lundi 30 mars 2020

La pleine conscience peut-elle casser des briques ?


La pleine conscience peut-elle casser des briques ?[1]


(légende d’origine : "Il existe des mécanismes sous-jacents par lesquels la pleine conscience améliore la performance au travail" Fizkes / Shutterstock)

Et si la pleine conscience nous rendait plus performants au travail ?” Carole Daniel[2], Elodie Gentina[3] (28/03/2020)

J’ai eu connaissance de cet article The Conversation (“L’expertise universitaire, l’exigence journalistique”) par un lien sponsorisé. Un des très nombreux articles sur les bienfaits de la Pleine Conscience (PC), notamment dans le monde du travail. Les auteurs déclarent n’avoir aucun intérêt autre que leur intérêt pour ce domaine.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.”
Il est indiqué en fin d’article[4], qu’il s’appuie sur un “article de recherche” par les deux auteurs de l’article français et Jessica Mesmer-Magnus du département de Management de l’Université de North Carolina. Cet article a pour titre “How does mindfulness affect performance? The mediating role of workaholism and work-family conflict” et avait été accepté “à la conférence SIOP (avril 2020, Austin, Texas, États-Unis)”, laquelle avait été annulée pour cause de coronavirus le 15 mars 2020. C’est probablement dans cet article (pas (encore) disponible sur Internet), que l’on trouve les résultats de “l’étude menée auprès de plus de 800 salariés européens” auquel font référence les deux auteurs. Elle montrerait “une relation positive et significative entre la pleine conscience et la performance au travail.”

La question que je me suis posé en lisant l’article c’est ce qu’englobe la “Pleine conscience” pratiquée par les (800) salariés. S’agit-il de 10 minutes (ou plus) d’une pratique de méditation au travail, le matin chez soi, un stage, sur quelle durée … ? Quelle pratique de PC produit les bienfaits dont il est question dans l’article ? Dans un autre article (10/04/2019) par les deux mêmes auteurs, Manager les millennials grâce à la méditation de pleine conscience, c’est la formation au programme MBSR (Mindfulness-Based Stress Reduction)[5] de Jon Kabat-Zinn, qui est présentée. Il me semble peu probable que les 800 salariés aient suivi cette formation, mais ce n’est pas non plus impossible.

A force de lire ce genre de titres, on finit par intégrer le message que la Pleine Conscience est bon pour nous, mais quand on nous présente un énième article sur “les bienfaits de la Pleine Conscience”, il n’est pas toujours clair de quelle forme de pratique et de quelle fréquence, durée etc. il s’agit. Qui s’est chargé d’instruire et de suivre les 800 salariés ? Qui finance ce genre de recherches ? Il y a beaucoup de recherches dans ce domaine, la grande majorité faite par des personnes ayant fait des études de management ou travaillant dans le management (faites une recherche sur Researchgate, le nombre est impressionnant). Nous savons que Google était interessé par la PC, que la méditation est désormais un marché sans pardon, que le bonheur auquel il conduit intéresse les chercheurs, qu’il combat le stressime, et qu’il est un outil privilégié pour préparer lesacteurs de changementde demain. Des philanthropes de l’USA et d’ailleurs sont prêts à mettre leur main dans la poche pour le changement qu’ils ont en tête. Cet intérêt pour la Pleine Conscience de la part du monde du management et des grands philanthropes peut surprendre, mais quand on voit la teneur des articles publiés sur ses bienfaits, on voit très bien le lien. Elle rendrait plus performant au travail, malgré tous les bâtons mis dans les pieds des salariés …

Comment se fait-il que les salariés sont si stressés qu’il leur faut de la PL ? Pourquoi sont-ils addicts à leur travail (“workaholism”) et à leurs smartphones, même chez eux le soir ? Pourquoi sont-ils inquiets. Pourquoi le rythme s’accélère-t-il ? S’accélère-t-il tout seul, comme un phénomène naturel ? Ou est-ce que les managers y sont pour quelque chose ? Les mêmes managers qui publient des études et des articles sur les bienfaits de la Pleine Conscience ? En précisant bien qu’il n’y aucun conflit d’intérêt, puisqu’ils ne sont que des chercheurs.

Ils pourraient faire des recherches sur les causes, et les causes de ces causes. Mais ils semblent vouloir lutter surtout contre "les phénomènes addictifs" des salariés (travail, smartphone, télétravail ...). “Les « workaholics » travaillent sans relâche”, lit-on dans l’article. Sans doute parce qu’ils sont addicts, sinon pourquoi travailleraient-ils sans relâche ? “Les journées de travail s’allongent de manière inconsidérée”, tout seul ? Qui les allonge ? Le stress etc. qui est le résultat naturel de cette surexploitation conduit “à une diminution de la performance au travail”. D’accord, ce n’est peut-être pas du philanthropisme à 100%, mais disons qu’aider les salariés (et les “acteurs de changement” de demain en culottes courtes) à mieux résister aux conditions de travail infernales c’est quand même une opportunité win-win, qui profite à toute la société.

Même dans une société en pleine crise à cause d’un coronavirus et le manque de moyens, de ressources et de services, pour y faire face, les bienfaits de la Pleine Conscience sont là, fidèles au poste. Il y a de la marge pour le monde du travail, cela ouvre des perspectives…
La pleine conscience est une alliée précieuse pour faire face aux incertitudes et aux situations de crise, comme le démontre une étude récente menée pendant un mois (de février à mars 2020) sur des Chinois en quarantaine à Wuhan, en Chine. Une pratique quotidienne de pleine conscience a réduit leur niveau d'anxiété et amélioré leur sommeil. Cette étude corrobore nos résultats, et confirme ainsi une nouvelle fois les bienfaits de la pleine conscience sur l’équilibre de vie.” 
Pour l’étude “Mindfulness Buffers the Impact of COVID-19 Outbreak Information on Sleep Durationcest par ici, les auteurs de cet article sont rattachés à la China Europe International Business School (CEIBS).

Pour l’immortalité comme bienfait, ce n’est pas pour tout de suite, mais cest en bonne voie. Le record a été mis à huit ans de rabe déjà.

***

[1] La dialectique peut-elle casser des briques ? est un film français de René Viénet sorti le 8 mars 1973.

[2] Professeure Associée - Académie Digitalisation, SKEMA Business School

[3] Associate professor, marketing, IÉSEG School of Management

[4]Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche de Carole Daniel, Élodie Gentina et Jessica Mesmer-Magnus intitulé « How does mindfulness affect performance? The mediating role of workaholism and work-family conflict », qui est accepté à la conférence SIOP (avril 2020, Austin, Texas, États-Unis).”

