samedi 30 avril 2022

Un thaumaturge itinérant qui se sédentarise au Tibet

Dampa Sangyé, statue (détail) (photo : taobao)

Dampa Sangyé, ou “Dampa l’indien”, comme la tradition tibétaine le surnomme, serait né à Kupadvipa en Inde du Sud, avec toutes ses dents. Cela n’arrive pas très souvent. C’était arrivé à Lao Tseu, qui avait demeuré 62 ans dans le ventre de sa mère, avant de naître. 

Détail de la naissance de Lao Tseu

Pour l’anecdote, la mère de Lao Tseu avait accouché de lui en s’appuyant (debout ?) contre un prunier. Ce sont des petits détails insolites comme ça qui intéressent un détective hagiographique avec un sens de suspicion développé, mais sain, et qui tente de découvrir si des ingrédients exotiques n'ont pas pu se glisser par mégarde dans des récits hagiographiques.

Pourquoi l’a t-on d’ailleurs surnommé Dampa l’Indien ? Les noms auxquels des textes canoniques tibétaines lui sont attribués sont Kamalaśīla et Kamalaśrī. Avec tous les moines, paṇḍits et yogis indiens qui se rendaient au Tibet et ailleurs, pourquoi Dampa a-t-il eu droit à ce qualificatif-là ? “The lady doth protest too much, methinks” ? Son père Viryavarman aurait eu pour métier “marchand de joyaux” (apprécié par le Sūtra du Lotus), ou capitaine. Il connaissait sans doute la route maritime vers la Chine, mais ce n’était pas par cette route que Dampa se serait rendu en Chine. Nous ne connaissons d’ailleurs pas l’année de naissance de Dampa, mais sa longévité aurait été extraordinaire. La tradition (nyingma) raconte que Kamalaśīla (c. 740-795) était une naissance précédente de Dampa Sangyé (mort en 1117), voire la même naissance, mais avant sa “transformation”/”transfert de conscience” (j’en parlerai plus tard). Selon Tsultrim Allione (Women of Wisdom), Padmasambhava se serait réincarné en Dampa Sangyé. Le même Padmasambhava qui aurait donné à Dampa la mission d’aller en Chine pour combattre la fausse doctrine de Heshang Moheyan (和尚摩訶衍)[1]. Après avoir passé 80 ans en Chine, Dampa aurait trouvé que la mission avait été accomplie, mais les chinois n’auraient pas voulu le laisser repartir. Ils avaient même ordonné au passeur de ne pas le faire traverser sur sa barque. Dampa laissa ses chaussures sur le bord du fleuve et traversa debout sur une feuille[2]… Autre détail insolite ! Lao-Tseu eut du mal pour aller vers louest, mais y était arrivé aussi. C’est en allant vers l’ouest que Dampa Sangyé arriva au Tibet, où il s’installa dans la plaine de Dingri.

Selon la tradition tibétaine, Dampa aurait fait cinq voyages au Tibet (BA, p.871), ou trois selon Dan Martin. Pendant le cinquième voyage, il revenait de Chine, où il serait resté 12 ans, et s’installa à Dingri, où il serait mort. Mais il aurait aussi pu mourir en Chine. Comme de nombreuses lignées, instructions et pratiques lui ont été attribuées, les hagiographes ont dû utiliser tous les outils à leur disposition. La carrière de Dampa Sangyé est très complexe et longue, avec de nombreux dei ex machina.

Un des plus impressionnants est la transformation de Kamalaśīla/Dampa le beau en Dampa nakchoung (dam pa nag chung), le Dampa “noir et petit”, tel que nous le connaissons. Kamalaśīla était très beau, Dampa est généralement décrit comme laid, ce qui est une caractéristique commune de pouvoir thaumaturgique (p.e. T’o le hideux (Aitai Tuo, “Ugly Tuo”), dans Philosophes taoïstes, Pléiade, p. 123, ou encore Aṣṭāvakraḥ, tib. bram ze brgyad gug, “Le bossu tordu en huit”). Cette transformation était possible grâce au pouvoir de transfert de la conscience sur le corps dun autre (tib. grong ‘jug 'pho ba), dont les hagiographes sont très friands. Un beau jour, Kamalaśīla/Dampa le beau[3] trouve un éléphant lui bloquant la route. Pour le déplacer, rien de plus simple qu’un transfert de conscience. Kamalaśīla/Dampa le beau s’occupe de la conscience de l’éléphant, tandis qu’un autre personnage au même pouvoir, Dampa noir et petit, s’occupe du corps de Kamalaśīla/Dampa le beau. Son nouveau corps lui plaît si bien, qu’il se sauve avec. Kamalaśīla/Dampa le beau se trouve désormais avec le corps noir et petit de Dampa noir et petit sur les bras[4]. C’est dans ce corps qu’il voyage au Tibet et en Chine, et qu’il devient célèbre[5].

