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mardi 22 décembre 2015

Retour vers un bouddhisme non-théiste


The Buddha as an ascetic.
Gandhara, 2-3rd century CE. British Museum

L’intériorisation du rituel bouddhiste

Quand on regarde l’histoire des religions, on peut voir plusieurs évolutions parallèles. Une évolution d’une forme polythéiste, vers une forme monolâtre, monothéiste, moniste. Une évolution d’une dualité forte, vers une dualité mitigée puis la non-dualité. C’est dans cette dernière que s’inscrit le processus d’intériorisation d’une religion. D’abord un Dieu (quel qu’il soit) totalement transcendante, totalement différencié de sa création. Puis une création qui est la manifestation, le reflet du divin, mais un reflet difforme, ou une illusion. Et finalement un Dieu immanent, présent en sa création avec une pincée de transcendance (fairy dust ?) toutefois. Sinon, ou va le monde ?

On voit une progression similaire dans l’évolution des tantras bouddhistes, à en croire la classification traditionnelle des tantras bouddhistes en différentes catégories. Dans le commentaire du Mahāvairocana-abhisaṃbodhi-tantra par Buddhaguhya (première moitié du VIIIème siècle), ce dernier distingue entre kriyātantras et yogatantras, les premiers considérant les Bouddhas comme extérieurs et faisant leur culte à l’aide de supports externes ou visualisés. Des offrandes réelles leur sont présentées. Tandis que dans les yogatantras, les offrandes sont imaginées et présentées par des déesses d’offrandes, comme il ressort d’un manuscrit de Dunhuang (je remarque que les liens ne fonctionnent pas souvent, entre alors la référence IOL Tib J 447 dans la fenêtre de recherche).[1] Ces offrandes sont appelées « secrètes », car elles sont visualisées intérieurement (tib. nang gi ting nge ‘dzin) et « faites » (tib. rgyu) de « gnose de l’éveil ». Comme elles sont invisibles aux auditeurs et aux bouddhas-par-soi, elles sont appelées « secrètes »[2]. Dans les yogatantras, le pratiquant se visualise soi-même comme un Bouddha, à qui les déesses présentent les offrandes. Le manuscrit étudié par Jacob P. Dalton (IOL Tib J 447) donne également une explication des quatre sceaux (sct. mudrā), qui n’ont pas encore pris le sens qu’ils allaient prendre plus tard, ce manuscrit se trouvant encore à cheval entre les tantra kriyā et yoga. Dalton explique que de ces quatre sceaux la mahāmudrā correspond à l’apparence physique du pratiquant en tant que la divinité, la dharmamudrā aux syllabes de la parole de la divinité, la samayamudrā à la symbolique (ornements ou attributs) de la divinité, symbolisant la pureté mentale du pratiquant et la karmamudrā aux diverses postures et activités du pratiquant. Sans doute de façon comparable aux quatre postures (sct. īryāpatha)[3], qui regroupe en fait tout ce que fait le pratiquant entre les sessions contemplatives.

Cette interprétation (yogatantrique) des quatre sceaux est souvent substituée par une interprétation de mahāyoga, aux connotations de yoga sexuel, qui est plus tardive.

Présentés de façon yogatantrique, on voit très clairement que les quatre sceaux correspondent à la transformation divine respectivement du corps, de la parole, de l’esprit et de l’activité du pratiquant. Ils marquent la transformation totale du pratiquant en la divinité, et la transformation totale marque est sa perfection (sct. siddhi). Nous sommes bien dans une approche théiste.

Avec l’évolution du mahāyoga ou yoga universel, qui marque une intériorisation accrue, nous entrons dans une approche monothéiste panthéiste. Le terme mahā, litt. grand, signifie dans le bouddhisme le dépassement de deux contraires tout en les incluant. Notre corps divin (microcosme) et le Corps Divin universel (macrocosme) ne sont pas différenciés. Ce qui se trouve « à l’extérieur » se trouve également « à l’intérieur ». Le triple univers, conteneurs et contenus, les cercles de divinités, les 24 haut-lieux etc. tout peut être trouvé à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. Le pratiquant du mahāyoga apprend à développer et à résorber cet univers divin (sct. maṇḍala) « en lui », sans se limiter uniquement à la dimension du corps. C’est au stade de ce mahāyoga qu’est intégré le yoga sexuel. À cette fin, les rituels de consécration sont enrichis d’une nouvelle phase, appelée « secrète » (sct. guhyābhiṣeka), avec l’ingestion de fluide sexuel. Et initialement, c’est le rituel de consécration qui servait de sādhana, de méthode d'entretien.[4]

Le yoga sexuel a à la fois une portée symbolique et alchimique. Symboliquement, le Dieu représente le puruṣa, le Sujet, et la Déesse la prakṛti, la Nature. C’est leur union qui rend possible la manifestation, l’univers, la création. Voilà pour le côté théorique. Pour la pratique, les siddhas se sont tournés vers l’alchimie, pas seulement pour fabriquer de l’or, mais surtout pour essayer de craquer le code génétique de la vie, et devenir le pareil d’un dieu, immortel. Concrètement, comment ce Dieu et cette Déesse font elles pour créer et résorber tout cela ? Où réside leur force créatrice ? Là aussi, nous assistons à une intériorisation de l’alchimie. Marco Polo (1254-1324) avait rencontré des chugchi (yogi) qui buvaient quotidiennement une potion (élixir, en arabe āl-ʾiksyr) de sulfure et de mercure, pour devenir immortels. Et comme l’explique le traité tantrique d'alchimie et de métallothérapie Rasārṇava : « tel dans le métal, tel dans le corps » (sct. yathā lohe tathā dehe). Le sulfure est le sang menstruel de la Déesse et le mercure le sperme du Dieu (Śiva).[5] Leur mélange constitue une potion d’immortalité. La sulfure de mercure, se trouve dans le cinabre, un minerai de mercure, dans lequel le Dieu et la Déesse sont naturellement unis. Ce genre de théorie se trouve également dans le taoïsme.

Pour revenir au thème de ce blog, le processus d’intériorisation décrit dans l’article de Dalton est accompagné par l’évolution des tantras bouddhistes. Et les tantras sont inextricablement liés aux notions de divin. Les tantras constituent une voie théiste, qui intègre toutes les sciences à sa disposition pour percer les mystères de l’univers… divin. Comme on peut le lire dans la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902), ce Dieu unique sans nom, peut prendre la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha, ou une des nombreuses manifestations de celui-ci, et ce Dieu unique est accessible par divers véhicules. Dans les tantras, le Bouddha est une manifestation divine, au même titre que les autres manifestations divines. Le bouddhisme tantrique est donc devenu progressivement théiste, voire monothéiste, et une véritable religion, avec sa Révélation (sct. śrūti) et sa Tradition (sct. smṛti). Par nécessité, par émulation, par ses aspirations politiques et économiques etc.

Il existe cependant aussi un bouddhisme non-théiste. J’évite l’adjectif athée, car ce n’est pas la même chose. Tout comme le « grand Soi » est le dépassement du soi et du non-soi, le non-théisme est le dépassement du théisme et de l’athéisme. C’est ce bouddhisme que je veux eplorer dans ce blog.

***

Réponse à la question : « Le dzogchen, ati yoga, n'est-il pas ce bouddhisme non theiste ? »

[1]   The development of perfection: the interiorization of buddhist ritual in the eighth and ninth centuries, Jacob P. Dalton : « ITJ447/1. r19.2: ki ya’i gzhung las ni men tog dang spos dang mchos pa sna tshogs gyis byed kyi/ yog ga’i gzhu ni lha mo rnams kyis ting nge ‘dzin mchod pa’o. The text cited here is a commentary on a sādhana titled the Āryatattvasaṃgraha-sādhanopāyikā that seems to have enjoyed some popularity around Dunhuang since at least two copies are found in the Stein collection (ITJ448 and ITJ417). »

[2] Jacob P. Dalton : ITJ447/1, r20.4: de nas gsang ba’i mchod pa zhes bya ba gang zhe na/ nang gi ting nge ‘dzin gyi mchod pa ni/ byang cub gyi ye shes kyi rgyu yin bas/ nyan thos dang rang sangs rgyas kyi spyod yul du ma gyur pas gsang zhes bya’o.

