Déesse Terre, relief Thaï |
La Grèce est considéré comme le berceau de la démocratie et de la politique au sens moderne. Les Grecs de l’antiquité furent très conscients des tensions entre la polis et la liberté. Les aventures d’Alexandre le Grand (356-323) ont sonné le glas de la démocratie grecque avec le retour des rois et des tyrans. Alexandre le Grand aurait fait connaissance avec la proskynèse (prosternation, kowtow) en Perse, et aurait introduit cette coutume en sa cour, en précisant toutefois que l’on ne se prosternait pas devant lui, mais devant l’autel d’Hestia derrière lui... Le culte des rois fut à l’origine de l'émergence d'un roi divin doté de pouvoirs magico-religieux. Antiochos Ier (281-261 av.J.C.) fut le premier roi à être divinisé et obtint l’épithète “Sôtêr”, le sauveur. Les rois deviennent des divinités locales (theoi poliouchoi). Maria Daraki (Une religiosité sans Dieu) cite Louis Gernet :
“Ce que jusque-là on exécrait dans la tyrannie, cette puissance absolue quasi divine, cette démesure (hybris), jadis impitoyablement châtiée par les dieux parce qu’elle faisait sortir l’homme de sa condition, est désormais considérée comme une émanation de la puissance céleste.”Les rois “aident” les Athéniens “à passer de la sauvagerie à la civilisation” par les commandements de la “religion sacrificielle”, ce que refusent les cyniques, qui prônent un retour à la nature. Les stoïciens suivent avec plus de modération. La liberté (intérieure) est un des thèmes centraux de leur approche et ne se limite pas à la politique. Il y a eu trois grands courants dans le stoïcisme, dont nous connaissons finalement que les deux derniers. Il est probable que le premier courant était plus proche des cyniques. Il y eut également des versions chrétiennes et modernes du stoïcisme. Là aussi vaut le principe de ne pas interpréter les courants les plus anciens à travers les plus modernes plus proches de nous, si on veut avoir un aperçu de ce qu’ils représentaient. Or les stoïciens anciens étaient nettement plus provocateurs (voir Maria Daraki[1]), et font penser à l’antinomisme des siddhas. Un bibliothécaire de Pergame arracha ces “passages scandaleux” des livres des anciens stoïciens. Ce côté provocation des adorateurs de dieux se trouve aussi dans le bouddhisme et chez Saraha.
Il y avait différentes façons de s’opposer au système politico-religieux dominant. Marcel Detienne les classe en deux camps. Les orphiques et les pythagoriciens, qui aspirent à un statut d’homme divin, avec une ascèse correspondante (notamment le végétarisme). De l’autre les “pratiquants du dionysisme” et les cyniques, voulant renouer avec une vie selon la nature, mangeant de la nourriture crue. “Dévorez-vous les uns les autres” disaient-ils en mettant à mal toute hiérarchie (skt. akula). Leur cosmopolitisme/universalisme fut jugé négatif et destructeur. Plutôt anarchique et libertaire. Dans la deuxième catégorie (de mangeurs crus), les dionysiens sont des religieux contrairement aux cyniques/stoïciens anciens, qui sont areligieux à géométrie variable. Sans doute comparables aux cārvāka indiens.
“Si un des dieux venait me dire : Kraton,La liberté (autarkeia), à laquelle aspirent les cyniques et les stoïciens, sert à échapper au sort de l’homme ordinaire, le profane (phaulos, litt. vilain). le sage (sophos) est celui qui aspire à l’autarcie, aussi bien au niveau social que intérieurement. Les stoïciens seront plus “introvertis” que les cyniques extroverts. Leur “rébellion” est intérieure. La liberté est surtout celle qui se gagne à l’intérieur. Ce qu’il y a de plus intérieur à l’homme c’est l’hégémonikon, “l’âme”, le siège de la raison, l’instance décisive, la partie directrice, la citadelle intérieure, le Coeur diront d’autres. C’est cette partie directrice qui prend les décisions. Elle est la liberté du choix de vie (prohairesis). Nous sommes libres de nos jugements, de nos désirs et de nos actions, qui ne dépendent que nous. Dieu même ne peut pas contraindre l’homme “à juger, à désirer, à agir autrement que l’homme ne le veut.”[2] C’est la même “partie” (ne réifions rien) qui décide de l’usage de nos représentations (phantasia)[3]. Cette discipline des représentations nous conduit tout près de la fameuse “méditation” des bouddhistes ou de Sāṃkhya … Celle-ci ne se limite pas à dix minutes de concentration sur le souffle, ou de “non-jugement” sur un coussin. L’ascèse stoïcienne consiste en trois disciplines :
quand tu mourras, tu renaîtras aussitôt ;
tu seras ce que tu voudras : chien, bouc,
cheval ou bien homme ; car tu dois vivre
deux fois. Choisis donc ce que tu veux.
— N’importe quoi, répondrais-je aussitôt,
que je sois n’importe quoi, mais pas un homme… (Ménandre, frg. 223.)”
“Les bêtes subissent des maux naturels les hommes en inventent d’autres encore luttes, opinions, lois.” (Ménandre, frg. 534.)
“La discipline de la pensée suppose évidemment les dogmes qui se rapportent à la liberté de jugement, la discipline de l'action suppose ceux qui affirment l'existence d'une communauté des êtres raisonnables, la discipline [intérieure] du consentement aux événements suppose celui de la providence et de la rationalité de l'univers.”[4]La liberté, écrit Hadot dans La citadelle intérieure, est “l'art de concilier les extrêmes - par exemple, de décider après avoir mûrement délibéré mais sans tergiverser, d'être tendu et en même temps détendu, de ne pas être lié par les bienfaits qu'on reçoit, tout en ne les dédaignant pas.”