Le corpus du Zhidjé* (zhi byed), et du gCod, dont la paternité est attribuée à Dampa Sangyé, est très vaste, tout comme les légendes autour de Dampa Sangyé, et les lignées qui remontent à lui. J’aimerais laisser de côté la majeure partie de ce qui lui est attribué, en me concentrant plus particulièrement sur la période chinoise et de Dingri, où Dampa finit par s’établir dans une communauté de femmes et d’hommes laïcs. Whatever happened in India, stays in India… Cela n’engage que ceux qui y croient, ou qui veulent faire l’inventaire des croyances.

En ce qui concerne ses aventures en Chine, Lotsawa Zhönnu-pel (1392–1481), l’auteur du Deb ther sngon po (Blue Annals), qui se base sur des écrits de l’école Zhidjé, explique que Dampa aurait fait 5 voyages au Tibet, et qu’à la fin de sa 3ème visite, il partit 12 ans en Chine (4ème voyage), pour enseigner le Zhidjé[6], après quoi il s’installa à Dingri (5ème voyage). Dans le passage sur la branche sKam, on voit Kamgom (skam sgom ye shes rgyal mtshan), qui souffrait d’hydropsie, attraper la lèpre, et être conduit auprès de Dampa, pour qu’il le guérisse. Après avoir passé 14 jours[7] avec Dampa, celui-ci dit qu’il part en Chine pour séjourner “avec la jñānaḍākinī” de Wu-t’ai-shan (ri bo rtse lnga)[8]

Mañjuśrī en mode Sthavira (Fenggan) rencontre Dampa
en train de faire gCod (anachronisme) (photo : Chou)

Dans le passage sur la lignée dite “séparée” (brgyud pa thor bu ba, BA p. 911), on apprend une anecdote sur le voyage vers Wu-t’ai-shan, avec un genre de tunnel spatiotemporel entre la Chine (une grotte à Wu-t’ai-shan) et Bodhgaya, qui aurait permis à Dampa de récupérer une incantation (dhāraṇī de Uṣṇīṣavijayā). Mais Wen-Shing Lucia Chou a prouvé que la même anecdote existait déjà pour le traducteur Cachemirien Buddhapāli (voir note 8). Ce genre de téléscopages et de confusions, intentionnelles, de bonne foi, stratégiques, didactiques, etc., sont habituelles dans les hagiographies.

Buddhapāli (à côté de son pilier avec l'Uṣṇīṣavijaya dhāraṇīsūtra)
rencontre un Mañjuśrī en mode biblique...
(Dunhuang, photo : Chou) 

C’est en 1097, que Dampa serait arrivé à Dingri (BA, p. 912). Et c’est ici que cela devient intéressant. Des anciens (rgan pa) de Dingri venaient le voir en lui disant que c’est pas convenable qu’un homme d’une région/un pays voisin(e) (la Chine ?) s’installe à cet endroit (tib. nged rang gi yul ‘dir mtha’ mi sdod du bcug pas mi ‘ong)[9], et voulurent le chasser. Dampa répliqua : “Voyons qui était ici en premier, vous ou moi. Quand j’étais arrivé dans cette région [dans un passé lointain], elle était comme ceci et comme cela. Ensuite, elle était comme ceci, et plus tard elle est devenue comme cela.” Les anciens furent incapables de répondre et sont repartis[10]. Argument irrecevable pour nous. Une simple question de charisme, d’autorité et de volonté, Dampa en appelle à sa longévité, et donc à ses pouvoirs surnaturels, et à sa “mission”. La personnalité de Dampa l’emporte. Sans doute avait-il aussi précisé qu’il venait originairement de l’Inde, et il devint “Dampa l’Indien”, même s’il venait factuellement d’arriver de Chine[11]. Dampa prit une femme dans la communauté de Dingri[12], ce qui confirme son statut de yogi laïc. L’arrivée à Dingri s’inscrit dans “le 5ème voyage” et marquerait le début des instructions de la lignée ultérieure (brgyud pa phyi ma).

