreprises non subventionnées par le roi et autofinancées.

Invité pour (re)mettre de l’ordre dans un tantrisme en dérive, Atiśa avait tenté de siffler la fin du partie en disant que « les rites sexuels et le meutre rituel ne représentaient pas des pratiques convenables pour quelqu’un qui s’en tient à la parole des tantras. »[12] Mais il avait rencontré de la résistance.
Quand on regarde l’arrivée et les traductions des textes en provenance de l’Inde, et plus particulièrement du Cachemire, à cette époque, il y a un intérêt particulier pour Buddhaśrījñāna et son cycle du Guhyasamāja. Les Suiveurs de la conscience (T. sems pyogs rnams pa / sems sde pa) et ce qui allait devenir le Dzogchen lui doivent beaucoup.

***


[1] http://seechac.org/activites/p_5/
[2] (Naudou, 1970), pp. 142-144
[3] Titre en sanscrit donné par Bu ston dans sa biographie d’Atiśa. Jean Naudou, p. 136. Jean Naudou précise d’ailleurs que cet ācārya rouge serait Guhyaprajñā (p. 139) et indique comme source le dpag bsam ljon bzang de Sum-pa Mkhan-po Ye-shes-dpal-'byor (1704-1788). L’ācārya rouge aurait été un brahmane śivaïte cachemirien converti au bouddhisme par le grand Ratnavajra, qui se serait d’ailleurs aussi rendu à Thöling et même à Samyé.
[4] 1981. "Deux problemes d'exegese et de pratique tantriques." In Tantric
and Taoist Studies in Honour ofR. A. Stein, edited by Michel Strickmann. Melanges chinois et bouddhiques 20: 212—26.; for Prajnagupta's influence on 'Brog-mi and 'Khon dKon-mchog rgyal-po, see chapters 5 and 7.
[5] Histoire de l’école Kadampa (T. Bka' gdams kyi rnam par thar pa bka' gdams chos 'byung gsal ba'i sgron me, (folio 44B) de Las chen Kun dga' rgyal mtshan (1432-1506).
[6] (Davidson, 2005), p. 108
[7] 31° 29′ 6.14″ N 79° 38′ 52.04″ E
[8] Les bouddhistes kasmiriens au Moyen Age, Jean Naudou, p. 135
[9] The mirror illuminating the royal genealogies: Tibetan Buddhist ... Par Bsod-nams-rgyal-mtshan (Sa-skya-pa Bla-ma Dam-pa, p. 442)
[10] Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture Par Ronald M. Davidson, p. 113.
[11] Le dkyil ‘khor gyi cho ga avait été amené au Cachemire, on ne le trouve pas à Magadha.(Roerich p. 371). (T. dkyil ‘khor gyi cho ga yang dpe kha cher khyer nas yul dbus na med do/ DBTN vol. 1 p. 450)
[12] Blue Annals, p. 248

Buddhajnanapada et le Guhya-Samaja-Tantra



Dans le bouddhisme, un des premiers tantras du genre mahāyoga or annutarayoga, est le Guhyasamāja tantra, dont il existe deux transmissions. Une qui remonte au siddha Nāgārjuna et une autre (T. ye shes zhabs lugs) qui est attribuée à Buddhajñānapāda/Buddhaśrījñāna[1] (T. sangs rgyas ye shes zhabs), qui accessoirement aurait aussi été un des maîtres de Vimalamitra[2].

Ce maître est généralement situé au 8ème siècle, mais le moment de l’introduction, de la traduction ainsi que le contenu des textes qui lui sont attribués pourraient changer la donne. Toutes les données hagiographiques (datant du 10ème siècle) sur ce maître sont à prendre avec la plus grande précaution. Cependant pour donner une idée de ce que lui et son approche du Guhyasamāja représentent dans le bouddhisme, et de l’intention des auteurs hagiographiques, voici un résumé de ce que Vitapāda (T. sman zhabs), son disciple, et ‘Gos lotsāva écrivent[3] à son sujet dans les Annales bleues, qui suit fidèlement l'hagiographie écrite par Vitapāda[4].

Après avoir étudié auprès de Haribhadra (8ème siècle), Buddhajñānapāda aurait étudié à Guṇodaya[5] auprès d’un maître du nom de Citrarūpa (« de couleur bigarrée ») alias Vilāsavajra[6] (T. sgeg pa'i rdo rje S. Lilavajra ou Lalitavajra), réputé pour avoir « trouvé la Mahāmudrā[7] ». Il aurait ensuite étudié les Instructions sur les Séquences de l’Inconcevable (Acintyākramopadeśa) [de Kuddālapāda ?] auprès d'une yoginī du nom de Guṇeru[8] dans le pays d'Oḍiyāna, "contrée bénie de nombreuses ḍākinī".