[3] 1) īryā-patha [iriyā-patha] ways of movement. The Sanskrit root īr means to go or to move. Īryā-patha connotes bodily postures, namely, walking, standing, sitting and lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta these postures are mentioned as objects of contemplation. The purpose behind considering them as objects of contemplation is that while walking the aspirant fully understands that walking is a mere action; there is no agent behind the action. Thus he remains free from the notion of an eternal soul.
2) iriyā-patha (lit. 'ways of movement'): 'bodily postures', i.e. going, standing, sitting, lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta (s. Satipaṭṭhāna), they form the subject of a contemplation and an exercise in mindfulness.
"While going, standing, sitting or lying down, the monk knows 'I go', 'I stand', 'I sit', 'I lie down'; he understands any position of the body." - "The disciple understands that there is no living being, no real ego, that goes, stands, etc., but that it is by a mere figure of speech that one says: 'I go', 'I stand', and so forth." (Com.). Source

[4] Jacob P. Dalton, p. 4

[5] David Gordon White, The Alchemical Body, p. 5

mardi 24 novembre 2015

La réintégration universelle de la contemplation du tathāgata


Dans un passage du manuscrit Dunhuang IOL Tib J 710, traduit et publié par Sam van Schaik dans Tibetan Zen, il est question de la contemplation du tathāgata (sct. tathāgataṃ dhyāna tib. de bzhin gshegs pa’i bsam gtan ch. rulai chan ou encore zuò chán, 坐禪). Cette contemplation (sct. dhyāna) est présentée dans le Sūtra de l’entrée à Laṅka, comme la quatrième et sans doute ultime contemplation. Shenhui (Chen-Houei 668-760), disciple de Huineng (Houei-Neng), aurait présenté la contemplation du tathāgata comme la seule contemplation authentique, tout en critiquant la « contemplation de la pureté ».[1]

On trouve également dans le Sūtra de l’entrée à Laṅka le terme « yoga universel » ou « grand yoga » (sct. mahāyoga tib. rnal ‘byor chen po, que je traduis par réintégration universelle) ainsi que le terme « adepte de la réintégration universelle » (sct. mahāyogayogin). Dans le passage du manuscrit Dunhuang IOL Tib J 710, ces deux termes, « contemplation du tathāgata » et « yoga universel » (sct. mahāyoga) sont considérés comme des synonymes.

Voici deux passages traduits en français par mes soins.

« Tout comme un homme très riche empêche les voleurs de pénétrer chez lui, tout comme un grand vent chasse les nombreux cumulus, les concepts erronés doivent être sans cesse être diminués et réduits. Celui qui entre dans la réintégration universelle (sct. mahāyoga) fait l’expérience directe de l’essence de la pensée qui est par nature libre d’engendrement et de corruption. Si l’on comprend que ces deux concepts erronés [d’engendrement et de corruption] ne sont que de simples réalités nominales, quel besoin de faire quoi que ce soit à l’aide d’autres concepts ? [A cet égard], la pensée ne s’entraîne pas graduellement, mais simultanément.

Les auditeurs bien disposés s’appuient sur des méthodes particularisantes, où l’on [fixe[2]] des squelettes ou des corps en décomposition. Les bodhisattvas s’appuient sur des méthodes non particularisantes, telles les trois portes de la libération.[3] Ils neutralisent toutes les particularités par un seul remède, mais n’arrivent pas à se débarrasser de celui-ci. En revanche, ceux qui entrent dans la réintégration universelle du tathāgata subordonnent tout à la connaissance salutaire (sct. jñāna) et ne se fondent pas sur les notions (sct. samjñā), qui sont semblables à des mirages, et ne génèrent donc pas de dharma imaginés (sct. parikalpita-dharma). Comme ils ne sont pas générés, ils ne sont pas non plus détruits.

Pour donner un exemple, la connaissance salutaire d’un auditeur ou d’un bouddha-par-soi est comme un miroir dans un étui. Celle d’un bodhisattva comme un miroir dans un filet et celle d’un éveillé comme un miroir sans aucun étui. Rien ne la perturbe, elle n’est obscurcie par rien, même par le recueillement (sct. samādhi), et ses qualités inhérentes se déploient sans fin dans l’intérêt de tous. » [4]

Autre extrait ;

« Dans l’entraînement simultané, toutes les apparences à l’extérieur sont reconnues comme étant la pensée. Et la pensée à l’intérieur consiste en des concepts imaginaires qui ne sont que des réalités nominales. Quand on a appris que les apparences et la pensée sont sans substance, on peut les transformer en vacuité. Ce qui ne veut pas dire que rien n’existe. l’Éveillé qui est la nature des phénomènes (sct. dharmatā) dépasse l’engendrement et la corruption et se connaît lui-même de façon immuable. [Cette autoconnaissance] s’étend simultanément de l’intérieur à toutes les apparences à l’extérieur. Elle est irréversible et ne déclinera pas.

De ce fait, si elle est faible, les idiots s’en saisissent en l’appréhendant par des particularités erronées[5] qu’ils conçoivent comme le mahāparinirvāṇa. La pensée (sct. citta) et les événements mentaux (sct. caitta) sont alors préjudiciables, car ils ne sont pas conformes à la réalité de l’adepte de la réintégration universelle. La contemplation du tathāgata sublime toutes les représentations (sct. kalpana) sans concevoir l’existence ou la non-existence des particularités, en s’appuyant sur l’expérience directe (sct. vidyājñāna), libre d’imprégnations résiduelles (sct. vāsanā). La grâce de l’Éveillé n’est pas progressive comme la croissance de la végétation ou le développement d’une mélodie, mais simultanée comme les reflets d’objets dans un miroir ou comme le soleil éclairant le monde dès qu’il se lève. Elle éclipse instamment toutes les imprégnations résiduelles. Cela est expliqué dans toutes les écritures. »[6]

***

[1] Source : Chronique sur le trésor de la Loi (Lidai fabao ji, 歷代法寶記), composé entre 774 et 779. Manuscrit retrouvé à Dunhuang (Pelliot 2125 et Stein 1635). Il s’agit d’un texte qui doit mettre en exergue les enseignements de Wuzhu (714-774), le fondateur de l’école Bao Tang de Sichuan.

[2] 'jig tsogs la lta ba = view of a transitory collection

[3] Sct. vimokṣamukham tib. rnam thar sgo gsum) : vacuité (śūnyatā), absence de particularités (animitta) et l'absence d'objectif (apranihita). Les absorptions des trois portes de la libération correspondent aux seize aspects des quatre vérités. (Vasubandhu, Lopez, p. 89)

[4] nor bdag chen po'i dung tu rkun pos myi chud pa dang rlung che pos sprin gyi chogs mang po gtor ba bzhin tu phyi na ci log gi rtog pa yang nas yang nas yang tu nyung zhing 'bri bar 'gyur ro// rnal 'byor chen po la 'jug pas//sems gyi ngo bo nyid rang bzhin gyis myi skye myi 'gog par rang gis rig ste// rtog pa 'di dag khrul pas brtags tsam du shes na// rtog pa'i lhag mas ji zhig byas te// sems rims gyis myi sbyong gi cig car sbyong ngo//

de la nyan thos dbang po rtul po ni mtshan ma'i thabs la rten te// keng rus dang bam ba la tsogs pa la'o// byang chub sems dpa' na mtshan ma myed pa'i thabs la rten te// rnam par thar pa'i sgo gsum la rtsog ste// gnyen po gcig gis mtshan ma thams can zil kyis gnon kyang//gnyen po de nyid da rung myi spong ngo// de bzhin gshegs pa'i rnal 'byor chen po la 'jug pa ni// ye shes gyi dbang du rgyas las na// 'du shes smig rgyu dang/'dra ba'i gnas myed de/brtags pa'i chos skye'o// myi skye bas na myi 'gog go// dper na nyan thos dang rang sangs rgyas gyi ye shes ni mye long shubs su bcug pa lta bu// byang chub sems dpa'i ye shes ni mye long dra bas bkris pa lta bu// sangs rgyas gyi ye shes ni mye long shubs myed pa dang 'dra ste// 'khrug pa 'ang myi mnga' la ting nge 'dzin gyis kyang ma bsgribs pas na rang gi yon tan yang myi 'gog la// sems can la phan ba'i don kyang lhun gyis grub bo/

[5] Car incomplètes ou partielles.