Pourquoi cette résistance de la part des “anciens” ? Il y avait peut-être déjà des moines bouddhistes dans la région. Quoi qu’il en soit, le thaumaturge itinérant prend l'ascendant dans la région de Dingri. Cela n’aurait pas été la première ou la dernière fois que cela arrive. Voyons par exemple la vie du célèbre thaumaturge itinérant tibétain Milarepa, et lépisode avec le moine Loteun (chant n° 42). Il y eut de toute façon des tensions entre les monastères et les communautés qui se formaient autour de thaumaturges et yogis.

Il est intéressant aussi que ‘Gos lotsawa mentionne qu’on dit qu’il existe toujours, à son époque, une lignée ininterrompue de Dampa en Chine (tib. de’i gdams pa dang sgom rgyud ding sang yang ma chad par yod grags so). Rappelons-nous que Dampa est également considéré au Tibet comme une émanation de Dharmabodhi[13]. Tsangnyeun Heruka (1452-1507), le “fou de Tsang”, l’auteur des Cent milles chants de Milarepa, raconte la rencontre entre Milarepa et Dampa (n° 53), mais aussi la rencontre entre Milarepa et un certain Dharmabodhi (n° 33)[14], contemporain de Milarepa, qui vient de l’Inde. Les deux se seraient rencontrés au Népal sur l’invitation de Shila Bharo. La teneur des deux chants de Dharmabodhi pourrait s’apparenter à du "Ch’an" au sens large. Dharmabodhi souhaite que les deux puissent se retrouver rapidement à Sukhāvatī (? dpal bde ba rgyas pa’i zhing khams) pour s’y adonner aux chants (dbyangs len par spro bas). Selon Gene Smith, l’identification de Dampa Sangyé avec Bodhidharma serait le fruit de l'imagination de Lcang skya Rol pa'i rdo rje (1717-1786)[15], élevé et éduqué dans un milieu chinois. Notons tout de même que des rapprochements entre l’enseignement de Dampa et le bouddhisme en Chine reviennent sans cesse. Était-ce nécessairement spécifiquement du “Ch’an” ?

Beaucoup de “name dropping”, des clichés et des mèmes, mais peu de faits. C’est la matière même des hagiographies. Le lien entre Dampa et la Chine reste obscur. Le contenu de certaines de ses instructions[16] sont en effet compatibles avec des approches du Ch’an et du taoïsme. Dans ce cadre, Dampa Sangyé ferait un parfait thaumaturge itinérant façon chinoise (le zhenren, tel que le définit Yves Robert[17]). Il semblerait d’ailleurs que Dampa buvait beaucoup[18]. Il me manque des références plus solides pour ce trait de caractère (laissez moi un message si vous en connaissez).

La tradition rappelle de différentes façons que Dampa avait pour mission d’enseigner la prajñāpāramitā. Ce serait au bodhisattva Aparajita, que Bouddha Śākyamuni aurait prophétisé qu’il répandrait la prajñāpāramitā “dans le Nord[19]. Dampa aurait été ce bodhisattva. Il aurait été également Kamalaśīla, qui lors du Concile de Lhasa avait débattu avec Heshang Moheyan, et que Padmasambhava aurait envoyé en Chine pour y faire la même chose qu’au Tibet, c’est-à-dire pour corriger la doctrine (“la vue”), qui y était enseignée[20]. La même mission, quand il alla en Chine en tant que Dampa Sangyé, en 1101 selon le Bod rgya tshig mdzod chen mo (vol. 3, pp. 3218-19). Dans la tradition Nyingmapa, il existe la théorie que Dampa “prétendait mourir à plusieurs reprises en Chine[21]. Il enseigna des méthodes graduelles ou subites, en fonction du disciple. Kunga, son successeur, reçut la méthode graduelle[22]. “Enseigner la prajñāpāramitā” pouvait consister aussi en la simple transmission et la récitation du mantra du Sūtra du Coeur, qui a donné son nom à l’école “Zhi byed[23].

L’apaisement de la souffrance, et notamment des souffrances mentales[24] semblait avoir été l’activité principale de Dampa, et s’il fallait passer par la thaumaturgie, cela ne l’effrayait pas. Comme son nom tibétain “Dampa” (dam pa) l’indique, il était tout à fait qualifié pour être un “saint homme”, un “zhenren” (仙人, ou shenren). Dans la tradition tibétaine, sa sagesse folle nest cependant pas toujoursmodérée. mais ce sera pour un autre blog. Il y en encore beaucoup à dire sur ce sujet.

