Ce maître est généralement situé au 8ème siècle, mais le moment de l’introduction, de la traduction ainsi que le contenu des textes qui lui sont attribués pourraient changer la donne. Toutes les données hagiographiques (datant du 10ème siècle) sur ce maître sont à prendre avec la plus grande précaution. Cependant pour donner une idée de ce que lui et son approche du Guhyasamāja représentent dans le bouddhisme, et de l’intention des auteurs hagiographiques, voici un résumé de ce que Vitapāda (T. sman zhabs), son disciple, et ‘Gos lotsāva écrivent[3] à son sujet dans les Annales bleues, qui suit fidèlement l'hagiographie écrite par Vitapāda[4].
Après avoir étudié auprès de Haribhadra (8ème siècle), Buddhajñānapāda aurait étudié à Guṇodaya[5] auprès d’un maître du nom de Citrarūpa (« de couleur bigarrée ») alias Vilāsavajra[6] (T. sgeg pa'i rdo rje S. Lilavajra ou Lalitavajra), réputé pour avoir « trouvé la Mahāmudrā[7] ». Il aurait ensuite étudié les Instructions sur les Séquences de l’Inconcevable (Acintyākramopadeśa) [de Kuddālapāda ?] auprès d'une yoginī du nom de Guṇeru[8] dans le pays d'Oḍiyāna, "contrée bénie de nombreuses ḍākinī".
En pratiquant les instructions de la yoginī Guṇeru, il a un rêve, dans lequel on lui dit d'aller retrouver une fille hors caste (S. caṇḍalī) de seize ans, qui lui était présentée comme étant une "Mahā-Lakṣmī[9]" « une yoginī née du Clan (S. kulajā) »[10]. Il alla immédiatement la retrouver. Ils vivaient ensemble et pendant huit mois, il la contentait (S. tuṣṭa T. mnyes par byas). Elle comprit que l'ācārya la voulait (T. la brod pa) comme Mahāmudrā. Afin qu'il ait les biens matériels (T. cha rkyen) nécessaires pour sa pratique, elle lui donna une petite instruction (T. phra mo'i lung bstal ba), qui lui permettait de réaliser le pouvoir (S. siddhi) du dieu des richesses Jambala (T. gnod gnas).
Il voyagea à Jālandhara [à Kanauj et Koṅkana], où il rencontra un siddha du nom "Balapāda" (T. byis pa chung ba'i zhabs)[11], Balīpāda pour Davidson, qui était très versé dans les Prajñā-tantra (T. shes rab kyi rgyud). [Il resta neuf ans avec lui pour étudier le Guhyasamaja[12] (sans doute selon la tradition ārya (de Nāgārjuna) Il est possible que Davidson le confond avec le maître suivant Rakṣitapāda ).
Il alla ensuite à 300 yoyanas au sud de Magadha (T. yul dbus), dans une grande forêt située dans la région connue sous le nom de Kaṃkona (dist. Guntur, Madra). Dans cette forêt vivait le maitre Rakṣitapāda, disciple de Nāgārjuna (le tantrique)[13], versé dans les upāya-tantra (T. thabs kyi rgyud). Ce maître vivait entouré de disciples[14] de différent castes et des prostituées (T. smad 'tshong ma). Il vivait pendant neuf ans parmi eux. Pendant une période de dix-huit mois, il vécut avec des yoginī en pratiquant « l'ascèse naturelle » (S. sahajacaryā T. lhan cig pa'i spyod pa). Bien qu'il soit très diligent, il n'arriva pas à accéder au Réel[15]. Quand il en parla avec son guru Rakṣitapāda, ce dernier lui dit "Moi non plus", ce qui le découragea un peu[16]… Suite à cela, il transforma sa mudrā en volume de texte qu'il attacha autour de son cou (T. mgul), et partit. La suite de l'histoire raconte sa rencontre avec l'ācārya Mañjuśrīmitra (T. 'jam dpal bshes gnyen). C'est auprès de ce dernier qu'il trouva la réalisation et c'est de celui-ci qu'il obtint la permission de rédiger sa version du tantra (Dvikramatattvabhāvana-mukhāgama[17]) ainsi que textes associés, 14 traités sur Guhyasamāja (T. chos bcu bzhi). Comme dit précédemment, il est à l'origine du système dit jñānapāda du Guhyasamāja (T. gsang ba ‘dus pa).
Ce qu’il faut retenir de l’apprentissage de Buddhaśrījñāna, c’est qu’il a étudié auprès de deux maîtres avant de réussir avec un troisième l'ācārya Mañjuśrīmitra [18]. Balapāda/ Jālandharipa à Kanauj et à Koṅkana, enseigna conformément aux Prajñā-tantra (T. shes rab kyi rgyud). Rakṣitapāda, « dans une grande forêt située dans la région connue sous le nom de Kaṃkona (dist. Guntur, Madra) », conformément aux Upāya-tantra (T. thabs kyi rgyud). Nous sommes ici peut-être en présence de la version bouddhiste de la fusion de Siddha Kula et du Yoginī Kula, qui était l’exploit de Matsyendra, pour lequel Abhinavagupta l’avait loué.[19] Abhinavagupta avait davantage systématisé et réformé les deux traditions. Mañjuśrīmitra est décrit comme un « moine à la robe ouverte » (T. dge slong ‘ban po sham thabs bye zhing/ Chez Davidson : byi ba’i sham thabs can (traduit par robe en peaux de souris…) = il faut sans doute lire "bye ba’i sham thabs can").
