samedi 16 avril 2022

Un prédécesseur chinois de Droukpa Kunleg ?

Ji Gong, le moine fou

J’étais frappé par une certaine ressemblance entre la popularité du “moine fou” Ji Gong (濟公 1130/33-1209) en Chine et à Taiwan, etc., et le “fou divin” Droukpa kunleg (‘brug pa kun legs 1455-1529) au Tibet, et au Bhoutan. Les deux semblent avoir réellement existé, mais tout ce que l’on sait d’eux est noyé dans des légendes.
Droukpa Kunleg
(dessin kuenseldzongkhaonline.blogspot.com)

Droukpa Kunleg est considéré comme un avatar de Śavaripa, et, comme ce dernier, est représenté avec un arc, des flèches et un chien de chasse. On aime aussi le représenter comme Milarepa, la main droite à l’oreille. Tout comme Milarepa, le père de Droukpa Kunleg aurait été assassiné. Son oncle paternel aurait alors épousé sa mère. Son oncle le confie encore enfant (13 ans) au Seigneur (Mi dbang) de Rin spungs, dont il devient le serviteur. Il se fait moine, mais aurait élevé en même temps une famille dans le monastère (Stein, p. 14). Puis il devient le yogi errant connu des légendes.

Ji Gong devient moine (Daoji) (détail, article Vincent Durand-Dastès
)

Ji Gong
(濟公, ou encore Ji-le-Fou 濟顚,), qui s’appelle de naissance Li Xiuyuan (李修元), le fils de Li Chunmao, précepteur impérial, et d’une femme du clan Wang, était né à Hangzhou, dans le comté de Tiantai. Il était considéré comme une réincarnation de "l’arhat qui soumet le dragon" (紫金罗汉). Le doyen Xingkong (性空长老) lui donna le nom (de refuge) Xiuyuan (修元). A l’âge de 18 ans, ses parents moururent l’un après l’autre[1], et il se fit moine au temple de Lingyin (la branche Yangqi de l'école Linji, "Rinzai") à Hangzhou, célèbre pour son culte des 16/18 sthavira/arhat/luhoan/lohan. On lui donna comme nom de moine Daoji. Son maître de dhyāna, un aveugle(?), s’appela Hui Yuan/Yuan Xia tang (“Yuan-de-la-salle-des-aveugles”). Ji Gong s’endormait souvent en méditation, en tombant de son siège, il ne renonçait pas à l'alcool et à la viande (de préférence de la viande de chien à l’ail), aimait chanter des chansons paillardes et se promener en ville. On le représente souvent habillé en haillons, sale, tenant à la main un éventail cassé. Les autres moines se plaignaient de lui, mais son maître dit "La porte Zen est vaste, ne peut-il pas y avoir de la place pour un moine fou (济颠)) ?[2]"

Jardin des arhats à Lingyin, autour de Budai/Maitreya

Ji Gong

Avant sa mort, le doyen lui passa son manteau[3]. Quand le doyen est mort, les moines se sont emparés des biens du maître et l'ont forcé à partir. Il a commencé à errer autour du lac de l’Ouest de Hangzhou. Un an plus tard, il retourna à Lingyin, où il y avait un nouvel abbé. Mais Ji Gong se lia d'amitié avec des fonctionnaires, buvait et mangeait de la viande. Ivre, on l’envoya dans un bordel, où il vivait avec des prostituées. Le nouvel abbé de Lingyin apprenant la nouvelle voulait le punir. Ji Gong est alors allé au temple de Jingci, où le doyen le nomma “moine secrétaire", car il était un lettré. S’occupant bien du temple de Jingci, qui prospéra, le doyen de Lingyin, furieux, a envoyé quelqu’un (Zhao Taishou) pour remettre de l’ordre. Le temple fut incendié et le doyen emprisonné… Ji Gong leva des fonds pour la reconstruction du temple, et avait même reçu un don de l’empereur. En deux ans, le temple fut reconstruit. Ji Gong était également un guérisseur réputé, et on le consultait beaucoup. Après son décès, le temple devint un lieu de pèlerinage populaire, où des courtisans, des fonctionnaires et la population venaient faire brûler des encens.