[5]Le protocole de formation à la pleine conscience le plus célèbre est le programme MBSR (Mindfulness-Based Stress Reduction). Il a été développé par Jon Kabat-Zinn, fondateur du centre pour la pleine conscience en médecine de l’université du Massachusetts. Le programme MBSR dure deux mois. Il comprend huit séances hebdomadaires de deux heures trente, auxquelles s’ajoute une journée en silence. En complément, les participants sont invités à pratiquer quotidiennement chez eux (six jours sur sept, entre 20 et 45 minutes, avec l’aide de fichiers audio).”

samedi 28 mars 2020

Le chemin éminent - la vacuité dotée du coeur de la compassion




Je suis en train de retravailler en ligne ma traduction du Commentaire des distiques de Saraha (Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā tib. Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120) par Advaya-Avadhūtipa. J’en suis au verset DKG n° 15, qui est la clé de cette oeuvre. Après avoir fait passer en revue toutes les méthodes non-bouddhistes et bouddhistes qui ne donnent pas accès au Naturel (skt. sahaja, tib. lhan cig skyes pa), le Commentaire va passer aux instructions propres à la non-méthode de Saraha. C’est ce verset qui sert de charnière.
15.1 Ceux qui entrent dans la vacuité sans compassion (skt. karuṇa)
15.2 Ne trouveront pas le Chemin éminent (skt. uttama-mārga tib. lam mchog)
15.3 En ne pratiquant que la compassion
15.4 On restera dans l'Errance sans s'en affranchir[1]
Ceux qui entrent dans la vacuité sans compassion (skt. karuṇa) (15.1) “ne verront pas le chemin extraordinaire du Sceau universel (skt. mahāmudrā)”, ajoute le Commentaire, en mentionnant pour la première et seule fois le terme “Grand sceau” (skt. mahāmudrā) hors contexte tantrique, et dans un contexte de recherche du Sens (tib. snying po’i don). Plus loin dans le Commentaire on trouvera bien des références à la mahāmudrā, mais ce sera dans le cadre tantrique des quatre mudrā.

A noter qu’ici le chemin extraordinaire (tib. lam thun mong ma yin pa), qui correspond au éminent chemin (tib. lam mchog, dans la ligne suivante du Commentaire), est implicitement appelé le Chemin éminent du Grand sceau. C’est une indication importante, car cela voudrait dire que le “chemin” proposé dans le Commentaire est le “chemin éminent”, et plus particulièrement le chemin éminent du Grand sceau (mahāmudrā). Cela implique que l’auteur du Commentaire écrit ou bien après l’introduction de l’utilisation du terme mahāmudrā pour la méthode Naturelle (sahaja), ou bien que ce terme ait été ajouté ultérieurement. Personnellement, c'est son approche qui m'intéresse, quel que soit le nom qu'on lui donne et quel que soit le motif pour l'attribution de ce nom.

Le Chemin éminent pour désigner le chemin du Sceau universel est un terme que l’on retrouve entre autres chez Gampopa (1079-1153) (Guirlandes de joyaux du chemin éminent, tib. lam mchog rin chen phreng ba)[2] et Yudrakpa Zhang (1122-1193) qui est l’auteur de L'ultime chemin profond du Grand sceau (tib. phyag rgya chen po lam zab mthar thug). Last but not least, on trouve une référence au chemin profond dans L’Antologie des êtres authentiques de la lignée Kadampa (tib. bKa' gdams kyi skyes bu dam pa rnams kyi gsung bgros thor bu ba rnams) compilée par Chegompa Sherab Dorje (1130 ?-1200 ?). Le terme utilisé est en fait “la meilleure de toutes les instructions du chemin” (tib. lam gyi chos thams cad kyi mchog). Voir la traduction dans mon blog La panacée d'Atisha. Le Coeur de ce chemin est “la vacuité dotée du coeur de la compassion” (tib. stong nyid snying rje’i snying po can).
Dromteun demanda quelle était l'ultime instruction spirituelle.

[Atiśa] repondit : “La vacuité dotée du coeur de la compassion. Il existe dans le monde un médicament appelé ‘panacée’ (tib. dpa’ bo chig thub) capable de guérir toutes les maladies. Tout comme [l'administration de] ce médicament « panacée », si l'on accède à la vacuité de toutes les propriétés, [la vacuité] sera le remède de tous les affects (skt. kleśa)
.”
Le terme “panacée”, utilisée par certains pratiquants kagyupa du “Grand sceau”, fut au centre des polémiques lancées par Sakya Pandita (1182-1251). On le voit ici utilisée par Atiśa, ou attribué à lui par cette anthologie. Sakya Pandita aurait pu connaître cette occurrence. Atiśa semble bien considérer que cette instruction de la vacuité dotée du coeur de la compassion constitue le meilleur chemin, le chemin éminent. Atiśa connaissait le Chant de distiques de Saraha. Il aurait même été le premier à l’enseigner au Tibet. Pour Gö Lotsawa Zhönnu-pel (1392-1481), Atiśa serait même à l’origine de la première introduction de la mahāmudrā au Tibet[3]. Et c’est Saraha qui fut le premier à enseigner la mahāmudrā comme le chemin éminent (lam phul tu phyung ba[4]), et qui l’aurait transmis à Śavaripa, le maître (visionnaire) d’Advayavajra.

Des sources hagiographiques tibétaines racontent qu’Atiśa fut interdit d’enseigner (publiquement) le Chant des distiques de Saraha. Néanmoins, nous savons qu’une méthode du type Naturel (skt. sahaja tib. lhan cig skyes pa) était transmis en secret dans la lignée Kadampa. Jamgoeun Kongtrul (1813-1899) nous apprend dans son Trésor des connaissances qu’Atiśa serait l’auteur d’un texte intitulé (ou décrit comme) “Le Sceau Universel qui réintègre le Naturel, instruction de la double armure” (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor go cha gnyis pa’i man ngag), mais ce texte, sous ce titre et attribué à Atiśa, semble introuvable. Cela n’empêche pas que d’autres maîtres kagyupa ont rédigé des textes portant le terme “phyag chen lhan cig skyes sbyor” dans le titre. Les instructions dans le cadre de ce sahaja-mahāmudrā ont été par la suite qualifiée par certains comme la “mahāmudrā selon le sūtrayāna”, pour la distinguer de la mahāmudrā tantrique, dont la forme développée au Tibet suite aux polémiques est qualifiée par David Higgins et Martina Draszczyk comme “mahāmudrā post-classique”.

De ce qui précède, il nous est permis de conclure qu’il existait bien une instruction sahaja(-mahāmudrā) à l’époque d’Atiśa ; que celle-ci venait d’Advayavajra (via Saraha et Śavaripa) ; qu’Atiśa aurait été le premier à (tenter de) l’introduire au Tibet ; qu’une instruction de ce type était transmise en secret au sein de la lignée kadampa ; que cette instruction était considérée comme un chemin éminent (voir une panacée) ; et que quelquefois on se référait à elle sous le nom “mahāmudrā”.