La liberté est un don (grâce) de la Nature universelle[5]. Il n’est pas besoin de demander de recevoir cette grâce, nous l’avons déjà reçue. A d’autres endroits, plus tard, un stoïcien pourrait écrire que c’est un don de Dieu, qui n’est autre que la Nature universelle. Dieu ou la Nature, comme l’écrivait Spinoza. La Nature universelle est un concept, que l’on peut “anthropomorpher”, déifier, ou identifier ou intégrer à Dieu, sous quelle forme monothéiste ou moniste que ce soit, avec tous ses bagages. Chacun est libre de sacrifier la liberté reçue de la Nature universelle à un dieu ou à Dieu, et d'attendre une autre grâce (la même ?) de lui.
La Nature universelle "protégeant" le Bouddha (Thaï) |
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[1] Elle fournit une liste d’injonctions provocatrices, que l’on peut trouver dans Stoicorum veterum fragmenta (SVF). Le but de la publication de cette liste ici étant de montrer l'évolution du stoïcisme d'une pratique cynico-compatible à une pratique christo-compatible (nous connaissons surtout cette dernière), ainsi que les correspondances potentielles avec des mouvements antinomistes indiens.
1. Les femmes seront communes chez les Sages et le premier venu usera de la première venue (SVF, I, 269).Comparez avec p.e. l'Advayasiddhi de Lakṣmīṅkārā (Guide du Naturel, p. 145)
2. L’homosexualité n’est pas un mal (I, 249).
3. Il n’y a aucune différence entre les rapports homosexuels ou hétérosexuels, féminins ou masculins ; ils sont convenables les uns autant que les autres (I, 250, 252, 253).
4. Le Sage s’unira avec sa fille si les circonstances le veulent (III, 743).
5. On s’unira avec sa mère, avec ses filles, avec ses fils ; le père pourra s’unir à sa fille, le frère à sa sœur (III, 745).
6. On s’unira avec sa mère, sa fille, sa sœur (III, 753).
7. Il n’est pas honteux de frotter de son membre le sexe de sa mère. A propos d’Œdipe et de Jocaste, Zénon dit qu’il n’est pas honteux de frictionner sa mère si elle est malade et pas davantage de la frictionner pour lui faire plaisir et la guérir du désir. Se servir de sa main pour la masser ou de son membre pour la soulager, ne fait pas de différence (I, 256).
8. On doit prendre comme exemple les bêtes et considérer que rien de ce qu’elles font n’est contraire à la nature. Ainsi, il n’y a rien de répréhensible à ce qu’on s’accouple dans les temples, qu’on y accouche ou qu’on y meure (III, 753).
9. Il n’y a aucun mal à vivre avec une prostituée ni à vivre du travail d’une prostituée (III, 755).
10. Diogène est digne d’éloge qui se masturbait en public (III, 706).
11. On mangera de la chair humaine si les circonstances le veulent (I, 254).
12. Chrysippe consacre mille vers pour engager à manger les morts (I, 254).
13. Non seulement on mangera les morts mais même sa propre chair si l’on a un membre tranché, afin qu’il devienne partie d’un autre de nos membres (III, 748).
14. On mangera ses enfants, ses amis, ses parents, son épouse, morts (III, 749).
15. On traitera le cadavre de ses parents comme s’il s’agissait de cheveux ou d’ongles coupés ; ou bien, si les viandes sont consommables, on s’en servira comme d’une nourriture, de même que l’on mangera ses propres membres, amputés (III, 752).
16. Les enfants cuiront et mangeront leur père et si l’un d’eux s’y refusait c’est lui qui sera à son tour dévoré (I, 254).
17. Les enfants conduiront leurs parents au sacrifice et les mangeront (III, 750).”
"3. C'est avec des excréments, de l'urine, du sperme,
Et les sécrétions nasales
Qu'en méditant les transformations du Réel (sct. tattva)
Le mantrin sert le Soi.
4. C'est avec sa propre mère, sœur,
Fille et petite-fille
Que celui qui connaît le yoga rituel (sct. puja) de la Sagesse (sct. prajñā, femme) et de la Science (sct. upāya, homme)
Fait son culte.
5. C'est avec des femmes estropiées de basse caste,
Des ouvrières, ainsi qu'avec des bouchères
Qu'en développant le foudre de gnose (sct. jñānavajra),
Il doit toujours faire le culte du Féminin.
[Pour tout cela, il manie la formule
Oṃ Ah Huṃ]"
[2] Pierre Hadot, Manuel d’Epictète, p. 42
[3] Celles-ci peuvent être sensibles, logiques, techniques, probables, improbables, vraies, fausses, à la fois vraies et fausses, ni vraies ni fausses etc. Voir Les stoïciens I, Zénon, Cléanthe, Chrysippe de Frédérique Lidefonse, les Belles lettres, pp. 94 etc.
[4] Pierre Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1997
[5] Note de Maria Daraki :
“Pour les stoïciens, Terre est la Déesse Souveraine (Théos Hégémonikos), principe générateur premier, et, de façon plus physique, Mère et Nourrice universelle (SVF, II, 646 et 649 ; II, 92. 19 ; II, 642. 5 ; II, 582. 24 ; II, 1009. 18 ; II, 527. 18). La Nature de même : « Elle a créé tous les vivants, et elle en prend soin avec tendresse (storgikê) » (SVF, II, 1138. 32-39 ; cf. SVF, I, 176 ; II, 1138 et 1139 ; III, 165, 178, 181).”
Merci Joy, passionnant.
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