Qici (détail), par le peintre Liang Kai |
En lisant Crazy Ji Chinese Religion and Popular Literature de Meir Shahar, (1998), on apprend que la Chine médiévale comptait de nombreuses sortes de thaumaturges itinérants, y compris de type “fou divin”, c’est-à-dire un “saint” au comportement antinomique, transgressant les préceptes religieuses. Ce sont dans ce cas ces pouvoirs miraculeux qui montrent que l’on a affaire à un “saint”, en contact avec un monde surnaturel. Le personnage du fou divin se trouve d’ailleurs dans toutes les religions, ou plutôt a su se faire une place dans toutes les religions, et même d’une certaine façon (le comportement antinomique) dans la philosophie (les cyniques, les sceptiques, les stoïciens, etc.).
La forme la plus ancienne en Chine se trouve dans le milieu chamane. La “folie” se manifeste alors dans une transe, une possession, permettant au dieu de faire connaître sa volonté à travers le médium. Ensuite, il y eut des “fous divins” dans les grandes religions de la Chine, notamment dans le taoïsme. Par exemple, Tao Hongjing (陶弘景 456- ca. 536), l'ermite de Huayang (Mont Mao), qui atteint l’immortalité avant son maître, et qui entretint des relations avec des lettrés bouddhistes intéressés par son savoir. Les “sages cachés” (tib. sbad pa’i rnal ‘byor) comme Laozi et Zhuangzi. La difformité physique aussi peut être considérée comme une forme “antinomie” naturelle, pointant vers un lien avec le surnaturel. Il y a le cas d’Aitai Tuo[1] (mentionné dans le ch. V du Zhuangzi) au visage ingrat, mais possédant “la vertu invisible”, “la vertu c’est le maintien de l’harmonie parfaite”.
“L’idéal du saint l’amène à considérer l’intelligence comme un rameau inutile, le contrat comme une glu, la vertu comme un joint, le travail d'artisan comme un commerce. Le saint ne fait aucun projet, à quoi lui sert l'intelligence? Il ne dis aucune chose, à quoi lui sert la glu? Il ne perd rien, à quoi lui sert la vertu? Il ne fabrique aucune marchandise, à quoi lui sert le commerce? Les quatre qualités s'appellent la nourriture du ciel. La nourriture du ciel, c'est dire que le ciel nourrit. Qui reçoit du ciel la nourriture, aura-t-il encore besoin de l'homme? Il a la forme de l'homme, mais non le sentiment de l'homme. Ayant une forme humaine, il vit parmi les hommes; n’ayant pas de sentiment humain, il n'est point troublé par les notions de bien et de mal. Il est tout petit, ayant appartenu au genre humain; il est extrêmement grand, ayant parachevé son ciel à lui.”[2]
Les sept sages par Lu Tanwei |
L’idéal du sage selon Zhuangzi avait inspiré un groupe d’aristocrates du IIIème siècle, connu sous le nom des “Sept Sages de la forêt de bambous” (Zhulin qixian 竹林七賢).
“La tradition veut qu’ils se soient réunis dans un « bosquet de bambous » de la demeure de Xi Kang et se soient livré à des « causeries pures », buvant, fumant et célébrant les trois arts : poésie, calligraphie et musique. Des comportements excentriques leur sont attribués : excès de boisson, nudité… et surtout irrespect des rites dans un monde encore soumis aux conventions du confucianisme.”En feignant la folie, des "sages" comme Ruan Ji (210-263)[3] ont su “échapper à la haine et la jalousie de leurs contemporains, au despotisme des princes et aux folies commises par ceux qui étaient au pouvoir”[4].
Cette vie de Bohème et l’amour du vin ont continué de se développer sous la dynastie Tang, où des lettrés (p.e. Li Bai 701-762) on produit des oeuvres iconoclastes tel “Huit immortels de la coupe de vin” sur les huit Immortels taoïstes. C’est dans ce milieu qu’est né le qualificatif “fou” (dian 癲). Le célèbre calligraphe Zhang Xu ( 張旭 VIIIème), ne faisait ses calligraphies qu’en état d’ivresse (parfois avec ses propres cheveux) et fut surnommé Zhang le fou (Zhangdian).