C’est seulement par la suite que l’on a considéré que ce “chemin éminent” ne serait finalement pas si éminent que cela, et qu’il ne pouvait pas conduire à l’ Eveil complet, c’est-à-dire un Éveil, où les Corps formels (à édifier à travers des pratiques yogiques et visionnaires) ne découlent plus naturellement du Corps réel (dharmakāya).

Advayavajra et les apratiṣṭhānavādins ne tenaient pas comme position qu’une pratique spécifique d’édification des Corps formels est indispensable, mais agissaient conformément à “l’activité initiale” (skt. adikarma), c’est-à-dire la pratique des cinq premières perfections, y compris “après Eveil”[5]. La source de cette théorie sur l'activité initiale" qu'un "éveillé" n'est pas censé abandonner est La Destruction des vues erronées (Kudṛṣṭinirghātana) d'Advayavajra.

Elle est aussi mentionnée dans les Vingt versets sur le Mahāyāna d'Advayavajra (skt. mahāyāna-vimśika tib. theg pa chen po nyi shu pa[6])
“16. Il a été dit partout que l'activité initiale (skt. adikarma)
Est l'activité du yoga en son intégralité (skt. sarvayogibhiḥ)
L'indissociabilité de la vacuité et de l'engagement (skt. śūnyatākaruṇābhinnaṃ)
Est dit être la connaissance principielle de l'Eveillé (skt. bodhau jñānam)

17. Il n'y a pas d'engagement hors la vacuité
L'engagement (skt. karuṇā) est un synonyme de [la vacuité]
Cela s'appelle (T. brjod pa) l'Union (skt. yuganaddha)

18. Tenir un vase etc.
Est fait comme une méditation de "yoga total" (skt. dhyānasātatyayogataḥ)
C'est par cela que l'on devient le grand Eveillé (skt. mahābuddhaḥ)
Le corps unique de toutes les formes mentales (skt. sarvākāraikavigrahaḥ).”[7]

***

[1] snying rje dang bral stong pa nyid zhugs gang*//
des ni lam mchog rnyed pa ma yin no//
'on te snying rje 'ba' zhig bsgoms na yang*//
'khor ba 'dir gnas thar pa thob mi 'gyur//

[2] C’est dans le colophon des Guirlandes de joyaux du chemin éminent que Gampopa explique que le chemin qu’il enseigne est “le trésor qui contient donc les instructions des transmissions Kadampa et Mahāmudrā”# (blog Gampopa répond). En tibétain : bka' phyag gnyis kyi gdams pa'i mdzod 'chang ba.

[3] dang por snga bo ni jo bo chen po rje lha gcig gis theg pa chen po rgyud bla ma rtsa ‘grel dang*/ do ha dang grub snying gi skor dang*/ kun tu bzang po’i spyod pa byed tshul rnams ‘brom la gsungs pa/ Deb ther sngon po vol. II, p. 987

[4] De phul tu phyin pa. La citation exacte : “rgyal ba shAkya thub pa’i bstand pa ‘di la phyag rgya chen po zhes lam phul tu phyung bar mgo ‘don mkhan bram ze chen po sa ra ha dga’ ba bu/ de’i lugs ‘dzin pa rgya gar na rje ri khrod zhabs yab sras yin/ Deb ther sngon po vol. II, p. 985

[5] “Having abandoned [all practice of] affirmation and exclusion
With regard to the fruit, reality and what is opposed [to liberation],
The wise one awakens towards supreme full enlightenment,
But even after that, [he will be engaged] in initial activity.” (KDN 5) Kudṛṣṭinirghātana, La destruction des vues erronées d’Advayavajra, trad. anglaise : . Klaus-Dieter Mathes, A Fine Blend of Mahāmudrā and Madhyamaka Maitrīpas Collection of Texts on Non-conceptual Realization (Amanasikāra).

[6] TBRC W23703-1367-eBook-2.pdf pp 274-276. Dege TG n° 2252, Pékin TG n° 3097. La traduction française est ancienne et a été faite sans accès au sanskrit.

[7] ji ltar gsungs pa dang po'i las/
rnal 'byor kun gyi bya ba yin/
stong dang snying rje dbyer med pa/
de ni sang rgyas ye shes 'dod/

stong las snying rje gzhan min te/
snying rje yi ni ming gzhan yin/
brjod pa zung du 'jug par ro/

bum pa la sogs 'dzin gang la/
rnal 'byor kun gyi bsam gtan bya/
'dis ni sangs rgyas chen por 'gyur/
rnam pa kun gyi lus gcig pa'o/


mardi 24 mars 2020

La discipline de la pensée


Corde ou serpent ?

Dans Le Ménon, Platon pose son fameux paradoxe (aporie) de la recherche de l’inconnu/connu. Pouvons-nous chercher ce que nous ne connaissons pas ? Dans le même texte, il présente sa doctrine de la réminiscence/ressouvenir, la capacité de l’âme d’éveiller des possibilités latentes en elle, et qui pose par la même occasion la base pour sa théorie de l'immortalité de l'âme et de l'existence indépendante de réalités intelligibles (agents). Dans Les Lois, Platon aborde la primauté de lesprit sur la matière. Ces théories furent reprises et élaborées par les néoplatoniciens. D’autres néoplatoniciens y ajoutèrent des pratiques (théurgie etc.) correspondantes. Les religions ont adoré. C’était l’âge d’or des cultes à mystères. Pouvons-nous nous libérer du connu se demanda Krishnamurti ?

La théorie des Idées de Platon aboutit au néoplatonisme.
En même temps, [Plotin] considère que l'Intellect contient en lui-même toutes les Formes, toutes les Idées, ce qui veut dire que chaque Forme est l'Intellect, ce qui veut dire, puisque l'Intellect est la totalité des Formes qui se pense elle-même, que chaque Forme est, à sa manière, en tant qu'Idée de l'Homme, ou Idée du Cheval, la totalité des Formes: dans l'Intellect, tout est intérieur à tout.”[1]
D’autres solutions pour résoudre le paradoxe furent proposées. Évidemment plus complexes et demandant plus d’effort. Dans son traité De l’Âme, Aristote parle de la représentation (phantasia) comme un instrument entre la sensation et la pensée. La pensée se saisit de la représentation après la disparition de l’objet de la sensation. C’est sous la forme de représentation que la pensée peut traiter les données sensorielles (images sensibles). La représentation peut être vraie ou fausse[2] tout comme la sensation.[3]

Les stoïciens (tout comme les bouddhistes) se méfient donc des simples représentations, qui peuvent être fausses ; p.e. la corde prise pour un serpent. Pour arriver à un “jugement droit”, il convient de vérifier les représentations, avant de les valider (assentiment), et d’agir conformément. Les représentations ne constituent pas en elles-mêmes une connaissance, mais peuvent être utilisées par le raisonnement pour arriver à une connaissance.