[6] cig car sbyong ba ni phyi rol gyi snang ba thams cad sems tsam du shes// nang gi sems log pa'i rtog pas brtags pa tsam du zad gyi// dngos po myed par mkhas nas de gnyis stong pa nyid du byas kyang/ / thams cad gyi thams cad du myed pa ma yin te// chos nyid gyi sangs rgyas ni skye ba dang 'gog pa las 'das pha myi 'gyur nyid du rang gis rig pa ni nang nas phyi rol gyi snang ba thams cad cig car sbyong bas na phyir myi ldog ste/ myar ba yin no// de lta bas na chung du na glen ba gang gis dmyigs pa'i log pa'i mtshan ma nas bzung ste// mya ngan las 'das pa chen po'i bar du spyir bsam nas// sems dang sems las byung ba'i chos thams cad skyon te// rnal 'byor chen po pa'i don ma yin no// de bzhin gshegs pa'i bsam gtan ni mtshan ma yod pa dang/ myed pa'i thabs la myi rtog par rtog pa thams cad zil gyignon pa 'phags par gis rig pa'i ye shes gyi rjesu 'gro bste gnas ngan pa'i bag chags dang/ bral ba / sangs rgyas gyi byin kyis brlabs pa la 'jig rten gyi rtsi shing skye ba dang rol mo rgyud sbyar bltar rims kyis ma yin gyi// mye long gi ngos gyi gzugs brnyan dang nyi ma'i dkyil 'khor 'dzam bu gling du snga phyi myed par 'char ba ltar bag chags cig char sbyong ba yod do zhes/ / lung kun las kyang gsungs pa yin te/

lundi 8 octobre 2012

Des soi-disant Dzogchenpas



Le dernier numéro (n° 24) de la Revue d’Études Tibétaines, sous la direction de Jean-Luc Achard, vient de paraître. C’est un numéro dédié à la Section de la conscience (T. sems sde) du Dzogchen. Le terme sems-sde aurait apparu au cours du 11ème siècle[1], et fait désormais partie de la triade sems sde/ klong sde/ man ngag sde du Dzogchen. Cette triade avec ses classifications suggère une nouvelle réorganisation.
C’est l’article Au sujet du Thig le drug pa et du sPyi chings (On the Thig le drug pa and thesPyi chings) de Karen Liljenberg (SOAS) qui a particulièrement retenu mon attention, notamment le sPyi chings (rdzogs pa spyi chings), classé parmi les dix-huit textes (T. sems phran) du Sems sde. Lijljenberg mentionne quatre citations de ce texte dans le bSam gtan mig sgron de gNubs Sang rgyas ye shes (10ème siècle), ce qui permettrait de le situer grosso modo. On comparaissait et classait beaucoup à l’époque (Man ngag lta ba'i phreng ba, bSam gtan mig sgron, Rongzompa (rong zom chos kyi bzang po, 11ème siècle), et le sPyi chings se livre aussi à cet exercice. Le texte a été reconstitué par Liljenberg à partir d’un commentaire, intitulé sPyi gsang sngags lung gi 'grel pa, qui aurait été composé par gNyags Jñānakumara, le maître de gNubs.
L’Inclusivité universelle (The Universal Inclusiveness [of Perfection]) semble être en réaction contre une approche trop nihiliste, où domine la vacuité, définie comme « non-soi ». Selon Liljenberg, l’approche visée serait le Ch’an, ou le Madhyamaka en général. Le texte ouvre avec un credo  qui prend le contre-pied du non-soi.
« Le Soi existe. Il n’y a pas autre chose. La perfection spontanée (lhun gyis rdzogs pa) existe en tant que le Soi universel (bdag nyid chen por). Comme il est identique dans l’état continu excellent à tous égards (samantabhadra), il n’y a pas autre chose. En [Le concevant] comme le non-soi, on tombe dans l’extrême du nihilisme. »[2]
Voilà ce qui est dit. En proclamant un Soi, en traitant les adeptes du non-soi (les bouddhistes) de nihilistes, et en identifiant le non-soi à du nihilisme, on pourrait s’attendre à ce que l’auteur s’éloigne des thèses du bouddhisme des auditeurs (S. śrāvaka). Mais en fait, ce sont les auditeurs qui en étaient éloignés. Tout comme certains suiveurs de soutras à interpréter (T. drang don) qui argumentent que les phénomènes sont vides (T. stong pa), voire non-existants (T. med pa), et vont jusqu’à expliquer que la vacuité est le non-soi. La voie de la non-discursivité (T. mi rtog S. nirvikalpa), est parcourue par la conscience (S. citta) et peut donc conduire au nihilisme. Elle est à la fois difficile et comporte un grand risque[3]. Plus loin, on verra pourquoi le nihilisme est plus dangereux que l'éternalisme et contre à qui cet avertissement pourrait s'adresser. L’auteur recommande donc, une approche plus positive, car la discursivité (S. vikalpa) est plus aisée à l’emploi que la non-discursivité.
« La réalité (T. don) immuable des concepts (vikalpa), fait que l’éternalisme n’existe pas, ce qui exclue l’altérité, et que le nihilisme, n’existant pas, le Soi est inclu. De ce fait, aussi bien l’éternalisme que le nihilisme sont purifiés. La production et la cessation n’existant pas, elles sont également éliminées. Comme il n’y a pas de differénce entre le soi et l’autre, ils sont aussi purifiés. A partir du tout, le tout s’effondre (T. ril[4]). Restant identique dans le Soi, et étant intégralement au complet (rdzogs pa chen po) en lui-même, il se déploie spontanément (lhun gyis grub pa). »[5]
Dans le contenu du mahāyoga qui ici est couplé au "Dzogchen", ce déploiement spontané prend les formes éternelles (litt. Grand éternalisme = dépassement de l’éternalisme) de symboles enseigné dans les soutras du mahāyāna ou dans le cadre du sambhogakāya.
« Quand la base du doute (être et non-être) s’effondre et est éliminée, il n’y a plus de discursivité et tout ce qui apparaît est reconnu clairement. Quand cela est déterminé par cette vue (T. lta ba), les véhicules inférieurs du [mantra] secret[6] ne sont plus mentionnés, même accessoirement ».[7]
Selon ce texte, le passage par « le grand éternalisme », autrement dit les (huit) véhicules inférieurs, est obligatoire, jusqu’à ce stade. Le texte s’oppose à ceux qui prétendent faire le contraire, selon Liljenberg les adeptes du Ch’an. Ou du moins des traditions subitistes… Mais en lisant entre les lignes, on peut avoir une idée plus précise encore.
« Ceux qui ne l’ont pas compris, qui ne suivent pas cette tradition, saisiront la limite de l’ignorance avec orgeuil, et en le prenant pour doctrine (T. smra ba S. vāda) se tromperont complètement. [Commentaire de gNyags Jñānakumara : c’est en contradiction [avec la Complétude universelle]. Tout en déclarant que la Complétude universelle est insurpassable, et en s’attelant uniquement à la méditation simultanée, les bodhisattvas (adeptes du mahāyāna) et les moines contredisent la tradition [de la Complétude universelle][8]
Le texte ne mentionne explicitement ni le Ch’an, ni des traditions d’origine chinoise. Il vise l’approche simultanée seule, sans préciser laquelle, mais en observant que les adeptes de cette tradition, parmi lesquels des "fils de vainqueurs" et des moines, veulent faire passer leur méthode pour la « complétude universelle ». Ce qui leur manque, selon gNyags Jñānakumara, c'est la partie « éternaliste » et graduelle, correspondant aux véhicules du mantra secret et notamment au mahāyoga.