Confucius présente le petit Bouddha à Tchouang-tseu
(dynastie Qing)


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*Zhijé Collection : The Tradition of Pha Dampa Sangyas: A Treasured Collection of his Teachings Transmitted by T[h]ug[s] sras Kun dga’, ed. B. Nimri Aziz, 5 vols. (Thimphu, Bhutan: Kunsang Tobgey, 1978–79). XIIème s

***

[1] Lion of Siddhas, The Life and Teachings of Padampa Sangye, David Molk & lama Tsering Wangdu Rinpoche, 2008.

[2]Beidu's antinomian behavior did not diminish his sanctity in the eyes of the laity, who venerated him for his supernatural powers. Indeed these were the miraculous powers that earned him his nickname "Beidu" (literally, "crossing by the cup"). The name derives from his practice of crossing rivers by means of a wooden cup, which he tossed into the water and rode to the other shore. "Without the aid of wind or oars, [he would cross the water] at such speed that he appeared to be flying."Crazy Ji, Meir Shahar, p.38. Beidu mort en 426, mentionné dans les Biographies des moines éminents de Huijiao (4).

[3]Meanwhile, a dark-skinned Indian adept named Dampa Nak-chung, who had the same talent, animated Dampa’s beautiful abandoned corpse, leaving Dampa no choice but to inhabit Nakchung’s ugly one.” Sarah Harding, Zhije: The Pacification of Suffering: Essential Teachings of the Eight Practice Lineages of Tibet.

[4] Sarah Harding, Zhije: The Pacification of Suffering: Essential Teachings of the Eight Practice Lineages of Tibet.

[5] C’est du moins la version de la transmission orale selon Karma Chagmed, Ri chos mtshams kyi zhal gdams, Tashi Jongs, Palampur, Himachal Pradesh, India.

[6] BA, p. 912. Selon Dan Martin, cela aurait été plutôt une retraite : “He also stayed in China, meditating at Wu-t’ai Shan for some twelve years.” Padampa Sangye: A History of Representation of a South Indian Siddha in Tibet.
8 It has been recently demonstrated with some certainty that the main part of the story Tibetans tell about Padampa’s stay in Wutai Shan (in Tibetan, Ri-bo Rtse-lnga, or Mount Five Peaks) is a story borrowed from an Indian master who stayed there centuries before him. See Chou, 2011,136-7.”

Chou, Wen-Shing Lucia. 2011. “The Visionary Landscape of Wutai Shan in Tibetan Buddhism from the Eighteenth to the Twentieth Century.” PhD diss., Berkeley, University of California.
Moreover, the notion that the timely introduction of a sacred text could quell all calamities in troubled times has also been integral to the establishment of the cult of Wutai Shan. In the mountain’s most beloved story of an early encounter with Mañjuśrī, frequently depicted in the Dunhuang murals, the Diamond Cave of Wutai Shan was seen as a portal for the spread of Buddhism from India to China in times of hardship. 68 In this legend, the Kashmiri monk Buddhapāli (Ch. Fotuo poli 佛陀波利) comes to Wutai Shan to pay respect to Mañjuśrī. When he arrives at Wutai Shan in the year 676, longing to meet Mañjuśrī, an old bearded man in white appears and asks Buddhapāli if he had brought with him a particular Uṣṇīṣavijayā-dhāraṇī sutra (Figure 4.14). When Buddhapāli replies with a negative, the old man asks him to go back to India and return with the text in translation, as the magic power of the dhāraṇī could eliminate all the great diseases and calamities suffered by people in the land of China. Overcome with joy and devotion, Buddhapāli duly returns with the translated text in the year 683. He is ushered into the Diamond Cave by Mañjuśrī and never seen again.”, Chou, p. 136. 

Ce passage correspond à celui dans Blue Annals, p. 911-912. Gos Lotsawa confond donc Dampa et Buddhapāli, plutôt un traducteur spécialisé en dharani. La légende de Dampa semble être reconstituée d’éléments de bric et de broc.

[7] D’abord une introduction à la nature de l’esprit à l’aide de deux méthodes: une introduction à la nature de la maladie et à la nature de la méditation. Ensuite, les quatre nobles vérités, le refuge etc.