Diogène Laërce dit de l’aporie de Platon “Nous n'aurions pas cherché l'objet de notre recherche si nous ne l'avions pas connu tout d'abord” mais ajoute “que la connaissance préalable, dont nous avons besoin pour chercher quelque chose, et la reconnaître quand nous la trouvons, est la prolepse.”[4] la prolepse est la prénotion (Cicéron) ou la notion préexistante. Ce qui nous fait chercher ce “que nous connaîtrions déjà” n’est pas une réminiscence ou un ressouvenir, mais une notion préexistante acquise.
La prénotion est une saisie mentale (katalêpsis) de la chose (ibid.). Cicéron identifie cette saisie à une notion naturellement implantée dans nos esprits. Mais ce n'est pas une notion innée. Elle consiste en effet dans le "souvenir de ce qui nous est souvent apparu depuis l'extérieur". Cette assimilation de la prénotion à un souvenir répété interdit d'en faire un concept abstrait. Néanmoins c'est une connaissance portant sur le général et non sur le particulier (ibid.: katholikên noêsin), commune à tous les hommes et non à un individu seulement (Men. 123: koinê... noêsis). Elle est donc plus proche du concept que de l'image singulière.”[5]
Les stoïciens ont beaucoup débattu sur le processus cognitif, entre eux et avec d’autres. Les théories et les pratiques stoïciennes ont évolué avec le temps. N’étant pas des révélations, il n’y avait rien qui s’opposa au débat. La même chose pourrait se dire du bouddhisme à un certain degré, mais nous n’avons pas beaucoup de visibilité sur ce qu’aurait pu être les théories et les pratiques des śramaṇa, les premiers bouddhistes. Nous savons en revanche qu’il y eut de nombreux “schismes” dès l’origine. La légende du Bouddha fait commencer les “schismes” dès que le Bouddha arrêta l’ascèse extrême, puis quand il proclama son éveil à ses compagnons. Ca ne discutait pas mal dans les rangs des bhikkus śramaṇa.

L’âme était plus “corporelle” chez les Jains, ainsi que le karma, empêchant par son poids que l’âme s’envole vers de plus hautes sphères. Chez les stoïciens anciens, il y avait encore l’idée de prénotions plus “corporelles”. On parle même d' “effluves” (comparer avec la notion d'āsrava). Il est extrêmement difficile de sortir du cadre dualiste esprit-matière qui colonise le langage, les concepts et les images. Les “solutions” proposées restent le plus souvent dans ce cadre[6].
L'expérience sensible ne suffit pas à rendre compte de la constitution des prénotions, et ceci pour deux raisons. D'une part certaines prénotions reposent sur des effluves matériels trop subtils pour frapper nos sens. Telle est en particulier la prénotion des dieux. D'autre part le passage de l'image sensible à la prénotion nécessite l'intervention de diverses opérations mentales. Diogène Laërce énumère l'analogie, la ressemblance, la composition, et mentionne en outre "une certaine contribution du raisonnement (logismos)". (Voelke, p.39)
Dans le cadre dualiste, il faut trouver des manières de “contact” (interfaces) entre l’esprit et la matière, l'incorporel et le corporel. Les cinq facultés sensorielles servent de relais entre les objets sensoriels et les consciences sensorielles. Ce n’est pas l’objet qui est connu, mais son image sensible. Pour rendre possible les “contacts” et le “traitement” des images sensibles, il faut des fonctions sensorielles et mentales/intelligibles plus ou moins corporelles et incorporelles, toute une hiérarchie.

L’âme est alors quasi-corporellement imaginée comme une sorte de glaise (médium) dans la surface de laquelle s’impriment des “images sensibles” (tupos, schémas sensibles), qui laissent des empreintes[7]. Ces empreintes ne suffisent pas à elles-seules à produire des prénotions, qui ont pour fonction de servir d’appui aux raisonnement (logismos). Contrairement aux Idées (toutes faites, fraîchement importées de là-haut) qui infusent d’elles-mêmes, les prénotions s’obtiennent à travers un raisonnement : c’est la discipline des représentations ou de la pensée. Cette discipline fait appel à des notions de temporalité et de causalité (cause-effet), des catégories qui viennent s’ajouter au cadre dualiste. C’est nécessaire au raisonnement, mais il faut en rester conscient.

Les rayons de Lumière (“Idées”) reçues sont ainsi fractionnées et analysées, et pas considérés comme renvoyant à une autre réalité (supérieure, plus parfaite). Ils sont reçus “tels quels” (tathatā) On reste dans le cadre de la Nature et des lois naturelles telles qu’elles sont perçues à un moment donné. Donc, des prénotions plutôt que des Idées, des Reflets (tib. gzhi snang), des épiphanies etc.

Dans la discipline des représentations, l’empreinte ou le schéma sensible (tupos) se trouve entre l’objet et la prénotion, et correspond à la forme de l’objet (un cheval, un boeuf). Le schéma est d’abord “pensée”, tournée vers l’objet sensible. La notion générale (un cheval, un boeuf) est alors appliqué à l’objet. Dans l’autre sens, quand le nom “cheval” est prononcé, c’est le schéma sensible qui évoque la forme du cheval. Plusieurs opérations mentales (traitement) sont nécessaires pour passer du schéma sensible à la prénotion. Ce traitement est désigné de façon générale par le terme épilogisme (epilogismos), ce qui correspondrait à l’inférence. Le même genre de traitement (pramāṇa) était connu dans la culture indienne.

Quelques exemples de connaissances valides et validées sont : la perception sensorielle (pratyakṣa), les inférences (anumāna), basées sur la connaissance découlant de la perception sensorielle, les analogies (upamāna), les révélations d’une réalité supérieure (āgama, śruti, śabda). Pour les traditions non-théistes, les révélations ne sont pas considérées comme des connaissances valides, et on ne doit donc pas s’y appuyer “aveuglement”. Voir aussi ce que le Bouddha avait dit au sujet des “connaissances valides”, notamment dans le Kalama-sutta.

Diogène Laërce mentionne quelques opérations mentales comme l’analogie, la ressemblance, la composition et une opération (“une certaine contribution du raisonnement”) qui pour Voelke serait l’inférence.[8]
Quant à la prénotion, ils disent qu'elle est comme une perception, ou une opinion droite, ou une notion, ou une conception générale que nous avons en réserve en nous, c'est-à-dire la mémoire de ce qui nous est souvent apparu en provenance du dehors, par exemple quand on dit que « telle sorte de chose est un homme ». En effet, en même temps que l’on prononce « homme », aussitôt par la prénotion on pense à une image (tupos) de l’homme, du fait que les sensations précédent.”[9]
“Lorsqu'on dit ‘ce qui se trouve là-bas est un cheval ou un bœuf’ ; car il faut par la prénotion avoir connu un jour la forme du cheval et du bœuf. Et nous n'aurions pas non plus donné un nom à quelque chose si auparavant nous n'avions pas connu son image par la prénotion. Les prénotions sont donc clair.”[10]
Le bon raisonnement sert à prendre des décisions basées sur des jugements droits (à partir de représentations compréhensives[11]), et à agir de façon utile (ou “vertueuse”). Tout comme les stoïciens, les bouddhistes de l’époque où la logique bouddhiste connut son essor (II-Xème, Nāgārjuna, Vasubandhu, Dignāga, Dharmakīrti, Jñānaśrīmitra, …) suivaient une discipline des représentations en s’appuyant d’ailleurs sur celle établie par la “phénoménologie de l’esprit” de l’Abhidharma.