Ce sont les faits aussi bruts que possibles, mais on y décèle déjà des éléments symboliques. Son maître aveugle, qui ne voit pas les fautes de Ji Gong, ou qui s’en fiche, contrairement à la communauté de Lingyin. L’aspect extérieur du moine fou. Il est censé être la réincarnation d’un arhat/sthavira, peut-être Angida or Angaja (Yin-kie-t'e), tenant une chasse-mouche et un bol d’encens. Angaja est connu pour la propreté et la fragrance de son corps. L’éventail de Ji Gong est déchiré, il porte des haillons, et il pue l’alcool et la viande. D’ailleurs, au Japon un moine dépravé est appelé “namagusabouzu” (なまぐさぼうず , 生臭坊主). Cela commence mal. Quand le doyen meurt, c’est cependant Ji Gong qui aurait hérité de son manteau. Une sorte de remake de l’histoire du sixième patriarche Huineng ? Ji Gong est chassé du monastère et finit par s’installer au temple de Jingci, une concurrence s’installe entre les deux monastères, et c’est Jingci qui semble l’emporter du vivant de Ji Gong.

Dans la plus ancienne hagiographie, “Entretiens de Ji-le-Fou”, Ji est un jeune lettré de bonne famille, qui se rend au monastère escorté de ses serviteurs. Entrant au monastère et apercevant une statue de Guanyin, “déesse de la miséricorde”, il compose spontanément un verset :
Une main qui bouge : mille mains ont bougé
Un œil regarde : mille regards ont brillé.
Toi que l’on nomme : « celle au libre regard souverain »,
Qu’as-tu besoin d’en tenir tant en tes mains ?
Le ton est donné. Le doyen demande à Ji Gong de renvoyer ses serviteurs. La méditation l’ennuie, il s’endort et tombe sans cesse, il reçoit de nombreux coups de bambou, il ne mange que de la bouillie, pas de viande ni alcool. Ji n’en peut plus.
Votre disciple a deux mots de Bouddha à vous dire à ce sujet. — Dis-les moi donc, dit le doyen.
— Un petit morceau : Bouddha dit bravo !
Un peu de viande : Bouddha ne réprimande !
Un petit coup : Bouddha s’en fout !
— C’est fort bien tourné, dit le doyen ! Mais il te faudra tout de même veiller à ne plus manquer de résolution
. ”
Ji Gong renverse le siège du maître (détail, article Vincent Durand-Dastès)

Pour ce qui est de la transmission. En devenant moine, le doyen lui avait donné comme voeux ceux du refuge et les cinq interdits : “tuer, voler, te livrer à la fornication, boire de l’alcool et te mettre en colère, tu ne feras plus rien de tout cela. Chaque jour tu iras à la salle des Nuages pratiquer la méditation.” Mais Ji est impatient, et il n'a pas l'impression de progresser. Puis un beau jour :
— Mais, dit Daoji, depuis le jour où je vous ai pris pour maître, je n’ai pas progressé d’un pas ! Comment dans ces conditions parviendrai-je à recueillir le Fruit essentiel ? — Quelle impatience de mauvais aloi, dit le doyen ! Mais il en sera comme tu le voudras : approche !
Daoji s’avança et le doyen, l’attirant à lui, lui donna une gifle en disant : « Qu’il soit éveillé ! » Daoji se redressa, regarda le doyen, et, tête la première, fonça sur lui, le jetant au bas de sa chaise de méditation. Puis il s’enfuit en courant. « Au voleur », s’écria le doyen ! Tous les moines accoururent auprès de lui et demandèrent : — Qu’a-t-on volé ? — Le trésor du Chan ! — Qui l’a volé ? — C’est Daoji ! — Pas de problème, dirent les moines, nous allons vous l’attraper ! — N’en faites rien, dit le doyen : je le lui redemanderai moi-même dès demain
.”
Et voilà comment Daoji devient définitivement fou. Le lendemain, le doyen avait encore un petit doute et posa à l'assemblée la question de ‘l’affaire présente”.
— Y a-t-il parmi vous quelqu’un qui se souvienne de ‘l’affaire présente[4]’ ?
Entendant cela, Daoji, qui se trouvait aux bains en train de se laver, répondit : « Moi, je sais ! » Et, raccrochant en vitesse son tablier de bains et passant son froc, il courut jusqu’à la salle des Nuages saluer le doyen des mains jointes : — Votre disciple se souvient de ‘l’affaire présente’ ! — Si tu t’en souviens, alors présente-là aux yeux de tous !