[8] Blue Annals, p. 898

[9] Deb ther sngon po, vol II, p. 1064, BA, p. 912

[10] BA, p. 912

[11] Peut-être Dampa était-il né dans le Sud de l’Inde, et qu’il s’était rendu en Chine par la mer, avec un groupe de moines bouddhistes, voire par la route de la soie, après avoir passé du temps dans les monastères du Nord de l’Inde. Peut-être avait-il appris le chinois en Chine, ce qui lui aurait permis en effet d’enseigner le Zhidjé aux chinois pendant 12 ans. Il aurait dû être doué en langues. Mais les événements de sa vie légendaire sont bien trop nombreuses, pour être possibles d’un point de vue historique humain. Donc, il faut faire un tri, aussi arbitraire soit-il.

[12] BA, p. 916. Dame ‘Bar ma.

[13]Others, such as Dan Martin, the preeminent scholar on the subject, insist on “three sojourns” based on textual evidence. The subject is significantly complicated by the belief that Dampa Sangye was identical to the Indian scholar Kamalashīla (c. 740–795) (from his Indian name, Kamalashrī or Kamalashīla) as well as the Indian patriarch of Chinese Ch’an Buddhism, Bodhidharma (late fourth to early fifth centuries). This gives him a life span of some 570 years, which is explained by his practice of “taking the essence” (gcud len). Not only that, it situates him on both sides of the legendary philosophical debate that took place at Samyeling (circa 797) between factions headed by Indian Kamalashīla on the one side and the Chinese Ch’an monk Heshang Moheyan on the other, arguing over the question of instantaneous versus gradual enlightenment.” Sarah Harding, Zhije.

[14] The Hundred Thousand Songs of Milarepa, Garma C.C.Chang, vol. II, chant n° 33, p.371

[15] Emptiness Yoga: The Tibetan Middle Way, Jeffrey Hopkins, p.451, note 26. “Gene Smith (p. 4) describes this identification as “a strange flower produced from Lcang-skya’s fertile mind”.” Smith , E. Gene. introduction to N. Gelek Demo, Collected Works of Thu'u-bkwan Blo-bzang-chos-kyi- nyi-ma (Delhi, 1969), vol. 1.

[16] Je pense notamment à Dampa sKam (BA p. 898-899) ou à la Mahāmudrā de Dam pa rMa (chos kyi shes rab) de la lignée intermédiaire : Rma’i phyag rgya chen po snyan brgyud kyi gdams ngag ces grags pa’i khrid (dans la collection gDams ngag mdzod).

[17] L’ivresse d’éveil, Faits et gestes de Ji Gong le moine fou, Les Deux Océans, p. 18 et suivantes. “Le zhenren, c’est l’homme réalisé, l’homme vrai, conforme à sa nature, l’homme divin.” p. 14

1. est dégagé du système familial 2. refuse de s’occuper de la moindre fonction d’état 3. est par définition un vagabond, un errant, un voyageur 4. choisit l’anonymat ou entretient le doute sur sa véritable nature 5. est par définition compatissant (daci dabei) Dans le cas d’un moine fou : 6. est traité de fou par ses contemporains 7. est un ivrogne 8. est reconnu comme une incarnation vivante (huofo) 9. est anticlérical. Par conséquent, il est un patriarche (Ch’an). On pourrait ajouter 10. l'utilisation de la nudité pour Dampa.

[18] "I remember it was on that occasion that Allen Ginsberg decided to play devil’s advocate, and said, “What is the dharmic or a-dharmic reason for Trungpa Rinpoche’s drinking? And, as his students, how should we relate to that?” Of course, a deathly silence fell over the room, and I think the vajra guards were ready to jump him and cut his tongue out, but I translated it for Kalu Rinpoche. Rinpoche sort of smiled and said, “Well, let me tell you first about Padampa Sangye. Padampa Sangye was a real boozer and a lot of his students had a problem with that, and one of them finally asked him why, if he was an enlightened master, he was always drunk. And Padampa said, ‘Ah, the Padampa may be impaired, but the döndampa (absolute) is not.’” Interview with Lama Chökyi Nyima, Lotsawa House

[19] Lion of Siddhas, David Molk, p. 14

[20] Lions of Siddhas, p. 15

[21] Khetsun Sangpo, selon Jeffrey Hopkins, Meditation on Emptiness, p.537

[22] Lions of Siddhas, p. 18

[23] L’abréviation de “Dam chos sdug bsngal zhi byed”, le parfait dharma qui apaise la souffrance, dérivé d’un épithète du “mantra-coeur de la perfection de la sapience” (skt. bhagavatīprajñāpāramitāhṛdaya, tib. bcom ldan ’das ma shes rab kyi pha rol tu phyin pa’i snying po (Toh. 21).