Cette discipline des représentations, s’accompagne d’une discipline des impulsions, des passions (kleśa) et du désir. Double approche que l’on trouve dans le bouddhisme. Le Yogācāra, le tantrisme et une surexploitation des expédients (upāya), que j'appellerai désormais “upāyisme” (tib. thabs lam lugs), ont grandement contribué à faire dévier le bouddhisme indo-tibétain de cette voie, pour le meilleur ou pour le pire selon les goûts, et éventuellement selon la législation et les moeurs des pays d’implantation.

***

[1] Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique, Gallimard (1995), p. 255

[2] Comparer avec les Représentationalistes (tib. rnam bden pa skt. satyākāravādin) et les Non-représentationalistes (tib. rnam brdzun pa skt. alikākāravādin). En fait, c’est akāra (tib. rnam pa G. tupos) qui est alors considéré comme véridique ou fausse, pas la représentation.

[3] Les Stoïciens I, Frédérique Lidefonse, Les Belles Lettres, p. 77

[4] André-Jean Voelke, La philosophie comme thérapie de l'âme, p. 38

[5] Voelke, p. 38

[6] P.e. “Aristote conserve un grand plan du dispositif platonicien de la logique de l'objet. Le traité de L' me en fait foi : dans la sensation, effective, l'appareil sensoriel devient, en quelque sorte, les sensibles, dans l'intellection effective, l'homme devient, en quelque sorte, tous les intelligibles.” Les Stoïciens I, p. 86

[7] Les opinions des stoïciens diffèrent ; il y a la théorie de l’empreinte (tupôsis), et l’empreinte peut être faite de façon assez littérale (Cléanthe), et la théorie de l’altération (alloiôsis), car les empreintes ne peuvent pas se superposer (Chrysippe).

[8] Voelke, p. 39

[9] “Ainsi la prénotion est doublement liée à une activité de la pensée : d'une part en tant qu'elle résulte d'une inférence (épilogisme), d'autre part en tant qu'elle s'associe ou s'identifie même à une projection intuitive [epibolê] de la pensée.” Voelke, p. 42

[10] Vies et doctrines (Pochothèque), livre X, 33, p. 1262-1263

[11]“Une représentation compréhensive [phantasia katalèptikè], en revanche, que les Stoïciens présentent comme le critère de la science, est ‘la représentation qui dérive d’un existant et qui a été imprimée d’après cet existant même dont elle porte le sceau, telle qu’elle ne pourrait pas dériver d un non-existant ; dans la mesure où ils soutiennent que cette représentation est capable de saisir exactement les objets, et est cachetée de telle sorte qu’elle reproduise c ma mere artiste, leurs caractères propres, ils disent qu’elle possède chacun de ces caractères comme attribut.’ “ Les Stoïciens I, p. 97

Comparer avec la notion bouddhiste de connaissance parfaite (skt. parijñā tib. yongs su shes pa).

samedi 21 mars 2020

Espace de liberté


Déesse Terre, relief Thaï 

La Grèce est considéré comme le berceau de la démocratie et de la politique au sens moderne. Les Grecs de l’antiquité furent très conscients des tensions entre la polis et la liberté. Les aventures d’Alexandre le Grand (356-323) ont sonné le glas de la démocratie grecque avec le retour des rois et des tyrans. Alexandre le Grand aurait fait connaissance avec la proskynèse (prosternation, kowtow) en Perse, et aurait introduit cette coutume en sa cour, en précisant toutefois que l’on ne se prosternait pas devant lui, mais devant l’autel d’Hestia derrière lui... Le culte des rois fut à l’origine de l'émergence d'un roi divin doté de pouvoirs magico-religieux. Antiochos Ier (281-261 av.J.C.) fut le premier roi à être divinisé et obtint l’épithète “Sôtêr”, le sauveur. Les rois deviennent des divinités locales (theoi poliouchoi). Maria Daraki (Une religiosité sans Dieu) cite Louis Gernet :
Ce que jusque-là on exécrait dans la tyrannie, cette puissance absolue quasi divine, cette démesure (hybris), jadis impitoyablement châtiée par les dieux parce qu’elle faisait sortir l’homme de sa condition, est désormais considérée comme une émanation de la puissance céleste.”
Les rois “aident” les Athéniens “à passer de la sauvagerie à la civilisation” par les commandements de la “religion sacrificielle”, ce que refusent les cyniques, qui prônent un retour à la nature. Les stoïciens suivent avec plus de modération. La liberté (intérieure) est un des thèmes centraux de leur approche et ne se limite pas à la politique. Il y a eu trois grands courants dans le stoïcisme, dont nous connaissons finalement que les deux derniers. Il est probable que le premier courant était plus proche des cyniques. Il y eut également des versions chrétiennes et modernes du stoïcisme. Là aussi vaut le principe de ne pas interpréter les courants les plus anciens à travers les plus modernes plus proches de nous, si on veut avoir un aperçu de ce qu’ils représentaient. Or les stoïciens anciens étaient nettement plus provocateurs (voir Maria Daraki[1]), et font penser à l’antinomisme des siddhas. Un bibliothécaire de Pergame arracha ces “passages scandaleux” des livres des anciens stoïciens. Ce côté provocation des adorateurs de dieux se trouve aussi dans le bouddhisme et chez Saraha.

Il y avait différentes façons de s’opposer au système politico-religieux dominant. Marcel Detienne les classe en deux camps. Les orphiques et les pythagoriciens, qui aspirent à un statut d’homme divin, avec une ascèse correspondante (notamment le végétarisme). De l’autre les “pratiquants du dionysisme” et les cyniques, voulant renouer avec une vie selon la nature, mangeant de la nourriture crue. “Dévorez-vous les uns les autres” disaient-ils en mettant à mal toute hiérarchie (skt. akula). Leur cosmopolitisme/universalisme fut jugé négatif et destructeur. Plutôt anarchique et libertaire. Dans la deuxième catégorie (de mangeurs crus), les dionysiens sont des religieux contrairement aux cyniques/stoïciens anciens, qui sont areligieux à géométrie variable. Sans doute comparables aux cārvāka indiens.
Si un des dieux venait me dire : Kraton,
quand tu mourras, tu renaîtras aussitôt ;
tu seras ce que tu voudras : chien, bouc,
cheval ou bien homme ; car tu dois vivre
deux fois. Choisis donc ce que tu veux.
— N’importe quoi, répondrais-je aussitôt,
que je sois n’importe quoi, mais pas un homme
… (Ménandre, frg. 223.)”

