Des pièces en argent "kārṣāpaṇa" |
La pierre d’angle du bouddhisme c’est la croyance en la réincarnation, la continuation des aventures de l’âme après la mort du corps physique, tant que l’âme dispose du combustible des fruits des bons ou mauvais actes. La réincarnation cesse quand il n’y a plus de production de karma, et quand tout karma accumulé est épuisé.
Dans ses méthodes de conversion, le bouddhisme met en avant la croyance en le karma et la réincarnation. Les récits des vies antérieures jouent un rôle important pour instiller et répandre cette croyance. Ces récits peuvent prendre la forme de jātaka, les histoires des vies antérieures du Bouddha, et d’avadāna (tib. rtogs brjod), qui racontent les vies antérieures de bouddhas et de bodhisattvas. Ces histoires peuvent se retrouver dans des textes canoniques (Vinaya) ou dans des collections d’avadāna. Ces récits familiarisent leur audience avec l’idée de la réincarnation, si elle n’était pas déjà acquise, et la renforcent en ceux qui l’ont déjà.
La roue de l'existence à 5 sections (devas & asuras en une seule) photo: Himalayan Art 16319 |
Un des avadāna de la collection “Divyāvadāna” (Récits divins)[1] explique de façon décomplexée la nécessité de convertir et de motiver les fidèles. Il s’agit du 21ème chapitre de la collection, intitulé Sahasodgata-avadāna. Dans cet avadāna, on apprend entre autres comment Mahāmaudgalyāyana, qui a la capacité de se rendre dans les cinq (sic !) mondes de la Roue de l'existence, a pour mission de convertir et affirmer la foi, en décrivant les cinq mondes, leurs souffrances, et l’origine des souffrances spécifiques. Dans le Sahasodgata-avadāna, le Bouddha se demande pourquoi Mahāmaudgalyāyana est toujours accompagné de beaucoup de monde, et Ānanda lui explique, que c’est parce qu’on lui envoie systématiquement les cancres, pour que Mahāmaudgalyāyana leur fasse peur et les pousse vers la religion. Le Bouddha, qui comprend que Mahāmaudgalyāyana ne peut pas être partout à la fois, dit qu’il faudra fabriquer une roue à cinq sections (pañcagaṇḍakaṃ cakraṃ, représentant les cinq mondes) et la placer à l’entrée de chaque monastère[2]. En-dessous de chaque roue il faut ajouter les deux versets suivants[3] :
“Commencez; sortez de la maison ;Ou selon la traduction anglaise d'Andy Rotman
appliquez-vous à la Loi du Bouddha ;
renversez l’armée de la mort,
comme un éléphant renverse une hutte de roseaux
Celui qui marchera sans distraction dans
cette discipline de la loi,
après avoir échappé à la révolution des naissances,
mettra un terme à sa douleur”.[4]
“Strive [sampādetha]! Go forth! [pravrajya]Quand les passants demandent “Ami qu’est-ce ceci ?”, un moine expliquerait de quoi il en retourne. Au départ cela a dû se passer assez mal, car il y avait apparemment beaucoup de nigauds parmi les moines, et donc le Bouddha décida qu’il fallait désigner un moine expert en réincarnationisme pour expliquer la roue et sa signification aux passants[6]. Au mieux, le passant rejoint le Saṅgha par la suite. Pour les autres, l’avadāna raconte l’histoire édifiante d’un fils de chef de famille à Rājagṛha, qui s’appelle Sahasodgata. Très déçu de la conduite débauchée de son fils, le père quitte la famille, prend un bateau et périt. Le fils était pris en charge par sa mère. Un jour, Sahasodgata passe avec un ami devant un monastère, voit la roue, et pose des questions au moine expert, qui lui parle des enfers, etc., et de la conduite qui y conduit. Pour mettre fin à la réincarnation, il faut s’engager dans la vie religieuse. Je résume la conversation en la mettant au goût du jour.
Apply yourselves to the teachings of the Buddha!
Destroy the army of death
as an elephant would a house of reeds.
Whoever diligently follows
this dharma and monastic discipline
will abandon the endless cycle of rebirth
and put an end to suffering.”[5]
- Impossible, dit Sahasodgata, n'y a-t-il pas une autre solution ?
- Tu pourrais prendre les cinq voeux (Pañcasīla)...
- Impossible, autre chose ?
- Tu pourrais nourrir le Saṅgha du Bouddha. Avec le bon karma accumulé, tu éviteras les enfers, etc., et tu pourras même renaître parmi les devas.