Ou bien, ces « faux Dzogchenpa subitistes » sont des adeptes du Ch’an qui voulaient se faire passer subrepticement pour des Dzogchenpa, mais en rejetant « l’éternalisme » des véhicules de mantra secret par « nihilisme ». Peu probable. Ou bien, c’étaient des véritables ou anciens « Dzogchenpa » mais qui ne furent pas ou plus reconnus comme tels par le sPyi chings, par gNyags Jñānakumara, son disciple gNubs Sang rgyas ye shes, parce qu’ils ne s’engageaient pas ou plus dans le chemin des véhicules inférieurs en attendant le big one. Il semble y avoir eu une tension entre ceux qui ne voulaient pas suivre les méthodes « éternalistes » du mahāyoga etc. et ceux qui se disaient les véritables "Dzogchenpa", car ils suivaient les deux approches. Notons qu’il existe deux œuvres attribuées à Vairocana qui ont pour sujet justement l’approche simultanée et l’approche graduelle.[9]

Quand on lit le Discours du roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i mdo), qui serait une compilation de traités appartenant à la Section de la conscience (T. sems sde), à laquelle aurait contribué dPal gyi Seng ge mgon po, un disciple de Vairocana et un des maîtres de gNubs[10], on voit mal comment les deux approches pourraient être conciliées, tellement ce texte, ou certains traités qui le composent, semblent catégoriques à des endroits. Le spyi chings peut alors être une solution.

Il n’est donc pas exclu, qu’à certains moments, il y eut des adeptes « Dzogchenpa » de tendance « subitiste », ne pratiquant qu’une méditation simultanée, qui suivaient uniquement les traités « sems sde » sans trop se préoccuper de mahāyoga. D’autres « Dzogchenpa » de tendance « mahāyoga » auraient pu s’offusquer de cette « usurpation du nom Dzogchen » ou de cet « égarement » et polémiquer avec eux. Plus tard, les différentes tendances furent réunies en un seul système à trois sections (T. sde).



[1] Sam van Schaik, The Early Days of the Great Perfection, p. 167, n.6
[2] « The self exists. There is no other. Spontaneous perfection exists, as the Great Self. Because it is one with the state of Samantabhadra, there is no other. In [the notion of] no-self, one falls into the error of nihilism. » T. bdag ni yod do/gzhan ni med do/ bdag nyid chen por lhun gyis rdzogs pas yod do/ kun tu bzang po'i ngang du gcig pas gzhan med do/ bdag med par chad par ltung ngo*/
[3] rnam par mi rtog pa sgom pa'ang sems 'grod de phyang chad par song ba ni bcos dka' la nyen che
[4] Ce terme revient plus loin dans le texte, où il prend ce sens.
[5] « Because nothingness does not exist, therefore the self is included; and so both eternalism and nihilism are purified. Since there is no production or cessation, they are also negated, and because there is no self or duality, there is also purity. The whole universe in its identity with the self is the spontaneous accomplishment of Great Perfection in oneself. » rtog par mi 'gyur ba'i don ni/ rtag pa med pas na gzhan bsal/ chad pa med pas ni bdag du bsdus pa ste/ rtag chad gnyis dag go/ skye 'gag med pas kyang bshig la/ bdag dang gnyis su ma gyur pas kyang dag ste/ thams cad nas thams cad du ril bdag du gcig par rang la rdzogs pa chen po lhun gyis grub pa'o/
[6] Le commentaire (sPyi gsang sngags lung gi 'grel pa gnyags dza nya ku ma ras mdzad pa (Vol. 103 p.439) spécifie qu’il s’agit du Mahāyoga etc.
[7] the tshom gyi gleng gzhi ril dang bral bas na/ rnam rtog mi mnga' cir yang sa le mkhyen/ lta ba 'dis thag bcad nas gsang ba'i theg pa 'og ma dag la zur tsam yang ma brjod do
[8] « Someone who does not have such realization, who does not have the statements, in his extreme ignorance [will be] seized by arrogance, and his speech will also be extremely deluded and contradictory [to the Dharma]. Claiming that it is the unsurpassed Great Perfection, sons of the Victorious ones who rely merely on the samādhi of the instantaneous approach violate the statements by assuming the role of commoners. » 'di ltar ni ma rtogs/ lung ni med/ ma rig pa'i mu nga rgyal gyis bzung nas smra ba ni shin tu yang 'khrul par 'gyur te 'gal lo/ rdzogs chen bla na med par khas 'ches nas/ ton mun bsam gtan tsam la rten 'cha ba/ rgyal ba'i sras 'bangs bcas pas lung dang 'gal /
[9] Cig car 'jug pa rnam par mi rtog pa'i bsgom don et Rim gyis ‘jug pa’i sgom don

mercredi 12 septembre 2012

Après le mahayoga et avant le nyingthik



Sam van Schaik, un éminent tibétologue et gestionnaire de International Dunhuang Project (IDP), a rendu accessible sur son blog Early Tibet, un article sur les sources du Mahāyoga (T. rnal 'byor chen po). La source principale pour les définitions utilisées dans cet article est un manuscrit de Dunhuang intitulé Somme de la vue du Mahāyoga (T. ma ha yo ga'i lung du bsdus pa), réf. IOLTib J 436, datant de la fin du 10ème siècle.[1]

Le manuscrit se divise en six sections, parmi lesquelles des louanges à Śrī Heruka et Vajrasattva (T. byang chub sems [pa] rdo rje la bstod pa) et un rituel de réparation des engagements endommagés (T. dam tshig nyams la bskang ba'i 'thol bshags).

La Somme comporte six parties :
1. La vue du Mahāyoga qui est principalement la condensation des cinq famille de divinités en une seule méthode (T. rigs Inga tshul gcig du lta), celle du Mahāyoga.
2. Les 28 engagements (S. samaya) du Mahāyoga, 3 engagements primaires et 25 (5x5) secondaires.
3. Les quatre stades de l’union rituelle (T. sbyor ba)
4. Les résultats de l’union rituelle, parmi lesquel la subjugation des quatre māra (T. bdud bzhi), emblématiques de la pratique de gcod, apparue au 11ème siècle.
5. Le rituel de libération (T. sgrol ba), qui se divise en la libération de soi et la libération forcée d’autrui. La libération de soi passe par l’approche de la divinité (lévitation à quatre doigts du sol) et l’élucidation des tantars. La libération d’autrui est l’assassinat de Maheśvara, alias Śiva.
6. Une explication des trois absorptions. Ici sur 1. l’ainsité (T. de bzhin nyid), 2. la manifestation intégrale (T. kun tu snang ba) et 3. sur la cause (T. rgyu). Ces trois absorptions sont un développement plus tardif des cinq manifestations éveillées (S. abhisambodhi T. mngon byang) du Tattvasamgraha.

