Le
dernier numéro (n° 24) de la Revue d’Études Tibétaines, sous la direction de
Jean-Luc Achard, vient de paraître. C’est un numéro dédié à la Section de la conscience
(T. sems sde) du Dzogchen. Le terme sems-sde aurait apparu au cours du 11ème
siècle[1], et
fait désormais partie de la triade sems sde/ klong sde/ man ngag sde du
Dzogchen. Cette triade avec ses classifications suggère une nouvelle
réorganisation.
C’est l’article
Au sujet du Thig le drug pa et du sPyi chings (On the Thig le drug pa and thesPyi chings) de Karen Liljenberg (SOAS) qui a particulièrement retenu mon
attention, notamment le sPyi chings (rdzogs pa spyi chings), classé parmi les
dix-huit textes (T. sems phran) du Sems sde. Lijljenberg mentionne quatre citations de ce texte
dans le bSam gtan mig sgron de gNubs Sang rgyas ye shes (10ème
siècle), ce qui permettrait de le situer grosso modo. On comparaissait et classait
beaucoup à l’époque (Man ngag lta ba'i phreng ba, bSam gtan mig sgron, Rongzompa (rong zom chos kyi bzang po, 11ème siècle), et le sPyi chings se livre aussi à cet
exercice. Le texte a été reconstitué par Liljenberg à partir d’un commentaire,
intitulé sPyi gsang sngags lung gi 'grel pa, qui aurait été composé par gNyags Jñānakumara, le
maître de gNubs.
L’Inclusivité
universelle (The Universal Inclusiveness [of Perfection]) semble être en
réaction contre une approche trop nihiliste, où domine la vacuité, définie
comme « non-soi ». Selon Liljenberg, l’approche visée serait le Ch’an,
ou le Madhyamaka en général. Le texte ouvre avec un credo qui prend le
contre-pied du non-soi.
« Le Soi existe. Il n’y a pas autre chose. La perfection spontanée (lhun gyis rdzogs pa) existe en tant que le Soi universel (bdag nyid chen por). Comme il est identique dans l’état continu excellent à tous égards (samantabhadra), il n’y a pas autre chose. En [Le concevant] comme le non-soi, on tombe dans l’extrême du nihilisme. »[2]
Voilà ce
qui est dit. En proclamant un Soi, en traitant les adeptes du non-soi (les
bouddhistes) de nihilistes, et en identifiant le non-soi à du nihilisme, on
pourrait s’attendre à ce que l’auteur s’éloigne des thèses du bouddhisme des
auditeurs (S. śrāvaka). Mais en fait, ce sont les auditeurs qui en étaient éloignés. Tout
comme certains suiveurs de soutras à interpréter (T. drang don) qui argumentent que
les phénomènes sont vides (T. stong pa), voire non-existants (T. med pa), et
vont jusqu’à expliquer que la vacuité est le non-soi. La voie de la
non-discursivité (T. mi rtog S. nirvikalpa), est parcourue par la conscience
(S. citta) et peut donc conduire au nihilisme. Elle est à la fois difficile
et comporte un grand risque[3]. Plus
loin, on verra pourquoi le nihilisme est plus dangereux que l'éternalisme et contre à qui cet avertissement pourrait s'adresser. L’auteur recommande
donc, une approche plus positive, car la discursivité (S. vikalpa) est plus aisée à
l’emploi que la non-discursivité.
« La réalité (T. don) immuable des concepts (vikalpa), fait que l’éternalisme n’existe pas, ce qui exclue l’altérité, et que le nihilisme, n’existant pas, le Soi est inclu. De ce fait, aussi bien l’éternalisme que le nihilisme sont purifiés. La production et la cessation n’existant pas, elles sont également éliminées. Comme il n’y a pas de differénce entre le soi et l’autre, ils sont aussi purifiés. A partir du tout, le tout s’effondre (T. ril[4]). Restant identique dans le Soi, et étant intégralement au complet (rdzogs pa chen po) en lui-même, il se déploie spontanément (lhun gyis grub pa). »[5]
Dans le
contenu du mahāyoga qui ici est couplé au "Dzogchen", ce déploiement spontané prend
les formes éternelles (litt. Grand éternalisme = dépassement de l’éternalisme) de
symboles enseigné dans les soutras du mahāyāna ou dans le cadre du sambhogakāya.
« Quand la base du doute (être et non-être) s’effondre et est éliminée, il n’y a plus de discursivité et tout ce qui apparaît est reconnu clairement. Quand cela est déterminé par cette vue (T. lta ba), les véhicules inférieurs du [mantra] secret[6] ne sont plus mentionnés, même accessoirement ».[7]
Selon ce
texte, le passage par « le grand éternalisme », autrement dit les (huit) véhicules inférieurs, est obligatoire, jusqu’à ce stade. Le texte s’oppose à
ceux qui prétendent faire le contraire, selon Liljenberg les adeptes du Ch’an. Ou
du moins des traditions subitistes… Mais en lisant entre les lignes, on peut
avoir une idée plus précise encore.
« Ceux qui ne l’ont pas compris, qui ne suivent pas cette tradition, saisiront la limite de l’ignorance avec orgeuil, et en le prenant pour doctrine (T. smra ba S. vāda) se tromperont complètement. [Commentaire de gNyags Jñānakumara : c’est en contradiction [avec la Complétude universelle]. Tout en déclarant que la Complétude universelle est insurpassable, et en s’attelant uniquement à la méditation simultanée, les bodhisattvas (adeptes du mahāyāna) et les moines contredisent la tradition [de la Complétude universelle].»[8]
Le texte
ne mentionne explicitement ni le Ch’an, ni des traditions d’origine chinoise. Il
vise l’approche simultanée seule, sans préciser laquelle, mais en observant que
les adeptes de cette tradition, parmi lesquels des "fils de vainqueurs" et des
moines, veulent faire passer leur méthode pour la « complétude universelle ».