Calligraphie de Zhang XU sous influence |
Ce genre de folie a été utilisé par des maîtres bouddhistes chinois dans un cadre plus ou moins orthodoxe, notamment dans le Ch’an, mais aussi par des thaumaturges itinérants, bouddhistes ou autres, qui transgressaient les préceptes religieuses (viande, alcool), très populaires dans le peuple, car plus proches d’eux, et à qui on attribuait des pouvoirs miraculeux, de guérison, divination, etc. Contrairement aux moines dans leurs temples, ils étaient itinérants, toujours sur les routes, et leurs habits étaient souvent sales et usés. Ils étaient moins présentables.
Le trio de Tientai |
Meir Shahar mentionne le “trio de Tientai” (天台三聖), Fenggan, Hanshan et Shide (IXème siècle), dont l’historicité est mise en question, mais qui renforce l’idée d’un certain idéal de liberté parmi des ermites bouddhistes. Ce trio est souvent représenté endormis ensemble, et Fenngan est toujours suivi par un tigre domestiqué. Fenngan vivait des reliefs de la cuisine du monastère de Guoqing à proximité.
Fenggan de Li Que (XIIIème) |
Qici (契此 mort en 916, image en tête du blog) est un moine itinérant devenu célèbre après sa mort, par son aspect physique. Il était plus connu sous le nom “Besace en toile” (Budai, ou Budai heshang), qui fréquente actuellement tous les hypermarchés et centres de jardinage de France et d'ailleurs.
“Transportant tout son nécessaire dans une besace en toile, il se distinguait par sa corpulence et un comportement loufoque et imprévisible mais bienveillant; on lui prêtait de plus des dons de voyance exceptionnels. Il serait mort en méditation au temple Yuelin (岳林寺 / 嶽林寺, yuèlín sì), dans sa province d’origine, en 916, en prononçant ces mots : « Ce Maitreya est le vrai Maitreya, il est présent sous des milliards de formes; il se montre constamment, mais personne ne le reconnaît. ». Une légende en faisait l’incarnation de Maitreya : on prétendit l’avoir aperçu après sa mort, des images pieuses le représentant commencèrent à circuler.” WikipediaLes aventures des thaumaturges itinérants devenaient aussi un genre littéraire, dont la plupart des auteurs furent des laïcs. Des anthologies apparurent au XII-XVème siècle[5]. La plupart des moines itinérants transgressaient les préceptes, et vivaient en marge des monastères. Beaucoup parmi eux n’avaient pas reçu de formation bouddhiste et n’étaient pas ordonnés. Les transgressions en matière de continence dans la littérature des “moines fous” se limitaient le plus souvent à une simple transgression sous la forme de rapports avec des femmes publiques, et n’avaient pas lieu dans un cadre tantrique, comme c’est le cas dans le vajrayāna.
Les services rendus à la population par les thaumaturges itinérants étaient entre autres ceux d’un guérisseur, exorciste, et divin. Ils étaient experts en amulettes, charmes et incantations. Comme exemple, Shahar résume la vie de Huiji[6] (mort en 1134), racontée par Hong Mai dans les chroniques de Yijian (Yijian zhi). Après une vision d’une jeune déesse dans un chariot, Huiji quitte sa femme, se fait moine, et part en voyage en feignant la folie (yangkuang). Sa célébrité posthume est surtout due aux chroniques et à la “fiction vernaculaire” (expression de Shahar).
La même chose vaut pour l’immensément populaire moine fou Ji Gong (濟公 1130/33-1209). A la fois populaire chez les élites que chez le peuple. Chez le peuple, cela passe par la possession d’un médium, et chez les élites par l’écriture automatique (“spirit writing”) …
La situation était-elle très différente au Tibet à la même époque ? Quelle était l’ampleur des traditions monastiques sous l’empire tibétain (VII-IXème siècle) ? Sous le règne de l’empereur Lang Darma et après, les monastères perdaient leurs bienfaiteurs et l’on empêcha les moines de s’impliquer politiquement. Le Dharma n’était plus contrôlé et fleurissait librement…dans les hameaux (pagus).