En pratiquant les instructions de la yoginī Guṇeru, il a un rêve, dans lequel on lui dit d'aller retrouver une fille hors caste (S. caṇḍalī) de seize ans, qui lui était présentée comme étant une "Mahā-Lakṣmī[9]" « une yoginī née du Clan (S. kulajā) »[10]. Il alla immédiatement la retrouver. Ils vivaient ensemble et pendant huit mois, il la contentait (S. tuṣṭa T. mnyes par byas). Elle comprit que l'ācārya la voulait (T. la brod pa) comme Mahāmudrā. Afin qu'il ait les biens matériels (T. cha rkyen) nécessaires pour sa pratique, elle lui donna une petite instruction (T. phra mo'i lung bstal ba), qui lui permettait de réaliser le pouvoir (S. siddhi) du dieu des richesses Jambala (T. gnod gnas). 

Il voyagea à Jālandhara [à Kanauj et Koṅkana], où il rencontra un siddha du nom "Balapāda" (T. byis pa chung ba'i zhabs)[11], Balīpāda pour Davidson, qui était très versé dans les Prajñā-tantra (T. shes rab kyi rgyud). [Il resta neuf ans avec lui pour étudier le Guhyasamaja[12] (sans doute selon la tradition ārya (de Nāgārjuna)  Il est possible que Davidson le confond avec le maître suivant Rakṣitapāda ).

Il alla ensuite à 300 yoyanas au sud de Magadha (T. yul dbus), dans une grande forêt située dans la région connue sous le nom de Kaṃkona (dist. Guntur, Madra). Dans cette forêt vivait le maitre Rakṣitapāda, disciple de Nāgārjuna (le tantrique)[13], versé dans les upāya-tantra (T. thabs kyi rgyud). Ce maître vivait entouré de disciples[14] de différent castes et des prostituées (T. smad 'tshong ma). Il vivait pendant neuf ans parmi eux. Pendant une période de dix-huit mois, il vécut avec des yoginī en pratiquant « l'ascèse naturelle » (S. sahajacaryā T. lhan cig pa'i spyod pa). Bien qu'il soit très diligent, il n'arriva pas à accéder au Réel[15]. Quand il en parla avec son guru Rakṣitapāda, ce dernier lui dit "Moi non plus", ce qui le découragea un peu[16]… Suite à cela, il transforma sa mudrā en volume de texte qu'il attacha autour de son cou (T. mgul), et partit. La suite de l'histoire raconte sa rencontre avec l'ācārya Mañjuśrīmitra (T. 'jam dpal bshes gnyen). C'est auprès de ce dernier qu'il trouva la réalisation et c'est de celui-ci qu'il obtint la permission de rédiger sa version du tantra (Dvikramatattvabhāvana-mukhāgama[17]) ainsi que textes associés, 14 traités sur Guhyasamāja (T. chos bcu bzhi). Comme dit précédemment, il est à l'origine du système dit jñānapāda du Guhyasamāja (T. gsang ba ‘dus pa).

 Ce qu’il faut retenir de l’apprentissage de Buddhaśrījñāna, c’est qu’il a étudié auprès de deux maîtres avant de réussir avec un troisième l'ācārya Mañjuśrīmitra [18]. Balapāda/ Jālandharipa à Kanauj et à Koṅkana, enseigna conformément aux Prajñā-tantra (T. shes rab kyi rgyud). Rakṣitapāda, « dans une grande forêt située dans la région connue sous le nom de Kaṃkona (dist. Guntur, Madra) », conformément aux Upāya-tantra (T. thabs kyi rgyud). Nous sommes ici peut-être en présence de la version bouddhiste de la fusion de Siddha Kula et du Yoginī Kula, qui était l’exploit de Matsyendra, pour lequel Abhinavagupta l’avait loué.[19] Abhinavagupta avait davantage systématisé et réformé les deux traditions. Mañjuśrīmitra est décrit comme un « moine à la robe ouverte » (T. dge slong ‘ban po sham thabs bye zhing/ Chez Davidson : byi ba’i sham thabs can (traduit par robe en peaux de souris…) = il faut sans doute lire "bye ba’i sham thabs can").