Les bêtes subissent des maux naturels les hommes en inventent d’autres encore luttes, opinions, lois.” (Ménandre, frg. 534.)
La liberté (autarkeia), à laquelle aspirent les cyniques et les stoïciens, sert à échapper au sort de l’homme ordinaire, le profane (phaulos, litt. vilain). le sage (sophos) est celui qui aspire à l’autarcie, aussi bien au niveau social que intérieurement. Les stoïciens seront plus “introvertis” que les cyniques extroverts. Leur “rébellion” est intérieure. La liberté est surtout celle qui se gagne à l’intérieur. Ce qu’il y a de plus intérieur à l’homme c’est l’hégémonikon, “l’âme”, le siège de la raison, l’instance décisive, la partie directrice, la citadelle intérieure, le Coeur diront d’autres. C’est cette partie directrice qui prend les décisions. Elle est la liberté du choix de vie (prohairesis). Nous sommes libres de nos jugements, de nos désirs et de nos actions, qui ne dépendent que nous. Dieu même ne peut pas contraindre l’homme “à juger, à désirer, à agir autrement que l’homme ne le veut.”[2] C’est la même “partie” (ne réifions rien) qui décide de l’usage de nos représentations (phantasia)[3]. Cette discipline des représentations nous conduit tout près de la fameuse “méditation” des bouddhistes ou de Sāṃkhya … Celle-ci ne se limite pas à dix minutes de concentration sur le souffle, ou de “non-jugement” sur un coussin. L’ascèse stoïcienne consiste en trois disciplines :
La discipline de la pensée suppose évidemment les dogmes qui se rapportent à la liberté de jugement, la discipline de l'action suppose ceux qui affirment l'existence d'une communauté des êtres raisonnables, la discipline [intérieure] du consentement aux événements suppose celui de la providence et de la rationalité de l'univers.”[4]
La liberté, écrit Hadot dans La citadelle intérieure, est “l'art de concilier les extrêmes - par exemple, de décider après avoir mûrement délibéré mais sans tergiverser, d'être tendu et en même temps détendu, de ne pas être lié par les bienfaits qu'on reçoit, tout en ne les dédaignant pas.”

La liberté est un don (grâce) de la Nature universelle[5]. Il n’est pas besoin de demander de recevoir cette grâce, nous l’avons déjà reçue. A d’autres endroits, plus tard, un stoïcien pourrait écrire que c’est un don de Dieu, qui n’est autre que la Nature universelle. Dieu ou la Nature, comme l’écrivait Spinoza. La Nature universelle est un concept, que l’on peut “anthropomorpher”, déifier, ou identifier ou intégrer à Dieu, sous quelle forme monothéiste ou moniste que ce soit, avec tous ses bagages. Chacun est libre de sacrifier la liberté reçue de la Nature universelle à un dieu ou à Dieu, et d'attendre une autre grâce (la même ?) de lui.

La Nature universelle "protégeant" le Bouddha (Thaï)

***

[1] Elle fournit une liste d’injonctions provocatrices, que l’on peut trouver dans Stoicorum veterum fragmenta (SVF). Le but de la publication de cette liste ici étant de montrer l'évolution du stoïcisme d'une pratique cynico-compatible à une pratique christo-compatible (nous connaissons surtout cette dernière), ainsi que les correspondances potentielles avec des mouvements antinomistes indiens.
1. Les femmes seront communes chez les Sages et le premier venu usera de la première venue (SVF, I, 269).
2. L’homosexualité n’est pas un mal (I, 249).
3. Il n’y a aucune différence entre les rapports homosexuels ou hétérosexuels, féminins ou masculins ; ils sont convenables les uns autant que les autres (I, 250, 252, 253).
4. Le Sage s’unira avec sa fille si les circonstances le veulent (III, 743).
5. On s’unira avec sa mère, avec ses filles, avec ses fils ; le père pourra s’unir à sa fille, le frère à sa sœur (III, 745).
6. On s’unira avec sa mère, sa fille, sa sœur (III, 753).
7. Il n’est pas honteux de frotter de son membre le sexe de sa mère. A propos d’Œdipe et de Jocaste, Zénon dit qu’il n’est pas honteux de frictionner sa mère si elle est malade et pas davantage de la frictionner pour lui faire plaisir et la guérir du désir. Se servir de sa main pour la masser ou de son membre pour la soulager, ne fait pas de différence (I, 256).
8. On doit prendre comme exemple les bêtes et considérer que rien de ce qu’elles font n’est contraire à la nature. Ainsi, il n’y a rien de répréhensible à ce qu’on s’accouple dans les temples, qu’on y accouche ou qu’on y meure (III, 753).
9. Il n’y a aucun mal à vivre avec une prostituée ni à vivre du travail d’une prostituée (III, 755).
10. Diogène est digne d’éloge qui se masturbait en public (III, 706).
11. On mangera de la chair humaine si les circonstances le veulent (I, 254).
12. Chrysippe consacre mille vers pour engager à manger les morts (I, 254).
13. Non seulement on mangera les morts mais même sa propre chair si l’on a un membre tranché, afin qu’il devienne partie d’un autre de nos membres (III, 748).
14. On mangera ses enfants, ses amis, ses parents, son épouse, morts (III, 749).
15. On traitera le cadavre de ses parents comme s’il s’agissait de cheveux ou d’ongles coupés ; ou bien, si les viandes sont consommables, on s’en servira comme d’une nourriture, de même que l’on mangera ses propres membres, amputés (III, 752).
16. Les enfants cuiront et mangeront leur père et si l’un d’eux s’y refusait c’est lui qui sera à son tour dévoré (I, 254).
17. Les enfants conduiront leurs parents au sacrifice et les mangeront (III, 750).”
Comparez avec p.e. l'Advayasiddhi de Lakṣmīṅkārā (Guide du Naturel, p. 145)

"3. C'est avec des excréments, de l'urine, du sperme,
Et les sécrétions nasales
Qu'en méditant les transformations du Réel (sct. tattva)
Le mantrin sert le Soi.
4. C'est avec sa propre mère, sœur,
Fille et petite-fille
Que celui qui connaît le yoga rituel (sct. puja) de la Sagesse (sct. prajñā, femme) et de la Science (sct. upāya, homme)
Fait son culte.
5. C'est avec des femmes estropiées de basse caste,
Des ouvrières, ainsi qu'avec des bouchères
Qu'en développant le foudre de gnose (sct. jñānavajra),
Il doit toujours faire le culte du Féminin.
[Pour tout cela, il manie la formule

Oṃ Ah Huṃ]"

[2] Pierre Hadot, Manuel d’Epictète, p. 42

[3] Celles-ci peuvent être sensibles, logiques, techniques, probables, improbables, vraies, fausses, à la fois vraies et fausses, ni vraies ni fausses etc. Voir Les stoïciens I, Zénon, Cléanthe, Chrysippe de Frédérique Lidefonse, les Belles lettres, pp. 94 etc.