Les mots clé du Mahāyoga sont un, union, unification et mode uni (T. tshul gcig). La multiplicité anxiogène n’est au fond que la manifestation de l’un apaisant et cette prise de conscience passe par des exercices spirituels de création (T. 'phro, bskyed) et de résorption (T. 'du) associés à des rites issus du fonds commun tantrique. Le chiffre cinq est celui de la pentade omniprésente dans la pensée indienne. Le bouddha avait laissé en place la multiplicité en précisant qu’elle n’était ni moi, ni mien et sans définir ce « moi » présent en creux. Avec les tantra a surgi un sixième élément positif, qui était en fait l’un, sous-jacent à la pentade qui représente le multiple. Dans le Mahāyoga, ce sixième deviendra l’objet d’un culte sous le nom de Vajrasattva.

Par la suite, il y avait des multiples réactions contre le Mahāyoga. Ses rites n’étaient pas conformes au vinaya. Il y avait toujours au Tibet des moines de la branche du vinaya Mūlasarvāstivādin, aussi appelé "le vinaya oriental", qui essayaient de restaurer et d’étendre leur influence. Ils ne voyaient sans doute pas d’un bon œil ces bouddhistes libertins. Le Mahāyoga qui se pratiquait de façon décentralisé sous la forme de « religions de village » autour de chefs charismatiques était imperméable à toutes sortes d’influences tout en échappant au contrôle royal. Il avait besoin d’être réencadré, ce qui ressort de l’épsiode de l’invitation d’Atiśa.

Simultanément, il semble avoir existé un autre courant, qui se servait des idées du Mahāyoga mais en le délestant du côté rituel. Selon van Schaik[2], la fonction primitive de la Complétude universelle était d’être un mode (T. tshul) de la pratique d’une divinité, ou une vue sur laquelle il fallait s’appuyer tout le long de cette pratique, qui consistait en trois phases : création (T. bskyed), complétude (T. rdzogs) et complétude universelle (T. rdzogs chen). La phase de projection (T. ‘phro) correspond au premier et la phase de résorption (T. ‘du) à la deuxième. Selon la vue du Mahāyoga, les cinq familles (la multiplicité) sont dite être en mode uni (T. tshul gcig) « quand les grands éléments (T. ‘byung po) sont absorbés en l’un, ils sont en complétude intégrale (T. kun rdzogs). C’est la Mère/le principe féminin (T. yum) ». La mère de tous les tathāgatas. Tout corps (T. gzugs) issu d’elle est le Père/le principe masculin (T. yab). »[3] Ce principe masculin est, selon son type d’activité ou famille, un des cinq chefs de famille (T. rigs bdag). 

Mais à un certain point, il semble bien que la vue de la complétude universelle ait commencé une carrière solitaire en se séparant des deux phases ou plutôt en les dépassant et en devenant la complétude universelle : la complétude dans la manifestation même, ou sous-jacente aux deux phases. Tout courant doit s’appuyer sur un texte révélé (S. āgama T. lung) et un des textes révélés du nouveau courant est le Discours du roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i mdo). Comme dans beacoup de nouveaux systèmes dépassant les anciens, l’autorité du nouveau système s’adresse à l’autorité de l’ancien. Dans le cas du Mahāyoga, c’est Vajrasattva. Et la nouvelle autorité est la conscience éveillée (bodhicitta). Elle sort du cadre des tantras, ou plutôt elle le dépasse, comme elle dépasse les trois cadres (T. sdom gsum) du bouddhisme. Elle utilise la terminologie, le style et les formes des textes (āgama) mais en précisant qu’elle est l’absence de tout engagement. Son seul engagement semble être de ne pas entraver le libre déploiement du spontané. Là où les trois cadres (T. sdom gsum) échouent. Le chapitre 47 du Discours du roi pancréateur est très clairement en dialogue avec le Mahāyoga. Comme ce chapitre mentionne le Hevajra Tantra, il est apparu après celui-ci. 

Sous quelle influence, ce courant s’est-il développé ? C’est la grande question. En spéculant en toute liberté, je vois bien certaines affinités avec le ch’an et l’approche simultanée (T. gcig car du 'jug pa). Il paraît d’ailleurs que le terme « mode uni » (T. tshul gcig) soit synonyme de « simultané » (T. gcig car). Van Schaik écrit :
« Dans les manuscrits Ch’an tibétains (également issus des collections Dunhuang),le « mode unique » (yixing —ft en chinois) signifie la méthode de réalisation simultanée (cig car) à l’aide de la non-conceptualisation (mi rtog) ou la non-fixation (mi dmigs). »[4]
Il se pourrait aussi très bien que ce nouveau courant se soit développé dans le sillage d'Advayavajra, et d'Atiśa. Mais cessons les spéculations et laissons faire van Schaik ce en quoi qu’il excelle.

Pour d'autres passages du Roi créateur de toute chose, sur le blog de David Dubois ici, ici, ici, et ici.

Illustration : fresque cave Mogoa 14 Dunhuang, photo Huntington archive Remarquer la taille du vajra à trois branches ouvertes.



[2] I have argued elsewhere that the early function of the Great Perfection was primarily a mode {tshul) of deity yoga practice, or an expression of a view to be held while undertaking these practices. (The Early Days of the Great Perfection." Journal of the International Association of Buddhist Studies 27/1:165-206. van Schaik 2004b.)
[3] Now, the view of Mahayoga. What is the view of the five families as a single mode? When the great elements are subsumed into one, they exist in utter perfection. This is the female deity. The forms that come into being from them are the male deity: he who is called Totally Illuminating (Vairocana). As he cannot be carried off by external forces, he is known as The Immoveable (Aksobhya). As he fulfills all wishes, he is known as The Jewel-Born (Ratnasambhava). As he goes to the realms of light he is known as Limitless Light (Amitabha). [lv] As ... he is known as Meaningful Accomplishment (Amoghasiddhi).149 The five families are, in this way, a single mode.
La transcription de van Schaik : [lr.l] bsgom pa / 'di // de la ma ha yo ga'i lta / rigs lnga tshul gcig tu lta gang zhe na // 'byung [2] ba ched po la gcig gi nang na // kun rdzogs par yod pa ni // yum yin la / de las gzugs [3] su red pa ni / yab ste rnam par snang mdzad // ces bya // de nyid gzhan gyis myi 'phrogs pa ni [4] myi bskyod pa zhes bya // de thams cad re ba yid bzhin du skong ba ni // rin cen 'byung ldan zhes [b]ya [5] {snang zhing song bas ni snang} [ba mtha yas] zhes bya // ... thams cad ... ni {gyis} // ...
[lv.l] ... ni // {don yod grub pa zhes} bya // rig[s] lnga de ltar tshul gcig go //
[4] « In the Tibetan Chan manuscripts (also from the Dunhuang collections), the "single mode" (yixing —ft in Chinese) signifies the method of simultaneous (cig car) realization through non-conceptualization (mi rtogs) or non-fixation (mi dmigs). »

jeudi 21 juin 2012

Les affreux désordres du quiétisme



Selon la version officielle, après l’assassinat du roi tibétain Langdarma (842), le bouddhisme avait continué son développement, mais sans la forme monastique. Ce serait surtout le bouddhisme monastique qui avait souffert des persécutions. Il n’était plus une religion d’état, centralisé et soutenu par les familles puissantes. Les « religions de village », en revanche, avaient continué de se développer et prirent leur essor. Les officiants de ces religions, qui étaient un mélange de tantras indiens (bouddhistes et non-bouddhistes), de Bön… étaient les maîtres mantrika (T. sngags pa[1]), très portés sur la magie. C’est ce développement sauvage, débridé et non organisé qui a dû inquiéter la royauté (Ye shes ‘od 10-11ème s.), qui condamnait les pratiques sexuelles (T. sbyor ba), les pratiques sacrificielles (T. grol ba) à la fois avec des victimes animales qu’humaines (T. mchod sgrub), la manipulation de cadavres (T. bam sgrub), quelque soit la véracité de ces accusations. Donc, à partir de ce roi, il y avait une condamnation de dérives magiques et de tantras démoniaques (T. ‘dre rgyud)[2] considérés comme des apocryphes.