Selon ‘Gos lotsāva, Vitapāda aurait été un disciple direct de Buddhaśrījñāna. Il situe dans la même transmission, mais plus tard, Abhayākaragupta (T. 'jigs-med 'byung-gnas sbas-pa, mort en 1125). Toujours selon ‘Gos, la tradition de Buddhaśrījñāna fut introduite en premier au Tibet par Rin chen bzang po (958–1055). Buddhaguhya (T. sangs rgyas sang ba) et Buddhaśānta (T. sangs rgyas zhi ba) sont aussi considérés comme des disciples directs de Buddhaśrījñāna[20], et leur existence et présence au Tibet au 8ème siècle aurait été attesté par le Testament du clan de sBa (T. sba bzhed). Samten G. Karmay et Ron Davidson sont convaincus de l’authenticité de ce document.

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Illustration : Mañjuvajra Guhyasamāja

In search of the Guhyagarbha tantra

 [1] Disciple de Haribhadra, ce qui le situerait au 8ème siècle. Haribhadra (seng ge bzang po) était un disciple de Shantarakshita et l’auteur dun commentaire très important sur l’Abhisamayalankara Selon Dowman, Buddhaúrījñāna serait le disciple de Saraha (p. 93). Il y aura aussi une lignée de Cakrasamvara venant de krishna passant par Bhadrapa, Vinapa, Tilopa 
[2] Davidson, 1991:9 Cité par Gray dans sa thèse sur Cakrasamvara. 
[3] Blue Annals, pp. 367-369 
[4] Mdzes pa’i me tog ces bya ba rim pa gnyis pa’i de kho na nyid bsgom pa zhal gyi lung gi ‘grel pa (To 1866), traduction tibétaine (par Kamalaguhya et (Tsalana) ye shes rgyal mtshan) du Suksumanāmadvikramatattvabhāvanāmukhāgamavṛtti. Kamalaguhya/gupta avait travaillé avec le grand traducteur Rin chen bzang po (958-1055). Tsalana ye shes rgyal mtshan était roi de Samyé entre env. 920-950 (Source : The mirror illuminating the royal genealogies: Tibetan Buddhist ... Par Bsod-nams-rgyal-mtshan (Sa-skya-pa Bla-ma Dam-pa, p. 442), mais devint un moine plus tard dans sa vie. Il était aussi traducteur. (Source : Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture Par Ronald M. Davidson, p. 113) 
[5] A 230 yojana (920 miles) au nord de Magadha, chez ‘Gos lotsāva Oḍiyāna. 
[6] Auteur d’un commentaire sur le Mañjuśrīnāmasaṃgīti et le Guhyagarbha Tantra (T. rgyud gsang ba'i snying po) 
[7] Phyag rgya chen po thob pa 
[8] Davidson fait remarquer qu’ailleurs (toh 1853 Dvikramatattvabhāvana-mukhāgama), Guneru est appelé « Gunenu » et il s’agit d’un homme. Indian esoteric Buddhism: a social history of the Tantric movement Par Ronald M. Davidson, p. 410 
[9] Lakṣmī est la déesse de la beauté et de la prospérité. Mahā-Lakṣmī appartient au huit Mères (S. mātṝkā T. ma mo). 
[10] Vitapāda : Rigs las skyes pa’i rnal ‘byor ma. Chapitre 9 du KJN donne six types de śakti : « née du Champ » (S. kṣetrajā), « Né du Mont » (S. pīṭhajā), « née du Yoga » (S. yogajā), « née du Mantra » (mantrajā), « spontanée » (S. sahajā), et « née du Clan » (S. kulajā). (Source : White, Kiss of the Yoginī, p. 165). Le pratiquant Kaula est censé pratiquer avec les deux dernières śaktis. La śakti correspondant au type « née du clan » serait une prostituée. (White, p. 165) 
[11] Il serait le même que Jālandharipa (« l’homme de Jālandhara) ou encore Hāḍipa. Un des neuf premiers Nāths. 
[12] Davidson, reframing sahaja, p. 61 
[13] Et suivant donc le système ārya du Guhyasamaja.
[14] rdzu 'phrul slob ma. Roerich traduit par des disciples possédant des pouvoirs, mais il est plus probable qu'il s'agit de disciples produit miraculeusement, vu le denouement de l'histoire. 
[15] de kho na nyid mngon sum du ma rtog pas/ 
[16] Il faut conclure de cette anecdote, que le système ārya ne fonctionnait pas pour Buddhaśrījñāna, qui développera par la suite son propre système. 
[17] Egalement traduit par le duo Kamalaguhya et ye shes rgyal mtshan au 10ème siècle. 
[18] Nyingma : Many of Mañjuśrīmitra's works deal with a tantric text Mañjuśrīnāmasamgīti. He was the person who divided the Dzogchen teachings into three series of Semde, Longde and Manngagde. 
[19] (White, 2003), p. 163 [20] Roerich, p. 372