La comparaison des deux textes, Le reflet du serpent noir (T. sbrul nag po’i stong thun) de Rongzompa et le Chant-vajra de Nāropa (T. rdo rje’i glu) fait ressortir la différence entre deux approches contemporaines. Les deux ont pour sujet l'illusion comme un serpent venimeux.
Notons d’abord que les deux auteurs étaient à peu près contemporains et qu’ils avaient vécu au 10-11ème siècle. Notons ensuite que le colophon du chant-vajra de Nāropa mentionne qu’il s’agit d’un chant-vajra de Mahāyoga. « Ainsi se termine le chant-vajra (S. vajra-gīti) de Mahāyoga de Nāropa[1]. » A l’époque de Nāropa et de Rongzompa, le Mahāyoga c’étaient les yogatantras supérieurs (S. anuttarayogatantra), comme e.a. le Guhya-samāja, le Guhyagarbha (au Tibet) et le Hevajra. Dans ces tantras et à l’aide de ces tantras, on s’identifiait à un heruka, un « héros » (S. vira T. dpa’ bo) pour confronter le Réel et pour l’utiliser directement.
C’est la méthode préconisée par Nāropa dans son chant-vajra :
« Ce n'est pas par des illusions poursuivant d'autres illusionsBien que voyant les illusions comme les illusions, le mahāyogin veut toujours les confronter et éliminer leur venin. Il s’identifie à cet effet à un héros, un heruka, ce qui lui permettra d’utiliser les illusions sans en être affectées. Rongzompa remarque à ce sujet qu’ils sont « semblables à ceux qui se remettent rapidement de la première frayeur à la vue du reflet du serpent, et qui ensuite grâce à leur engagement spirituel (S. vrata) pourront le saisir. »
Que l'on éliminera [le venin intoxicant du serpent]
Mais c’est en héros (S. vīra) engagé
Qu’il faut accéder le Réel (S. tathatā)
Plus on analysera (T. rnam dpyad) [les représentations]
Et plus on s'en débarrassera. »
Pour Rongzompa, il y a encore une autre méthode, qu’il place au-dessus de celle du mahāyoga, c’est la Grande perfection, le Dzogchen (sans mahāyoga, sans héros, sans vrata…).
« Comme [les phénomènes] sont semblables à une illusion, on comprend que le rejet, la peur, la volonté de les saisir concrètement etc. sont dictés par l’attribution d’une réalité (qu’ils n’ont pas). Les adeptes de ce système comprennent qu’il n’y a pas lieu d’agir face à ce qui est semblable une illusion. [Les phénomènes] n’ont rien qui doit être arrêté ou accompli. Dans ce système, toute notion (T. blo), qui est [de toute façon] semblable à une illusion, est accédée (T. chud pa S. praveśa). Faisant l’expérience directe de l’absence d'attributs dans les apparences, ils sont débarrassés de la moindre saisie d’une réalité, quelle soit ultime ou superficielle, ainsi que de toute vue/doctrine (T. lta ba). Par convention (T. tha snyad du S. vyavahāratas), cette Pensée est appelée "l'indifférence des vues" dans l’indissociabilité des vérités ultime et superficielle. »Le système de la Mahāmudrā enseignée par Maitrīpa, ressemble davantage au Dzogchen primitif et "pré-Nyingthik" de Rongzompa, qu’à l’approche mahāyoguique de Nāropa.
1. Véhicules 1.1 des auditeurs (S. śrāvaka) et 1.2 des bouddhas-pour-soi (S. pratyeka-buddha).
2. Le véhicule universaliste (S. mahāyāna) divisé en 2.1 Le système de la perfection de la lucidité (S. prajñāpāramitā), 2.2. Le système des mantra, classés en 2.2.1. la phase d’émergence ou génération 2.2.2. la phase de resorption ou perfection. La phase de resorption est encore divisée en 2.2.2.1. la perfection universelle (« Dzogchen ») et 2.2.2.2. le grand sceau universel (« Mahāmudrā »)[3].
Dans un autre classement, Gampopa distingue entre trois voies : la voie du renoncement (véhicule des auditeurs et bouddhas-pour-soi et grand véhicule), la voie de la transformation (système de mantras, mahāyoga…), la voie de la (re)connaissance (Dzogchen, Mahāmudrā)[4].
Telle était la situation dans l’école "Kagyupa" (qui n'existe pas encore), du temps de Gampopa, avant le retour en force du Mahāyoga et le déclassement de la Mahāmudrā de Gampopa en système de prajñāpāramitā.
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[1] Ma hA yo ga nA ro pa’i rjo rje’i glu rdzogs so/
[2] Selon David Jackson (Enlightenment by a single means, p. 16), dans un texte que Samten G. Karmay (The Great Perfection, p. 144, n. 38) a identifé comme le fameux « lhan cig skyes sbyor ». Il donne encore un autre classement du type « neuf véhicules » dans son tshogs chos legs mdzes ma.
[3] Extrait de tshogs chos legs mdzes ma : /de ltar gnyis yod pa las da res drang don mi ston/_nges don ston/_de la dbye na gsum yod pa las/_nyan rang gi theg pa mi ston/_theg pa chen po'i gdams ngag cig ston/_de la gnyis/_pha rol tu phyin pa'i theg pa dang gsang sngags 'bras bu'i theg pa'o/_/da res dang po de mi ston/_gnyis pa/_gsang sngags 'bras bu'i theg pa de ston/_de la gnyis/_bskyed pa'i rim pa'i gdams ngag dang rdzogs pa'i rim pa'i gdams ngag gnyis yod pa las/_'dir bskyed rim mi ston/_rdzogs pa'i rim pa'i gdams ngag ston/_de la gnyis/_rdzogs pa chen po'i man ngag dang phyag rgya chen po'i man ngag gnyis yod pa las/_'dir phyag rgya chen po'i gdams ngag ston/_de la yang dri bcas dang dri ma med pa gnyis yod pa las/_'dir dri ma med pa'i gdams ngag cig ston/
[4] Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/
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