Mais ce n’étaitent pas uniquement les dérives mahāyogiques qui étaient visées. Le Testament du pilier (T. bka’ chems kha khol ma) s’attaqua aussi aux doctrines quiétistes, comme celle de la complétude universelle (T. rdzogs chen), en avançant que « sa vue avait été mélangée avec un système non-bouddhiste, et que la mettre en pratique conduirait à une renaissance dans les destinées inférieures. »[3] Ainsi, le roi Ye shes ‘od mentionne le cas des « ‘ba’ ‘ji ba » (prononcé « bandyioua », qui pourrait correspondre au vernaculaire « Bājila », dérivé de « vajrin ». Dans Les chants mystiques de Kânha et de Saraha de Shahidullah[4], bājira correspond à vajrasattva. Sans doute des adeptes suivant des instructions de l’être fulgurant (vajrasattva), ou comme celles-ci :
« Inutile de suivre (1) une doctrine, une culture et d'avoir (2) des engagements (S. samaya)[5] Car (3) son activité se déploie sans effort et (4) son intuition n'est obnubilée par rien
Il n'a ni (5) [les dix] niveaux spirituels à atteindre, ni (6) un chemin à parcourir
Ni [à accéder à] (7) des choses plus subtiles (sūkṣma), (8) la non-dualité, la causalité ('brel ba med)
Comme [l'éveil manifeste] est au-delà de toute survalorisation (samāropa) et dévalorisation (apavāda), il n'est (9) ni conforme (dharma) ni non conforme (adharma)
(10) Semblable à l'île d'or, il est le Flux (T. klong) où toute division et élimination sont obsolètes. »[6]
En s’identifiant à l’être fulgurant (vajrasattva), le porteur du Feu, qui se déploie librement dans le Flux (T. klong), « où toute division et élimination sont obsolètes », il n’y a plus de notions du bien et du mal, puisque les choses existentielles et quiéscentes sont égales dans leur libre déploiement.[7] Les puissants de la terre n’aiment pas beaucoup ce genre de liberté. Les « désordres » qu’ils mentionnent sont-ils des peurs ou des réalités ? Quand Jacques Bénigne Bossuet mentionne par exemple les « désordres affreux » des Bégars et des béguins :
« Vers le même temps parurent dans l'Eglise Latine ces faux Spirituels, que l'on a nommés depuis Béguars, et qui furent condamnés comme Hérétiques dans le Concile général de Vienne en 1311, par un décret que le meme Concile rendit en 1312. Ils soutenaient que l'homme pouvait dès cette vie acquérir la béatitude finale, avec tous les dégrés de perfection dont on jouira dans le Ciel ; et que celui qui a atteint cette perfection, n'est point obligé à faire de bonnes œuvres, que la Prière lui est inutile, et qu'il ne doit pas même adorer le Corps de Jesus-Christ, lorsque le Prêtre le montre au Peuple dans le saint Sacrifice. Malgré leurs idées de béatitude et de perfection, ils donnèrent dans des désordres affreux, qui les rendirent le scandale de leur siécle. »[8]
C’est le même Bossuet, qui fit d’ailleurs condamner Madame Guyon, Fénelon et d'autres, et qui affirma que « Tous les hommes naissent sujets »[9]. Pas de Sujet libre, mais les sujets du roi et de l’église. Les Droits de l’homme affirmeront en réaction : « Les hommes naissent libres et égaux en droit ».

La liberté des « quiétistes » de tout genre est souvent combattue à cause des « désordres » qu’il causerait.

Illustration : page de garde de la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte


[1] Litt. Grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams/. Freedom from Extremes: Gorampa's "Distinguishing the Views" and the Polemics ...de Go-rams-pa Bsod-nams-seṅ-ge, traduit par José Ignacio Cabezón et Geshe Lobsang Dargyay, p. 22
[2] Le Testament du pilier (T. bka’ chems kha khol ma), apparu au milieu du onzième siècle.
[3] Freedom from Extremes, p. 25
[4] http://www.maisonneuve-adrien.com/description/bouddhisme_hindouisme/shahidullah_chants.htm
[5] Les 10 aspects de la nature sont énumérées dans ce vers et les suivants. Voir aussi Le Roi pancréateur, chapitre 9
[6] Le processus fondamental, source de tout ce qui est précieux (T. gnas lugs mdzod) de Longchenpa (1308 - 1364 ou 1369) lta ba bsgom de dam tshig bsrung du med// phrin las rtsol med ye shes sgrib pa med// sa la sbyang med bgrod pa'i lam yang med// phra ba'i chos med gnyis med 'brel ba med// sgro skur 'das pas chos dang chos min med// gser gling lta bur dbye bsal med pa'i klong*//
[7] bzang ngan med pas 'khor 'das dal khod snyoms/
[8] Œuvres, par Jacques Bénigne Bossuet, tome sixième
[9] Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte : « Le trône royal n'est pas le trône d'un homme, mais le trône de Dieu même » « L'autorité royale est sacrée » « La personne des rois est sacrée »

mardi 24 avril 2012

L'Inconcevable bipartite



Comme vu précédemment, l’enseignement emblématique de la lignée Sakya est le Cycle du chemin et du fruit (T. lam ‘bras), qui consiste en 9 sections (T. lam skor dgu), dont la première est justement la section du Chemin et du fruit. Les neuf autres sont des instructions qui remontent ou qui sont attribués à des maîtres indiens. La première instruction du cycle est L’Inconcevable (S. Acintyādvaya T. bsam mi khyab) de Kuddāla(pāda). Ce texte a depuis toujours été considéré comme le principal des huit cycles.[1] La traduction tibétaine de ce texte comporte 130 versets, contrairement à l’original en sanscrit qui en compte 124. Selon le « Volume noir » (T. pod nag ma) du 15ème patriarche de Sakya, Seunam Gyeltsen (bla ma dam pa Bsod nams rgyal mtshan 1312-75), Drogmi (993-1077) aurait uniquement reçu L’Inconcevable de Bhikṣu Vīravajra/ Prajñedraruci.[2] Selon Ronald Davidson, seul L'Inconcevable (S. Acintyādvayakramopadeśa) est authentiquement indien, tandis que les sept autres sections, sont des textes « gris » qui auraient été composés au Tibet tout en étant attribués à des maîtres Indiens.[3] Selon Davidson, ces textes "profondement tibétains" et qui s'inscrivent très clairement dans la classe des vidyādhara ont été composés au Tibet par des tibétains, principalement sous la direction de Sachen Nyingpo (Sa chen kun dga' snying po 1092-1158) et de son fils Drakpa Gyeltsen, qui « se donnaient beaucoup de mal à les faire passer pour des œuvres indiens authentiques »[4].

Il était apparemment traditionnel de n’enseigner que L’Inconcevable, quand il est impossible de donner le cycle Lamdré dans son entiereté.[5] L’Inconcevable est également inclus dans le Cycle des six sections du Coeur (T. snying po skor drug)[6], ainsi que dans les Huit démonstrations du mystère (S. Guhyādi-aṣṭasiddhi-saṅgraha T. gsang ba grub pa la sogs pa’i grub pa sde brgyad, disponible en version romanisé sur Digital Sanskrit Buddhist Canon) .[7] Son auteur, Kuddāla/Koṭalipa, aurait[8] encore une autre œuvre qui lui est attribuée : le Sahajānanta-svabhāva-nāma (DG 3528). En dehors de cela, c’est un personnage quasiment inconnu, à part légendairement comme un des 84 mahāsiddhas. Dans les Vies des 84 mahāsiddha, il est présenté comme un contemporain de Ratnākaraśānti (T. rin chen 'byung gnas zhi ba), un des professeurs de Maitrīpa. L’Inconcevable lui-même comporte des éléments qui le situent en effet certainement pas avant cette époque. Maitrīpa est celui qui avait redécouvert deux traités attribués à Maitreya, parmi lesquels le Ratnagotravibhāga/Mahāyānottaratantra-Śāstra qui traite de la nature de Bouddha et du « gène » du mahāyāna (S. gotra). A la même époque on voit apparaître l’Hymne au Dharmadhātu (traduction française) (version en tibétain Wylie) attribué à Nāgārjuna, qui va également dans le sens d’un « gène de Bouddha ». L’Hymne au Dharmadhātu reste cependant le cadre du Mahāyāna, mais un Mahāyāna que l’on sent tout proche des sadhānas tantriques. Il mentionne d’ailleurs un « mahāyoga » (Hymne, verset 97) qui est l’activité éveillée pour le bien des êtres, à la façon d’un Samantabhadra bodhisattva.