Ce qui leur manque, selon gNyags Jñānakumara, c'est la partie « éternaliste »
et graduelle, correspondant aux véhicules du mantra secret et notamment au mahāyoga.
Ou bien,
ces « faux Dzogchenpa subitistes » sont des adeptes du Ch’an qui voulaient se faire passer subrepticement pour des Dzogchenpa,
mais en rejetant « l’éternalisme » des véhicules de mantra secret par
« nihilisme ». Peu probable. Ou bien, c’étaient des véritables ou anciens « Dzogchenpa »
mais qui ne furent pas ou plus reconnus comme tels par le sPyi chings, par gNyags
Jñānakumara, son disciple gNubs Sang rgyas ye shes, parce qu’ils ne s’engageaient pas ou plus dans le chemin des véhicules inférieurs en attendant le big one. Il
semble y avoir eu une tension entre ceux qui ne voulaient pas suivre les
méthodes « éternalistes » du mahāyoga etc. et ceux qui se disaient
les véritables "Dzogchenpa", car ils suivaient les deux approches. Notons qu’il
existe deux œuvres attribuées à Vairocana qui ont pour sujet justement l’approche
simultanée et l’approche graduelle.[9]
Quand on
lit le Discours du roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i mdo), qui serait une
compilation de traités appartenant à la Section de la conscience (T. sems sde), à
laquelle aurait contribué dPal gyi Seng ge mgon po, un disciple de Vairocana et
un des maîtres de gNubs[10], on
voit mal comment les deux approches pourraient être conciliées, tellement ce
texte, ou certains traités qui le composent, semblent catégoriques à des
endroits. Le spyi chings peut alors être une solution.
Il n’est
donc pas exclu, qu’à certains moments, il y eut des adeptes « Dzogchenpa » de tendance « subitiste », ne pratiquant qu’une méditation
simultanée, qui suivaient uniquement les traités « sems sde » sans trop se préoccuper de mahāyoga. D’autres « Dzogchenpa » de tendance « mahāyoga »
auraient pu s’offusquer de cette « usurpation du nom Dzogchen » ou de cet « égarement »
et polémiquer avec eux. Plus tard, les différentes tendances furent réunies en un seul système à trois sections (T. sde).
[1] Sam van Schaik, The Early Days
of the Great Perfection, p. 167, n.6
[2] « The self exists. There is
no other. Spontaneous perfection exists, as the Great Self. Because it is one
with the state of Samantabhadra, there is no other. In [the notion of] no-self,
one falls into the error of nihilism. » T. bdag ni yod do/gzhan ni med do/
bdag nyid chen por lhun gyis rdzogs pas yod do/ kun tu bzang po'i ngang du gcig
pas gzhan med do/ bdag med par chad par ltung ngo*/
[3] rnam par mi rtog pa sgom pa'ang
sems 'grod de phyang chad par song ba ni bcos dka' la nyen che
[4] Ce terme revient plus loin dans
le texte, où il prend ce sens.
[5] « Because nothingness does not
exist, therefore the self is included; and so both eternalism and nihilism are
purified. Since there is no production or cessation, they are also negated, and
because there is no self or duality, there is also purity. The whole universe
in its identity with the self is the spontaneous accomplishment of Great
Perfection in oneself. » rtog par mi 'gyur ba'i don ni/ rtag pa med pas na
gzhan bsal/ chad pa med pas ni bdag du bsdus pa ste/ rtag chad gnyis dag go/
skye 'gag med pas kyang bshig la/ bdag dang gnyis su ma gyur pas kyang dag ste/
thams cad nas thams cad du ril bdag du gcig par rang la rdzogs pa chen po lhun
gyis grub pa'o/
[6] Le commentaire (sPyi gsang sngags
lung gi 'grel pa gnyags dza nya ku ma ras mdzad pa (Vol. 103 p.439) spécifie qu’il
s’agit du Mahāyoga etc.
[7] the tshom gyi gleng gzhi ril
dang bral bas na/ rnam rtog mi mnga' cir yang sa le mkhyen/ lta ba 'dis thag
bcad nas gsang ba'i theg pa 'og ma dag la zur tsam yang ma brjod do
[8] « Someone who does not have such
realization, who does not have the statements, in his extreme ignorance [will
be] seized by arrogance, and his speech will also be extremely deluded and
contradictory [to the Dharma]. Claiming that it is the unsurpassed Great
Perfection, sons of the Victorious ones who rely merely on the samādhi of the
instantaneous approach violate the statements by assuming the role of
commoners. » 'di ltar ni ma rtogs/ lung ni med/ ma rig pa'i mu nga rgyal gyis
bzung nas smra ba ni shin tu yang 'khrul par 'gyur te 'gal lo/ rdzogs chen bla
na med par khas 'ches nas/ ton mun bsam gtan tsam la rten 'cha ba/ rgyal ba'i
sras 'bangs bcas pas lung dang 'gal /
[9] Cig car 'jug pa rnam par mi rtog
pa'i bsgom don et Rim gyis ‘jug pa’i sgom don
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