Aussitôt, devant le trône de la Loi, Daoji exécuta une galipette, dévoilant de la sorte ses ‘affaires de devant’! Tous les moines se mirent à pouffer derrière leurs manches, mais le doyen s’exclama : « Il est vraiment des miens ! » et quitta le trône de la Loi. Tous les moines se dispersèrent à sa suite
.”
Les moines présentent alors au doyen une pétition réclamant vingt coups de bâton comme punition, mais le doyen retourne la pétition et écrit ces mots célèbres au verso :
Large est la porte du Chan ! Comment ne pourrait-elle livrer passage à un moine frappé de folie ?”
Mais “Pour « folie », dian 顛, le doyen avait écrit « vérité », zhen 真. Et il rendit la punition ainsi commentée au capiscol
.”
La distribution du patrimoine du doyen, Ji Gong distribuant des coups de bâton 
(détail, article Vincent Durand-Dastès)

Avant de mourir, le doyen transmet à Ji Gong son "bol et son manteau".
Sa récitation achevée, le doyen dit : « Tout ce que je possède comme « bol et vêtements » reviendra exclusivement à Daoji. Et je ne veux nul autre que lui pour mettre le feu à mon bûcher funéraire. » À peine avait-il prononcé ces mots que, assis, il se transforma et s’en fut.”
Ji Gong met le feu au bûcher, mais le patrimoine du doyen, il n’en veut pas. Il invite les moines à se servir, et lorsque ceux-ci s’emparent des biens du doyen il leur donne des coups de bâton sur la tête. Il refuse de devenir leur doyen et s’en va. ‘Dans le fourneau, pas de place à la fois pour la glace et pour le charbon’ !

The Mad Monk, film de Ching Siu-Tung et Johnnie To 

Les histoires, légendes, hagiographies, films, séries télé ayant Ji Gong pour sujet se sont multipliés. Selon Meir Shahar, auteur de “Crazy Ji Chinese Religion and Popular Literature” (1998) il était un des nombreux moines thaumaturges itinérants, vivant à la marge des monastères. Un peu à l’instar des arhats/sthavira dont Ji Gong aurait été une réincarnation. Ces arhats jouent un rôle important dans le bouddhisme chinois, car ils sont censés combler le vide laissé par Bouddha Śākyamuni en attendant la venue de Maitreya. Il leur incombe de protéger et sauvegarder la Loi. Par tous les moyens… Si les mahāsiddha ont des prédécesseurs, ne cherchez plus.

Arhat n° 18 Fuhu arhat, avec un petit air de Ḍombi Heruka

***

 Ji Gong, Beiyi Sanchifu temple, Taiwan
"Souliers cassés, coiffe abîmée, soutane déchirée
Tu te moques de moi, il se moque de moi, mon éventail est déchiré
Je voyage partout
Bouddha assis dans mon cœur
Je suis là où il y a de l'injustice
Je suis là où il y a de l'injustice"

鞋兒破  帽兒破  身上袈裟破
你笑我  他笑我  一把扇兒破
天南地北到處遊
佛祖在我心裡坐
哪裡有不平哪有我
哪裡有不平哪有我

Paroles de chanson
 

Il existe une traduction française d'une hagiographie plus tardive. L'ivresse d'éveil. Faits et gestes de Ji Gong le moine fou, Yves Robert, Les Deux Océans, 1989

[1] Dans la version de Vincent Durand-Dastès, le père meurt, et ce sont sa mère (?) et son oncle qui l’envoient Ji au monastère. Il s’appuie sur l’hagiographie la plus ancienne, à savoir “Les « Entretiens de Ji-leFou », ‘racontés’ (xushu 敘述) par un certain Shen Mengpan 沈孟柈 et gravés en 1569 à Hangzhou”.

[2] 禅门广大,难道容不下一个疯癫和尚. La plupart des détails viennent de La biographie complète de Ji Gong” (济公全传) sur le site web gj.zdic.net. Complété par l’article “Le bonze dément et le doyen clairvoyant, ou comment Jigong fit lapprentissage de la folie” de Vincent Durand-Dastès

[3] 长老圆寂,把衣钵传给道济。

[4] La “grande affaire” ? du Sûtra du Lotus où il est dit que les bouddhas n'apparaissent en ce monde que pour la seule « grande affaire » de sauver les êtres.
Un moine zen, un homme de la Voie est libre, il est autonome, il n’a pas de boy, pas d’esclave. Il n’a pas d’objet d’étude particulier. Pour lui, manger faire la vaisselle, aller aux toilettes, c’est la grande affaire. Toutes les activités de notre vie doivent être prises avec ce sérieux-là.” Hei jo shin kore do, la spécificité du zen sôtô, Taiun Jean-Pierre Faure

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