Le texte de L’Inconcevable (traduction française du tibétain) (version en tibétain Wylie) commence en suivant le cadre de l’Hymne au Dharmadhātu, mais quand est abordé le « gène du Bouddha », on bascule soudainement (à partir de verset 86 de L’Inconcevable) dans le mahāyoga tantrique, et l’on ressent une forte influence shivaïste. On fait allusion au barratage de l’océan de lait (L'Inconcevable, verset 95) et à l’'authentique Seigneur suprême (S. parameśvara) sans second (L'Inconcevable, verset 109), on enseigne le mantra So-Haṁ, l’édification d’un corps parfait (T. grub pa'i gzugs S. siddharūpa) et immortel, le rêve des siddhas. Mais avant tout, les termes « lucidité » (S. prajñā) et « intuition » (S. jñāna), la quintessence de l’intelligence, prennent un sens tout à fait différent et deviennent synonyme du Fluide sans-mort (S. amṛta, soma) et de la Sève vitale (S. rasa), la substance de vie qui anime l’univers. Étant devenu égal au soma mythologique, c’est de la part d’êtres mythologiques qu’il sera reçu au cours de rituels d’offrandes et dans le cadre d’une consécration, qui porte des caractéristiques du mouvement Kaula.

Quand Drakpa Gyeltsen (grags pa rgyal mtshan 12-13ème)[9] écrit sur le ravissement de Zur po che shakya 'byung gnas (10-11ème s.) en recevant L'Inconcevable de Drogmi (affirmant du même coup l’origine, réelle ou non, de ce texte). Il lui fait dire : « Le sūtra de Māyājāla[10] et le sems phyogs de ce vieillard ont été bien enrichis. »[10] Cette phrase contient beaucoup de renseignements, sans doute trop… Elle a pour but d’affirmer la jonction entre le mahāyoga tantrique et les instructions de la « Section de la Conscience » (T. sems sde), désormais connu sous le nom de la Grande complétude (T. rdozgs chen), et cela dès le 10-11ème siècle. Du même coup, cette phrase affirme la conformité de L’Inconcevable bipartite de Kuddāla et le Dzogchen bipartite. Remarquons qu’il est simultanément considéré comme un élément essentiel, et peut-être le plus auhentiquement indien, du cycle sakyapa du Chemin et du Fruit. L’anecdote qui encadre la phrase de Zourpoché, rappelle que Zourpoché avait reçu cette transmission de Drogmi. Les écoles sakyapa et nyingmapa se rejoignent sur le contenu bipartite de L’Inconcevable, et notamment sur la deuxième partie mahāyogatantrique. Ce texte est alors considéré comme une authentification indienne du mahāyoga, que Zourpoché connaissait déjà. Ce n’est pas le contenu du texte qui est "enrichissant", mais son origine indienne authentifiée. Le contenu n’aborde que sommairement les thèses mahāyogatantriques. Pour ce qui est de la première partie plutôt « sems phyogs », elle est très conforme à la thèse de l’Hymne au dharmadhātu (apparu au 10ème siècle) que L’Inconcevable semble suivre de près, à par la bifurcation sur le mahāyoga, là ou l’Hymne s’engage dans les niveaux spirituels des bodhisattvas et l’émanation de mondes purs. Il me semble, sans en avoir des preuves, que L’Inconcevable ait été rédigé après l’Hymne au dharmadhātu, soit au 10-11ème siècle. Il me semble encore, que le commentaire des Distiques de Saraha composé par Advayavajra/Maitrīpa est en dialogue, entre autres, avec L’Inconcevable bipartite, et que Maitrīpa essaie d’intégrer en les réinterprétant les éléments mahāyogatantriques dans un nouveau cadre qui transcende les sūtra et les tantras (la troisième voie). 

Il est alors possible que cette proximité de la vue de Maitrīpa soit une des raisons de l’éloignement de Geu Khougpa, également disciple d’Atiśa, de ceux qui étaient plus proche d’une vue davantage mahāyogatantrique, où le yoga prend la place des perfections dans les Dispositifs (S. upāya).

MàJ161012 : une nouvelle traduction anglaise de l'Inconcevable est disponible sur Budismo Sakya. Elle a été faite par Acharya Lama Migmar Tseten et Loppon Kunga Namdrol.




Illustration : La fontaine de jouvence de Lucas Cranach

[1] Stearns, Luminous Lives, p. 211
[2] Stearns, p. 37
[3] Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture par Ronald M. Davidson p. 195 "Any assessment of these eight subsidiary practices must indicate, as I have tried to do, that with one exception (Acintyddvayakramopadeia), they have no attested Indic text. The authors of the works¡ªprincipally Drakpa Gyeltsen take great pains to identify these works with well-known Indie materials. Yet their attempts are called into question by the observable discontinuity between these specific works and their putative antecedents. Their textual bases, therefore, are fundamentally Tibetan, a reality obscured by the consistent attempt to posit them as Indie texts with Indie tides in the printed version of the Yet-low Book. These works represent a disparate variety of content, running the gamut from the fundamentals of esoteric Buddhism to the most advanced instruction in sexual practice and ultimate reality. Their sources are quite varied as well. They came to Drokmi from a range of informants: two (2 and 3) from Viravajra, perhaps three (5?, 6, 7) from Gayadhara, and one each from Ratna-vajra (1), Amoghavajra (4), and Prajnagupta (8). Their content reveals a clear movement toward homogenization in the vortex of the Sakya institution, for they are consistently capped with instruction in the bodies of the Buddha, and many of them are filled out with a ground (gzhi) / path (lam) / result ('bras bu) structure. Indeed, the movement toward homogenization is often explicit in consideration of the "eight subsidiary practices," and as Gungru Sherap Zang-po pointed out, the Lamdre authors consistendy stated that these eight clarify that which is not otherwise clear in the Lamdre and supplement that which is in need of augmentation."
[4] Davidson, p. 203
[5] Luminous Lives, p. 212
[6] 1. Dohākoṣagīti (T. do ha mdzod kyi glu DG 2224), les Distiques de Saraha
2. Caturmudrāniścaya (T. phyag rgya bzhi rjes su bstan pa DG 2225) de Nāgārjunagarbha
3. Cittavarana vircodhana-nama-prakarana/ Cittavishuddhiprakarana (T. sems kyi sgrib pa rnam par sbyong ba zhes bya ba’i rab tu byed pa otani beijing: 2669) de Āryadeva
4. Prajñājñānaprakāśa (T. shes rab ye shes gsal ba DG 2226) de Devākaracandra/ Śūnyatāsamādhi (disciple de Maitrīpa)
5. Sthitisamuccaya (T. gnas pas bdsus pa DG 2227) de Sahajavajra (disciple de Maitrīpa)
6. Acintyakramopadeśa (T. bsam gyis mi khyab pa’i man ngag DG 2228), traduit par Kśemāṇkura (T. bde ba’i myu gu) et Geu Khougpa
[7] Edité par Samdhong Rinpoché et Vrajvallabh Dwivedi, Central Institute of Higher Tibetan Studies, Sarnath, Varanasi, 1987. 1. Guhyasiddhiḥ (T. gsang ba grub pa) de Padmavajra, 2. Prajñopāyaviniścayasiddhiḥ (T. thabs dang shes rab rnam par gtan la dbab pa grub pa) d’Anaṅgavajra, 3. Jñānasiddhiḥ (T. ye shes grub pa) d’Indrabhūti, 4. Advayasiddhiḥ (T. gnyis su med grub pa’i sgrub thabs) de Yoginī Lakṣmīṅkarā, 5. Vyaktabhāvānugatatattvasiddhiḥ (T. de kho na nyid grub pa) de Yoginī Cintā, 6. Sahajasiddhiḥ (T. lhan gcig skyes grub) de Dombī Heruka, 7. Advayavivaraṇaprajñopāyaviniścayasiddhiḥ (T. de Padmavajra), 8. Acintyādvayakramopadeśaḥ (T. bsam gyis mi khyab pa’i rim pa’i man ngag) de Kuddāla.
[8] Buddha’s Lions, James B. Robinson
[9] Auteur des Chroniques des maîtres indiens.
[10] A po’i mdo rgyu ‘phrul sems phyogs nor du btang*/