[4] Pierre Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1997

[5] Note de Maria Daraki :
“Pour les stoïciens, Terre est la Déesse Souveraine (Théos Hégémonikos), principe générateur premier, et, de façon plus physique, Mère et Nourrice universelle (SVF, II, 646 et 649 ; II, 92. 19 ; II, 642. 5 ; II, 582. 24 ; II, 1009. 18 ; II, 527. 18). La Nature de même : « Elle a créé tous les vivants, et elle en prend soin avec tendresse (storgikê) » (SVF, II, 1138. 32-39 ; cf. SVF, I, 176 ; II, 1138 et 1139 ; III, 165, 178, 181).”

mercredi 18 mars 2020

L'habit ne fait pas le moine


Groupe d'ascètes à Bombay, 1921 (Colombia.edu)
NOTE (blog L'espion intérieur) Occurrence de l’image de l’espion (ocaraka) dans le Sattajaṭilasutta/Jaṭilasutta (Udāna 6.2), un sutta très intéressant à plusieurs aspects. Il y est question d’espions “extérieurs”, mais le raisonnement peut très bien s’appliquer à “l’espion intérieur”.

On y voit apparaître le roi Pasenadi de Kosala, qui vient voir le Bouddha qui demeure alors à Sāvatthī, dans le monastère oriental du domaine de Migāra. Les deux voient passer devant eux sept ascètes à chignon, sept sans chignon, sept ascètes nus, sept portant un seul manteau, sept ascètes itinérants (paribbājaka), qui laissaient pousser leurs ongles, poils d’aisselles et poils du corps, portant divers attributs. Le roi les salue respectueusement se mettant à genoux et se présentant comme le roi de Kosala. Après leur passage, le roi dit au Bouddha : “Seigneur, parmi ceux dignes de respect dans ce monde qui suivent un chemin digne, en voilà quelques-uns”.

Le Bouddha explique que c’est difficile pour quelqu’un comme le roi, qui vit dans un grand luxe, de juger de la dignité, de la vertu, de la pureté, de l’endurance et de la sagesse d’autrui. Ce n’est qu’en partageant la vie avec eux, qu’on peut connaître leur vertu ; ce n’est qu’en ayant à faire à eux, que l’on peut connaître leur pureté ; ce n’est qu’à travers leurs malheurs que l’on peut connaître leur endurance, et ce n’est qu’en discutant que l’on peut connaître la sagesse de quelqu’un. Pas après peu de temps, mais après longtemps, pour quelqu’un qui maîtrise son propre esprit et qui a de la sagesse.

Le roi admet alors qu’en fait ces ascètes sont des espions (ocaraka) en son service. Il les envoie dans son royaume pour rapporter comment vivent les gens. Ils viennent tout juste de rentrer d’une tournée. Le roi va aller les voir après. Les ascètes vont enlever leurs déguisements, se laver, se mettre des crèmes, se raser la barbe et les poils, se mettre des habits propres et s’adonner aux plaisirs sensoriels.

Le Bouddha conclue :
On ne doit pas à avoir faire des efforts[1] en toutes circonstance ; on ne doit pas être l’homme d’un autre ; on ne doit pas vivre aux dépens d’un autre ; on ne doit pas vivre en faisant du Dhamma une marchandise.”[2]

NB L'illustration aurait aussi bien pu représenter des maîtres ou des yogis bouddhistes. Les critiques et les conseils du Bouddha s'appliquent évidemment aussi à des "espions" déguisés en bouddhiste.

***

[1] Ici : s'en tenir aux apparences

[2] “One should not endeavour in all circumstances, one should not be another’s man,
One should not live depending on another, one should not live trading in Dhamma.”

Occurrence nyingmapa de l’image de l’espion de l’attention

Chamane de Iakoutsk
Note au sujet du  blog L'espion intérieur

On trouve une occurrence de l'espion de l'attention dans un des textes faisant partie du cycle Longchen Nyingthig[1] composé par l’inventeur de trésors (gter ston) Jigme Lingpa (1730–1798), né dans une famille Droukpa kagyu. Le texte est une instruction de soutien (rgyab rten) et s’intitule Instruction supplémentaire du blanc lotus (rgyab rten padma dkar po)[2]. Le nom “nyinthig” se réfère au système de “lEssence séminale du Cœur” (tib. snying thig), qui correspondrait au contenu de la Section des transmissions tantriques (tib. man ngag sde).

Contrairement aux textes visionnaires attribuées à des visions (et donc des termas), les instructions de soutien (rgyab chos) ont été rédigées par Jigmé Lingpa, et sont donc plus personnelles et moins "inspirées"... Précision faite par ses hagiographies et rapportée par van Schaik. L’instruction de soutien en question, Le Blanc lotus (PK), tente d’expliquer la contradiction entre la réalisation graduelle des quatre yogas (de la mahamudrā) et la doctrine simultanée (“subitiste”) de la libération primordiale de la Grande Perfection[3]. Comme ceux qui pratiquent la Grande Perfection ne sont pas tous des individus aux dispositifs supérieurs, il y a besoin d'un classement d’instructions graduelles. Jigmé Lingpa donne quelques exemples d’individus supérieurs “libérés” de façon simultanée : Garab Dorje, Padmasambhava et Indrabhūti.[4] Il n’est pas impossible que ces personnages n’aient jamais existé de façon historique, ce qui revient à dire que la Mahamudrā et la Grande Perfection ne peuvent être pratiquées que de la façon graduelle des instructions post-classiques. Les voies simultanées appartiennent à un Âge d’or à jamais révolu, et ne servent qu'à ravir les lecteurs d’hagiographies.

Un des projets de Jigmé Lingpa semble être de “gradualiser” la libération primordiale de la Grande Perfection, et il a plutôt bien réussi. Le Blanc lotus (PK) s’appuie pour cela sur la méthode des quatre yogas de la Mahamudrā, donnée à l’école kagyupa par Orgyenpa Rinchen Pal (1229-1309)[5], le maître de Karmapa III et de Kumaradza, qui fut à son tour le maître de Longchenpa, qui aurait reçu le Vima Nyingthig de ce dernier.

C’est donc suite à son explication des correspondances avec les quatre yogas de la Mahamudrā qu’apparaît l’allusion à “l’espion de l’attention” (dran pa’i so pa), pour le déprécier en le considérant obsolète, pour celui qui n'est plus (ou ne se croit plus) un “progressant”, et qui est passé au stade de “philosophe”, ou de joueur de tambour exalté devant un cercle de corps symboliques. Pas certain que malgré son triple Allala Ho, il soit si indifférent à ses critiques, qui semblent très présents en son esprit.