- Impeccable ça ! Cela me coûterait combien de pièces kārṣāpaṇa ?
- 500 kārṣāpaṇa.
- Ça c’est possible.
L’avadāna explique ensuite tous les efforts de Sahasodgata (fils d’un simple paysan), qui va travailler comme journalier. Il n’arrive pas à travailler assez pour gagner les 500 kārṣāpaṇa et explique au patron pourquoi il a besoin de cette somme. Le patron, assez dévot, comprend bien l’intérêt de servir le Saṅgha, et lui promet de lui donner de sa poche ce qui manque aux 500 kārṣāpaṇa. Le fils a cependant un doute, ce ne serait pas entièrement son mérite, cela lui permettrait de renaître parmi les deva ? Il pose la question directement au Bouddha.
- Prends son argent, dit le Bouddha, c’est un homme de foi.
- Et ma naissance parmi les deva ?
- C’est comme si c'était fait, prends son argent[7] !
Le fils prépare la maison de sa mère pour recevoir le Bouddha et ses moines. Un groupe de six moines hésite. Manger chez un journalier, que pourrait-il bien servir, il ne gagne rien ! Les six moines font leur tour habituelle et rejoignent ensuite le Bouddha et les autres moines. Nouveau doute du fils, il s’en explique avec le Bouddha.
- Les moines ne m’ont pas remercié, la naissance en deva est toujours d’actualité ?
- T’inquiète, rien que de les avoir laissé entrer chez toi suffit pour une naissance divine.
L’impolitesse et l’ingratitude éventuelles des moines n’y changent rien, le mérite du soutien au saṅgha à lui seul suffit pour faire fructifier son karma. C’est magique. On note au passage, qu’à l’époque des avadāna (IIème siècle environ), il y avait encore cinq mondes, et non six. Les asura/génies allaient monter en puissance et jouer un rôle important dans le bouddhisme ésotérisant. Les révélations et les Sciences divines et leurs raccourcis pratiques (siddhi) arrivent souvent par leur entremise.
L’avadāna qui ouvre la collection du Divyāvadāna, est celui de (Śroṇa) Koṭikarṇa (tib. gro bzhin skyes rna ba bye ba ri[8]), le fils d’un riche marchand à Vāsava, qui naquit avec un joyau dans l’oreille. Son bon mérite était ostentatoire. Comme il était né sous la constellation de Śravaṇa, et que son joyau auriculaire valait dix millions, son nom était “Né sous Śravaṇa avec une oreille valant dix millions”. Quand son père lui reprochait la vie de jeune débauché, il décida d’aller sur le grand océan, avec 500 marchands, pour faire du commerce. Un vent favorable les amène à l’Île aux joyaux (Ratnadvīpa), où ils chargent leur navire en joyaux. Sur le voyage retour, ils accostent sur un pays où se trouve une ville en fer (tib. yi dags kyi grong khyer), qui était habité par des “esprits avides”, des mânes, des preta, incapables de manger et de boire (pour la simple raison que ce sont les esprits des morts, donc désincarnés). Quand Koṭikarṇa demande s’ils ont de l’eau, le simple mention du mot “eau” fait accourir 500 pretas. Koṭikarṇa fait la connaissance de pretas qui lui répètent tous des versets avec le même refrain :
“Nous étions abusifs et méprisants,Le refrain étant :
Nous étions avides et avares.
Nous n'avons pas fait la moindre offrande.
C'est pourquoi nous sommes arrivés dans le royaume des pretas (pretalokam).[9]”
“Nous n'avons pas fait la moindre offrande.Le message est clair. Chacun des preta que rencontre Koṭikarṇa a son histoire, et lui donne un message destiné à leurs proches encore en vie. Koṭikarṇa devient le porteur de ces messages et le témoin de l’existence des preta et de la raison de leur renaissance en preta. En rentrant chez lui, Koṭikarṇa veut devenir moine. Il va voir Mahākātyāyana et devient un arhat. Mahākātyāyana l’amène voir le Bouddha. Il charge Koṭikarṇa de lui poser cinq questions[11], qui se rapportent à des modifications de la règle des moines vivant en dehors de l’Inde (fait anachronique intéressant), que le Bouddha accepte. Le Bouddha raconte la vie antérieure de Koṭikarṇa à l’époque du Bouddha Kāśyapa, ce qui est l’objet de l’avadāna.