dimanche 27 novembre 2011

La position de Dzogchen et Mahamudra au 11ème siècle



La comparaison des deux textes, Le reflet du serpent noir (T. sbrul nag po’i stong thun) de Rongzompa et le Chant-vajra de Nāropa (T. rdo rje’i glu) fait ressortir la différence entre deux approches contemporaines. Les deux ont pour sujet l'illusion comme un serpent venimeux.

Notons d’abord que les deux auteurs étaient à peu près contemporains et qu’ils avaient vécu au 10-11ème siècle. Notons ensuite que le colophon du chant-vajra de Nāropa mentionne qu’il s’agit d’un chant-vajra de Mahāyoga. « Ainsi se termine le chant-vajra (S. vajra-gīti) de Mahāyoga de Nāropa[1]. » A l’époque de Nāropa et de Rongzompa, le Mahāyoga c’étaient les yogatantras supérieurs (S. anuttarayogatantra), comme e.a. le Guhya-samāja, le Guhyagarbha (au Tibet) et le Hevajra. Dans ces tantras et à l’aide de ces tantras, on s’identifiait à un heruka, un « héros » (S. vira T. dpa’ bo) pour confronter le Réel et pour l’utiliser directement.

C’est la méthode préconisée par Nāropa dans son chant-vajra :
« Ce n'est pas par des illusions poursuivant d'autres illusions
Que l'on éliminera [le venin intoxicant du serpent]
Mais c’est en héros (S. vīra) engagé
Qu’il faut accéder le Réel (S. tathatā)
Plus on analysera (T. rnam dpyad) [les représentations]
Et plus on s'en débarrassera. »  
Bien que voyant les illusions comme les illusions, le mahāyogin veut toujours les confronter et éliminer leur venin. Il s’identifie à cet effet à un héros, un heruka, ce qui lui permettra d’utiliser les illusions sans en être affectées. Rongzompa remarque à ce sujet qu’ils sont « semblables à ceux qui se remettent rapidement de la première frayeur à la vue du reflet du serpent, et qui ensuite grâce à leur engagement spirituel (S. vrata) pourront le saisir. »

Pour Rongzompa, il y a encore une autre méthode, qu’il place au-dessus de celle du mahāyoga, c’est la Grande perfection, le Dzogchen (sans mahāyoga, sans héros, sans vrata…).
« Comme [les phénomènes] sont semblables à une illusion, on comprend que le rejet, la peur, la volonté de les saisir concrètement etc. sont dictés par l’attribution d’une réalité (qu’ils n’ont pas). Les adeptes de ce système comprennent qu’il n’y a pas lieu d’agir face à ce qui est semblable une illusion. [Les phénomènes] n’ont rien qui doit être arrêté ou accompli. Dans ce système, toute notion (T. blo), qui est [de toute façon] semblable à une illusion, est accédée (T. chud pa S. praveśa). Faisant l’expérience directe de l’absence d'attributs dans les apparences, ils sont débarrassés de la moindre saisie d’une réalité, quelle soit ultime ou superficielle, ainsi que de toute vue/doctrine (T. lta ba). Par convention (T. tha snyad du S. vyavahāratas), cette Pensée est appelée "l'indifférence des vues" dans l’indissociabilité des vérités ultime et superficielle. »
Le système de la Mahāmudrā enseignée par Maitrīpa, ressemble davantage au Dzogchen primitif et "pré-Nyingthik" de Rongzompa, qu’à l’approche mahāyoguique de Nāropa.


Gampopa (1079–1153), en procédant au classement[2] des différents systèmes, place le Dzogchen et la Mahāmudrā (de Maitrīpa) en haut de la liste. Il commence par faire une distinction entre les textes canoniques à interpréter (S. neyārtha), conduisant à une meilleure existence, et ceux de sens précis (S. nītārtha). Les textes de sens précis sont ensuite classés ainsi :

1. Véhicules 1.1 des auditeurs (S. śrāvaka) et 1.2 des bouddhas-pour-soi (S. pratyeka-buddha).
2. Le véhicule universaliste (S. mahāyāna) divisé en 2.1 Le système de la perfection de la lucidité (S. prajñāpāramitā), 2.2. Le système des mantra, classés en 2.2.1. la phase d’émergence ou génération 2.2.2. la phase de resorption ou perfection. La phase de resorption est encore divisée en 2.2.2.1. la perfection universelle (« Dzogchen ») et 2.2.2.2. le grand sceau universel (« Mahāmudrā »)[3].

Dans un autre classement, Gampopa distingue entre trois voies : la voie du renoncement (véhicule des auditeurs et bouddhas-pour-soi et grand véhicule), la voie de la transformation (système de mantras, mahāyoga…), la voie de la (re)connaissance (Dzogchen, Mahāmudrā)[4].

Telle était la situation dans l’école "Kagyupa" (qui n'existe pas encore), du temps de Gampopa, avant le retour en force du Mahāyoga et le déclassement de la Mahāmudrā de Gampopa en système de prajñāpāramitā.



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[1] Ma hA yo ga nA ro pa’i rjo rje’i glu rdzogs so/
[2] Selon David Jackson (Enlightenment by a single means, p. 16), dans un texte que Samten G. Karmay (The Great Perfection, p. 144, n. 38) a identifé comme le fameux « lhan cig skyes sbyor ». Il donne encore un autre classement du type « neuf véhicules » dans son tshogs chos legs mdzes ma.  
[3] Extrait de tshogs chos legs mdzes ma  :  /de ltar gnyis yod pa las da res drang don mi ston/_nges don ston/_de la dbye na gsum yod pa las/_nyan rang gi theg pa mi ston/_theg pa chen po'i gdams ngag cig ston/_de la gnyis/_pha rol tu phyin pa'i theg pa dang gsang sngags 'bras bu'i theg pa'o/_/da res dang po de mi ston/_gnyis pa/_gsang sngags 'bras bu'i theg pa de ston/_de la gnyis/_bskyed pa'i rim pa'i gdams ngag dang rdzogs pa'i rim pa'i gdams ngag gnyis yod pa las/_'dir bskyed rim mi ston/_rdzogs pa'i rim pa'i gdams ngag ston/_de la gnyis/_rdzogs pa chen po'i man ngag dang phyag rgya chen po'i man ngag gnyis yod pa las/_'dir phyag rgya chen po'i gdams ngag ston/_de la yang dri bcas dang dri ma med pa gnyis yod pa las/_'dir dri ma med pa'i gdams ngag cig ston/
[4] Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/