[24] Voir Crazy Wisdom in Moderation: Padampa Sangyes Use of Counterintuitive Methods in Dealing with Negative Mental States, Dan Martin

[25] 2. dam pa'i chos sdug bsngal thams cad zhi bar byed pa'i brgyud pa mtha' ma'i gtam rgyud kyi snying po. This title so far unknown, evidently a historical text, evidently on the Later Transmission lineage. ??? Volume 4 {NGA}

dimanche 24 avril 2022

Le phénomène des thaumaturges itinérants en Chine

Qici (détail), par le peintre Liang Kai 

En lisant Crazy Ji Chinese Religion and Popular Literature de Meir Shahar, (1998), on apprend que la Chine médiévale comptait de nombreuses sortes de thaumaturges itinérants, y compris de type “fou divin”, c’est-à-dire un “saint” au comportement antinomique, transgressant les préceptes religieuses. Ce sont dans ce cas ces pouvoirs miraculeux qui montrent que l’on a affaire à un “saint”, en contact avec un monde surnaturel. Le personnage du fou divin se trouve d’ailleurs dans toutes les religions, ou plutôt a su se faire une place dans toutes les religions, et même d’une certaine façon (le comportement antinomique) dans la philosophie (les cyniques, les sceptiques, les stoïciens, etc.).

La forme la plus ancienne en Chine se trouve dans le milieu chamane. La “folie” se manifeste alors dans une transe, une possession, permettant au dieu de faire connaître sa volonté à travers le médium. Ensuite, il y eut des “fous divins” dans les grandes religions de la Chine, notamment dans le taoïsme. Par exemple, Tao Hongjing (陶弘景 456- ca. 536), l'ermite de Huayang (Mont Mao), qui atteint l’immortalité avant son maître, et qui entretint des relations avec des lettrés bouddhistes intéressés par son savoir. Les “sages cachés” (tib. sbad pa’i rnal ‘byor) comme Laozi et Zhuangzi. La difformité physique aussi peut être considérée comme une forme “antinomie” naturelle, pointant vers un lien avec le surnaturel. Il y a le cas d’Aitai Tuo[1] (mentionné dans le ch. V du Zhuangzi) au visage ingrat, mais possédant “la vertu invisible”, “la vertu c’est le maintien de l’harmonie parfaite”.
L’idéal du saint l’amène à considérer l’intelligence comme un rameau inutile, le contrat comme une glu, la vertu comme un joint, le travail d'artisan comme un commerce. Le saint ne fait aucun projet, à quoi lui sert l'intelligence? Il ne dis aucune chose, à quoi lui sert la glu? Il ne perd rien, à quoi lui sert la vertu? Il ne fabrique aucune marchandise, à quoi lui sert le commerce? Les quatre qualités s'appellent la nourriture du ciel. La nourriture du ciel, c'est dire que le ciel nourrit. Qui reçoit du ciel la nourriture, aura-t-il encore besoin de l'homme? Il a la forme de l'homme, mais non le sentiment de l'homme. Ayant une forme humaine, il vit parmi les hommes; n’ayant pas de sentiment humain, il n'est point troublé par les notions de bien et de mal. Il est tout petit, ayant appartenu au genre humain; il est extrêmement grand, ayant parachevé son ciel à lui.”[2]
Les sept sages par Lu Tanwei

L’idéal du sage selon Zhuangzi avait inspiré un groupe d’aristocrates du IIIème siècle, connu sous le nom des “Sept Sages de la forêt de bambous” (Zhulin qixian 竹林七賢).
La tradition veut qu’ils se soient réunis dans un « bosquet de bambous » de la demeure de Xi Kang et se soient livré à des « causeries pures », buvant, fumant et célébrant les trois arts : poésie, calligraphie et musique. Des comportements excentriques leur sont attribués : excès de boisson, nudité… et surtout irrespect des rites dans un monde encore soumis aux conventions du confucianisme.”
En feignant la folie, des "sages" comme Ruan Ji (210-263)[3] ont su “échapper à la haine et la jalousie de leurs contemporains, au despotisme des princes et aux folies commises par ceux qui étaient au pouvoir[4].