Voici la traduction anglaise de Sam van Schaik :
Through the power of your having completed the limitless accumulations of merit and wisdom in the post-meditation training of the lower paths, all assertions that grasp at such things as endurance, union, nonduality, and ineffability, with the substantiality of scripture and reasoning and a view based on assumptions, are destroyed in their own place. [504] Awareness of the present moment is pristine and its colors do not change.

In the essence of wisdom that isn’t made by the intellect, not an atom of a meditation object remains, so where will you find a meditator? In freedom from meditation and the one who places himself in it, where will you look for post-meditation? In the truth outside the sheath of an excellent view, what will mindfulness apprehend? Distracting objects have gone into the true condition, so who is distracted? In primordially spacious nonfixation, liberation from out of the expanse of the realized mind, where is there a sought-after object to accomplish? When whatever appearances of samsara and nirvana may arise are experienced without attachment as spontaneous presence, where will you put the watchman of recollection?[6]
Having destroyed the assertions about meditation from the foundations up, it is sufficient to settle. Without a cause for settling, only spontaneous presence remains. As there is no existence, there is freedom from apprehending. As there is no nonexistence, there is the enlightened mind of a buddha.

Just now, having become a child of the lineage of Longchen Rabjam, alone in a cave, I let slip these laughing words: Alala Ho! Alala Ho! Alala Ho! Saying this I strike the kettle drum of the circle of sambhogakayas. If this is seen by those whose view is attached to words of obscure significance, they will surely think that this is the drunken view of Hashang. They will surely have the idea that this is like the view of the Bonpos. They will think that this is like the tenets of the naked Jains
.”[7]

***

[1] 1. Revelation accounts and prophecy
2. Root tantra and root initiation
3. Outer guru sadhana (phyi sgrub)
4. Inner guru sadhana (nang sgrub)
5. Longlife practices (tshe sgrub)
6. Dechen Gyalmo
7. Patchen Dupa
8. Secret guru sadhana (gsang sgrub)
9. Very secret guru sadhana (yang gsang sgrub)
10. Wrathful lama practice (bla ma dragpo)
11. Miscellaneous aspirational prayers (smon lam)
12. Peaceful and wrathful deities (zhi khro)
13. Protectors (bka'srung)
14. Transference of consciousness (’pho ba)
15. Practices on the channels and winds (rtsa rlung)
16. The practice of cutting attachment (gcod)
17. Great Perfection treasure texts
18. Preliminary practices (sngon ’gro)
19. Great Perfection practice instructions (YL)
20. Supporting instruction (rgyab chos) for the above
21. Additional miscellaneous texts

Je reprend la liste ici pour montrer que ces textes ne sont pas le "Dzogchen" que certains (comme Sam Harris par exemple) nous recommandent pour sa soi-disante simplicité et sa facilité.

[2] Titre complet : rDo rje thegs pa'i smin grol lam kyi rim pa las 'phros pa'i rgyab brten padma dkar po (f. 27, vol. Hung, Collection du Klong chen snying thig) publié par Jamyang Khyentsé. La version tibétaine éditée et la traduction anglaise se trouve dans Approaching the Great Perfection: Simultaneous and Gradual Methods of Dzogchen Practice in the Longchen Nyingtig, Sam Van Schaik, Wisdom Publications 2004.

[3] “Some may think, “If the tantras of the Great Perfection teach that there is a primordial liberation, then this doctrine of yours is in contradiction with them.” This is not correct because Vajradhâra, using his skill in means, taught according to the categories of best, middling, and worst faculties, subdivided into the nine levels from s'ravaka to atiyoga. Although the Great Perfection is the path for those o f the sharpest faculties, entrants are not composed exclusively of those types. With this in mind, having ascertained the features of the middling and inferior faculties of awareness holders, the tradition was established in this way.” van Schaik, p. 116

[4] “Those trainees of the very sharpest faculties like Garab Dorje, Self-arisen Padmasambhava, and Indrabhuti, who were lords of the mandala while seeming to be ordinary students, were spontaneously liberated upon hearing, but gradualist people will not reach the goal in that way. So, in this situation, there must be some further striving for complete liberation.”

[5] On trouve cette info dans Rayons de Lune de Dakpo tashi Namgyal.

[6] Chogyam Trungpa reprend ce point dans Cutting through Spiritual Materialism.
“When the watcher disappears, the notion of higher and lower levels does not apply, so there is no longer any inclination to struggle, attempting to get higher. Then you just are where you are.”
“Once you begin to understand that the purpose of meditation is not to get higher but to be present, here, then the watcher is not efficient enough to perform that function, and it automatically falls away.”

[7]’ lam ’og ma rnams su rjes thob kyi rtsal la bsod nams dang [504] ye shes kyi tshogs dpag tu med par rdzogs pa’i mthu Ias/ ’dod kha’i Ita ba lung rig gi dngos pos rtag tu bzod pa zung ’jug dang*/ gnyis med dang*/ brjod bral tsam du’ang ’dzin pa’i khas len mtha’ dag rang sar zhig ste da lta’i shes pa gra ma nyams shing mdog ma bsgyur la/ bios ma byas pa’i ye shes kyi ngo bor bsgom bya rdul tsam mi ’dug pa la sgom byed gang nas rnyed / mnyam par gzhag bya ’jog byed dang bral ba la rjes thob gang nas ’tshol/ lta ba bzang po shubs nas don pa la dran pas gang la ’dzin/ yengs yul chos nyid du song ba la yengs mkhan sus byed/ dgongs pa klong nas grol te gtad med ye ’byams su song ba la bya rtsol gang nas bsgrubl ’khor ’das kyi snang cha ji ltar shar yang zhen med lhun grub tu myong ba la dran pa’i so pa gang la ’dzugs sgom pa’i zhe ’dod rming nas zhig pas gzhag pas chog go/ ’jog rgyu ni med de lhun grub tu ’dug go/ yod pa ni ma lags ngos bzung dang bral lo/ med pa ni ma lags sangs rgyas kyi dgongs pa lags sol / da res klong chen rab ’byams kyi bu rgyud du song bas rang nyid gcig pur brag phug nang du chig dgod shor nas/ [505] a la la ho/ a la la ho/ a la la ho/ zhes mgrin pa longs spyod kyi ’khor lo’i rdza rda brdungs sol / don rmongs tshig la zhen pa khyed cag gis bltas na ha shang gi lta ba i yin snyam pa los yong ngo/ bon po’i lta ba yin pa ’dra dgongs pa los yong ngo/ Igcer bu rgyang ’phen pa’i grub mtha’ yin pa ’dra snyam pa ’dug go / (version éditée par van Schaik p. 281-282)