C'est pourquoi nous sommes arrivés dans le royaume des pretas (pretalokam)”[10].
Dans les textes bouddhistes, l’avadāna de Koṭikarṇa est souvent cité comme une preuve de l’existence des preta.
“Les premiers [preta] sont brûlés par tout ce qu’ils absorbent. Les seconds mangent des excréments, boivent de l’urine ou dévorent leur propre chair qu’ils ont découpé, à l’exemple des prétas que découvrit Śroṇa (Koṭikarṇa) dans un lieu désert.” Le Précieux ornement de la libération, Padmakara, p.99La source des détails de la vie des pretas est un avadāna, qui au Tibet est intégré dans le Vinaya ('dul ba gzhi / ko lpags kyi gzhi / 'dul ba). Le péché des pretas était de ne pas faire la moindre offrande. Pour aider les ancêtres décédés, dans les limbes, ou dans une naissance malheureuse, il faut se tourner vers le Saṅgha bouddhiste. En aidant le Saṅgha, on évite une renaissance malheureuse.
[1] Divine stories : Divyāvadāna, traduit par Andy Rotman, 2008, Wisdom Publications
[2] “The five realms of existence are to be depicted,” the Blessed One said, “the realms of hell beings, animals, hungry ghosts, gods, and humans.221 Down below, various hell beings are to be depicted, as well as animals and hungry ghosts; up above, gods and humans. The four continents are to be depicted—Pūrvavideha (Eastern Videha), Aparagodānīya (Western Godānīya), Uttarakuru (Northern Kuru), and Jambudvīpa. In the middle, attachment, hate, and delusion are to be depicted—attachment in the form of a dove, hate in the form of a serpent, and delusion in the form of a pig. And images of the Buddha are to be depicted overlooking the circle of nirvāṇa.” Divine Stories,
[3] “On les rapportait à Çakyamouni lui-même ; il les avait fait mettre sous son portrait, que Bimbisâra envoyait en présent à Roudrâyana, roi de Rorouka.”
[4] Du bouddhisme, M. J. Barthélemy Saint-Hilaire Note : Roudrayana avadâna, Brâhmana Dârikâ, Djyotishka, Prâtihârya Soûtra et Avadâna Çalaka, M. E. Burnouf, Introd. d l'hist du Bouddh. ind., p. 342, 184 et 203, et Lotus de la bonne Loi, p. 629 ; Csoma de Kôrôs, analyse du “Doul va” [‘dul ba] tibétain, Asiat. Researchs, I. XX, p 79.)
[5] Divine stories, Rotman
[6] “The Blessed One said that a five-sectioned wheel should be made in the entrance hall, and so the monks made one. Brahmans and householders would come and ask, “Noble one, what is this that’s drawn here?”
“Friends,” they would say, “we also don’t know.”
Then the Blessed One said, “A monk is to be appointed in the entrance hall who can explain the five-sectioned wheel to those brahmans and householders who visit.”
The Blessed One said that a monk should be appointed, so they appointed monks but did so indiscriminately, choosing ones who were childish and foolish, immature and lacking virtue. They themselves didn’t understand the five-sectioned wheel—how could they explain it to the brahmans and householders who would visit
So the Blessed One said, “A competent monk is to be appointed.” Divine Stories, Rotman
[7] “I could feed the Blessed One along with the community of his disciples. But I haven’t earned enough. That householder says that he’ll provide the rest. Blessed One, what should I do?”
“Son,” he said, “take it. The householder is a man of faith.”
“Blessed One, I’ll still be reborn among the gods, won’t I?”
“Son, you will be reborn there. Just take it.”
[8] 'dul ba gzhi / ko lpags kyi gzhi / 'dul ba.
[9] “We were abusive and scornful,
We were greedy and stingy.
We didn’t make even the smallest offerings.
That’s why we’ve come to the ancestral realm.”
[10] Tib. sbyin pa ci yang ma btang bas// bdag cag yi dags 'jig rten lhags//
[11] “[1] In the lands beyond the border, ordinations may be performed by five monks, if at least one of them is a master of the monastic discipline.
[2] Sandals are to be worn that are lined with just a single palāśa leaf, not with two or three. If it gets worn out, it should be disposed of and a new one should be procured.
[3] [Skins may be used.]190
[4] One may bathe frequently.
[5] If a monk sends another monk robes, once they’ve been sent off from here and if they are not delivered to their intended recipient [in the requisite time], no one has committed a serious misdeed involving forfeiture.”
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