Cette vie de Bohème et l’amour du vin ont continué de se développer sous la dynastie Tang, où des lettrés (p.e. Li Bai 701-762) on produit des oeuvres iconoclastes tel “Huit immortels de la coupe de vin” sur les huit Immortels taoïstes. C’est dans ce milieu qu’est né le qualificatif “fou” (dian 癲). Le célèbre calligraphe Zhang Xu ( 張旭 VIIIème), ne faisait ses calligraphies qu’en état d’ivresse (parfois avec ses propres cheveux) et fut surnommé Zhang le fou (Zhangdian).

Calligraphie de Zhang XU sous influence

Ce genre de folie a été utilisé par des maîtres bouddhistes chinois dans un cadre plus ou moins orthodoxe, notamment dans le Ch’an, mais aussi par des thaumaturges itinérants, bouddhistes ou autres, qui transgressaient les préceptes religieuses (viande, alcool), très populaires dans le peuple, car plus proches d’eux, et à qui on attribuait des pouvoirs miraculeux, de guérison, divination, etc. Contrairement aux moines dans leurs temples, ils étaient itinérants, toujours sur les routes, et leurs habits étaient souvent sales et usés. Ils étaient moins présentables.

Le trio de Tientai

Meir Shahar mentionne le “trio de Tientai” (天台三聖), Fenggan, Hanshan et Shide (IXème siècle), dont l’historicité est mise en question, mais qui renforce l’idée d’un certain idéal de liberté parmi des ermites bouddhistes. Ce trio est souvent représenté endormis ensemble, et Fenngan est toujours suivi par un tigre domestiqué. Fenngan vivait des reliefs de la cuisine du monastère de Guoqing à proximité.

Fenggan de Li Que (XIIIème)

Qici
(契此 mort en 916, image en tête du blog) est un moine itinérant devenu célèbre après sa mort, par son aspect physique. Il était plus connu sous le nom “Besace en toile” (Budai, ou Budai heshang), qui fréquente actuellement tous les hypermarchés et centres de jardinage de France et d'ailleurs.
Transportant tout son nécessaire dans une besace en toile, il se distinguait par sa corpulence et un comportement loufoque et imprévisible mais bienveillant; on lui prêtait de plus des dons de voyance exceptionnels. Il serait mort en méditation au temple Yuelin (岳林寺 / 嶽林寺, yuèlín sì), dans sa province d’origine, en 916, en prononçant ces mots : « Ce Maitreya est le vrai Maitreya, il est présent sous des milliards de formes; il se montre constamment, mais personne ne le reconnaît. ». Une légende en faisait l’incarnation de Maitreya : on prétendit l’avoir aperçu après sa mort, des images pieuses le représentant commencèrent à circuler.Wikipedia
Les aventures des thaumaturges itinérants devenaient aussi un genre littéraire, dont la plupart des auteurs furent des laïcs. Des anthologies apparurent au XII-XVème siècle[5]. La plupart des moines itinérants transgressaient les préceptes, et vivaient en marge des monastères. Beaucoup parmi eux n’avaient pas reçu de formation bouddhiste et n’étaient pas ordonnés. Les transgressions en matière de continence dans la littérature des “moines fous” se limitaient le plus souvent à une simple transgression sous la forme de rapports avec des femmes publiques, et n’avaient pas lieu dans un cadre tantrique, comme c’est le cas dans le vajrayāna.

Les services rendus à la population par les thaumaturges itinérants étaient entre autres ceux d’un guérisseur, exorciste, et divin. Ils étaient experts en amulettes, charmes et incantations. Comme exemple, Shahar résume la vie de Huiji[6] (mort en 1134), racontée par Hong Mai dans les chroniques de Yijian (Yijian zhi). Après une vision d’une jeune déesse dans un chariot, Huiji quitte sa femme, se fait moine, et part en voyage en feignant la folie (yangkuang). Sa célébrité posthume est surtout due aux chroniques et à la “fiction vernaculaire” (expression de Shahar).

La même chose vaut pour l’immensément populaire moine fou Ji Gong (濟公 1130/33-1209). A la fois populaire chez les élites que chez le peuple. Chez le peuple, cela passe par la possession d’un médium, et chez les élites par lécriture automatique (“spirit writing”)

La situation était-elle très différente au Tibet à la même époque ? Quelle était l’ampleur des traditions monastiques sous l’empire tibétain (VII-IXème siècle) ? Sous le règne de l’empereur Lang Darma et après, les monastères perdaient leurs bienfaiteurs et l’on empêcha les moines de s’impliquer politiquement. Le Dharma n’était plus contrôlé et fleurissait librement…dans les hameaux (pagus).