Extrait d'un article de Pierre Arènes publié dans la Revue d’Études Tibétaines, octobre 2003 n° 4[3]
« Si l’on considère, en outre, que, durant cette période, étaient apparus en même temps que des ouvrages authentiques, de nombreux textes apocryphes[4] ainsi que maints faux pandits[5] et “tantristes et précepteurs (religieux) de village” (grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams)[6] ne s’autorisant, tels certains psychanalystes modernes, que d’eux-mêmes et faisant, sans vergogne, commerce de leur activité[7], il devient extrêmement difficile d’écarter le problème posé par l’ignorance des textes et commentaires ou par leur interprétation grossièrement ou subtilement fautive, en un mot, il devient impossible de mettre en doute l’utilité, voire la nécessité de l’herméneutique. »Pendant la “Renaissance tibétaine”, le Tibet se tourne vers l’Ouest, et c’est le début de la Deuxième propagation. Les monastères et les moines montent en puissance. Ce ne sera cependant pas la fin des thaumaturges itinérants, et les laïcs (yogi) jouent aussi leur rôle dans cette renaissance, grâce à l’essor des nouveaux tantras (uttarayogatantra), qui s’échangent contre de l’or, et qui se défendent par la magie. Le Tibet sera partagé entre monastères puissants, des dynasties de yogis lettrés et des thaumaturges itinérants, parfois très populaires.
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[1] T’o le hideux, dans Philosophes taoïstes, Pléiade, p. 123
[2] Philosophes taoïstes, Pléiade, p. 125-126
[3] La version chinoise de l’Etranger de Camus, qui à la vue de tous mangeait de la viande et buvait de l’alcool pendant la période de deuil de sa mère, tout en étant très affecté par la mort de celle-ci. (Shahar, p. 31.
[4] Shahar, p.31
[5] “The miracle worker's clientele consisted of lay persons, and it is therefore not surprising that much of the literature on wonder workers was written by members of the laity. Collections of popular lore such as Hong Mai's (1123-1202) Yi Jian's Record (Yi Jian zhi) include many anecdotes on itinerant miracle workers, and local gazetteers, inform us of the fame these holy men enjoyed in specific localities. In addition, literary anthologies such as the Extensive Records Compiled During the Taiping Period (Taiping guangji; 978) and encyclopedias such as the Comprehensive Collection of Ancient and Modern Charts and Writings (Gujin tushu jicheng; 1725) have special sections on Buddhist miracle workers.23 Finally, biographies of wonder workers were written even by members of the ruling elite. The Yongle emperor (r. 1403-25) himself compiled a hagiographic collection on miracle workers, entitled Biographies of Saintly Monks (Shenseng zhuan) (preface dated 1417), and his father, the Ming founder Zhu Yuanzhang (r. 1368-98), left us a biography of an eccentric miracle worker, Zhoudian (Crazy Zhou), whom he personally consulted.” Crazy Li, p. 35
[6] “Huiji's supernatural powers earned him fame in Taining and neighboring counties. He demonstrated his magical skills by healing, exorcising ghosts, and telling fortunes. "[He] was able to cast a spell on water so that it would cure diseases, and pilgrims from hundreds of miles around lined up to see him." He was equally capable of "catching demons in broad daylight." In one instance, the local magistrate dreamed that a young woman set his official residence on fire. Huiji realized that an evil female spirit was the cause of the dream, and he proceeded to exorcise her. The blood of the injured spirit gushed forth, and she never bothered the magistrate again. The exorcist ritual performed by Huiji in this instance is indistinguishable from those of the Taoists or shamans. His other miraculous feats had no identifiable Buddhist characteristics either. For example, rainmaking by self-immolation (threatened or real) was performed by shamans, as well as by government officials, throughout Chinese history.39 Even the mythology surrounding Huiji's magic was by no means Buddhist. The divine woman revealed to him was not a Buddhist goddess, but a Chinese one. Similar goddesses were encountered by scores of Taoist hermits, as well as by artists and poets of no religious affiliation whatever. Huiji was thus a Buddhist by his own testimony only. As Valerie Hansen has pointed out, his identification as such was probably significant for his unlettered clientele, to whom it suggested that he had access to the divine authority revealed in Buddhist Scriptures.” Crazy Li, p. 43
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