Selon ‘Gos lotsāva, Vitapāda aurait été un disciple direct de Buddhaśrījñāna. Il situe dans la même transmission, mais plus tard, Abhayākaragupta (T. 'jigs-med 'byung-gnas sbas-pa, mort en 1125). Toujours selon ‘Gos, la tradition de Buddhaśrījñāna fut introduite en premier au Tibet par Rin chen bzang po (958–1055). Buddhaguhya (T. sangs rgyas sang ba) et Buddhaśānta (T. sangs rgyas zhi ba) sont aussi considérés comme des disciples directs de Buddhaśrījñāna[20], et leur existence et présence au Tibet au 8ème siècle aurait été attesté par le Testament du clan de sBa (T. sba bzhed). Samten G. Karmay et Ron Davidson sont convaincus de l’authenticité de ce document.
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[1] Disciple de Haribhadra, ce qui le situerait au 8ème siècle. Haribhadra (seng ge bzang po) était un disciple de Shantarakshita et l’auteur dun commentaire très important sur l’Abhisamayalankara Selon Dowman, Buddhaúrījñāna serait le disciple de Saraha (p. 93). Il y aura aussi une lignée de Cakrasamvara venant de krishna passant par Bhadrapa, Vinapa, Tilopa
[2] Davidson, 1991:9 Cité par Gray dans sa thèse sur Cakrasamvara.
[3] Blue Annals, pp. 367-369
[4] Mdzes pa’i me tog ces bya ba rim pa gnyis pa’i de kho na nyid bsgom pa zhal gyi lung gi ‘grel pa (To 1866), traduction tibétaine (par Kamalaguhya et (Tsalana) ye shes rgyal mtshan) du Suksumanāmadvikramatattvabhāvanāmukhāgamavṛtti. Kamalaguhya/gupta avait travaillé avec le grand traducteur Rin chen bzang po (958-1055). Tsalana ye shes rgyal mtshan était roi de Samyé entre env. 920-950 (Source : The mirror illuminating the royal genealogies: Tibetan Buddhist ... Par Bsod-nams-rgyal-mtshan (Sa-skya-pa Bla-ma Dam-pa, p. 442), mais devint un moine plus tard dans sa vie. Il était aussi traducteur. (Source : Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture Par Ronald M. Davidson, p. 113)
[5] A 230 yojana (920 miles) au nord de Magadha, chez ‘Gos lotsāva Oḍiyāna.
[6] Auteur d’un commentaire sur le Mañjuśrīnāmasaṃgīti et le Guhyagarbha Tantra (T. rgyud gsang ba'i snying po)
[7] Phyag rgya chen po thob pa
[8] Davidson fait remarquer qu’ailleurs (toh 1853 Dvikramatattvabhāvana-mukhāgama), Guneru est appelé « Gunenu » et il s’agit d’un homme. Indian esoteric Buddhism: a social history of the Tantric movement Par Ronald M. Davidson, p. 410
[9] Lakṣmī est la déesse de la beauté et de la prospérité. Mahā-Lakṣmī appartient au huit Mères (S. mātṝkā T. ma mo).
[10] Vitapāda : Rigs las skyes pa’i rnal ‘byor ma. Chapitre 9 du KJN donne six types de śakti : « née du Champ » (S. kṣetrajā), « Né du Mont » (S. pīṭhajā), « née du Yoga » (S. yogajā), « née du Mantra » (mantrajā), « spontanée » (S. sahajā), et « née du Clan » (S. kulajā). (Source : White, Kiss of the Yoginī, p. 165). Le pratiquant Kaula est censé pratiquer avec les deux dernières śaktis. La śakti correspondant au type « née du clan » serait une prostituée. (White, p. 165)
[11] Il serait le même que Jālandharipa (« l’homme de Jālandhara) ou encore Hāḍipa. Un des neuf premiers Nāths.
[12] Davidson, reframing sahaja, p. 61
[13] Et suivant donc le système ārya du Guhyasamaja.
[14] rdzu 'phrul slob ma. Roerich traduit par des disciples possédant des pouvoirs, mais il est plus probable qu'il s'agit de disciples produit miraculeusement, vu le denouement de l'histoire.
[15] de kho na nyid mngon sum du ma rtog pas/
[16] Il faut conclure de cette anecdote, que le système ārya ne fonctionnait pas pour Buddhaśrījñāna, qui développera par la suite son propre système.
[17] Egalement traduit par le duo Kamalaguhya et ye shes rgyal mtshan au 10ème siècle.
[18] Nyingma : Many of Mañjuśrīmitra's works deal with a tantric text Mañjuśrīnāmasamgīti. He was the person who divided the Dzogchen teachings into three series of Semde, Longde and Manngagde.
[19] (White, 2003), p. 163 [20] Roerich, p. 372
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