Extrait d'un article de Pierre Arènes publié dans la Revue d’Études Tibétaines, octobre 2003 n° 4[3]
« Si l’on considère, en outre, que, durant cette période, étaient apparus en même temps que des ouvrages authentiques, de nombreux textes apocryphes[4] ainsi que maints faux pandits[5] et “tantristes et précepteurs (religieux) de village” (grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams)[6] ne s’autorisant, tels certains psychanalystes modernes, que d’eux-mêmes et faisant, sans vergogne, commerce de leur activité[7], il devient extrêmement difficile d’écarter le problème posé par l’ignorance des textes et commentaires ou par leur interprétation grossièrement ou subtilement fautive, en un mot, il devient impossible de mettre en doute l’utilité, voire la nécessité de l’herméneutique. »
Pendant la “Renaissance tibétaine”, le Tibet se tourne vers lOuest, et c’est le début de la Deuxième propagation. Les monastères et les moines montent en puissance. Ce ne sera cependant pas la fin des thaumaturges itinérants, et les laïcs (yogi) jouent aussi leur rôle dans cette renaissance, grâce à l’essor des nouveaux tantras (uttarayogatantra), qui s’échangent contre de l’or, et qui se défendent par la magie. Le Tibet sera partagé entre monastères puissants, des dynasties de yogis lettrés et des thaumaturges itinérants, parfois très populaires.

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[1] T’o le hideux, dans Philosophes taoïstes, Pléiade, p. 123

[2] Philosophes taoïstes, Pléiade, p. 125-126

[3] La version chinoise de l’Etranger de Camus, qui à la vue de tous mangeait de la viande et buvait de l’alcool pendant la période de deuil de sa mère, tout en étant très affecté par la mort de celle-ci. (Shahar, p. 31.

[4] Shahar, p.31

[5]The miracle worker's clientele consisted of lay persons, and it is therefore not surprising that much of the literature on wonder workers was written by members of the laity. Collections of popular lore such as Hong Mai's (1123-1202) Yi Jian's Record (Yi Jian zhi) include many anecdotes on itinerant miracle workers, and local gazetteers, inform us of the fame these holy men enjoyed in specific localities. In addition, literary anthologies such as the Extensive Records Compiled During the Taiping Period (Taiping guangji; 978) and encyclopedias such as the Comprehensive Collection of Ancient and Modern Charts and Writings (Gujin tushu jicheng; 1725) have special sections on Buddhist miracle workers.23 Finally, biographies of wonder workers were written even by members of the ruling elite. The Yongle emperor (r. 1403-25) himself compiled a hagiographic collection on miracle workers, entitled Biographies of Saintly Monks (Shenseng zhuan) (preface dated 1417), and his father, the Ming founder Zhu Yuanzhang (r. 1368-98), left us a biography of an eccentric miracle worker, Zhoudian (Crazy Zhou), whom he personally consulted.” Crazy Li, p. 35

[6]Huiji's supernatural powers earned him fame in Taining and neighboring counties. He demonstrated his magical skills by healing, exorcising ghosts, and telling fortunes. "[He] was able to cast a spell on water so that it would cure diseases, and pilgrims from hundreds of miles around lined up to see him." He was equally capable of "catching demons in broad daylight." In one instance, the local magistrate dreamed that a young woman set his official residence on fire. Huiji realized that an evil female spirit was the cause of the dream, and he proceeded to exorcise her. The blood of the injured spirit gushed forth, and she never bothered the magistrate again. The exorcist ritual performed by Huiji in this instance is indistinguishable from those of the Taoists or shamans. His other miraculous feats had no identifiable Buddhist characteristics either. For example, rainmaking by self-immolation (threatened or real) was performed by shamans, as well as by government officials, throughout Chinese history.39 Even the mythology surrounding Huiji's magic was by no means Buddhist. The divine woman revealed to him was not a Buddhist goddess, but a Chinese one. Similar goddesses were encountered by scores of Taoist hermits, as well as by artists and poets of no religious affiliation whatever. Huiji was thus a Buddhist by his own testimony only. As Valerie Hansen has pointed out, his identification as such was probably significant for his unlettered clientele, to whom it suggested that he had access to the divine authority revealed in Buddhist Scriptures.” Crazy Li, p. 43