lundi 2 mars 2020

Les emblématiques ornements en os


SS le Dalaï-Lama portant les ornements en os

Les six ornements dos (skt. mudrikā-ṣaṭka tib. rus pa’i rgyan) sont sans doute un des symboles les plus emblématiques du bouddhisme ésotérique du Tibet, ils sont certainement ceux qui ont le plus nourri son imaginaire. Ils sont représentatifs du système de tantras bouddhistes considéré le plus élevé par ce système même (annutarayoga-tantra). 

Leur lien avec le bouddhisme ? Il est avant tout symbolique (tib. dag pa). Ils représentent les six pāramitā (Sāptakṣarasādhana de Durjayacandra, exégète du Hevajra Tantra), ou alternativement, cinq des ornements représentent les 5 Bouddhas dans le Hevajra-Tantra, et Nāropa en mentionne cinq dans le Vajrapada-sāra-saṃgraha-pañjikā (rdo rje'i tshig gi snying po bsdus pa'i dka' 'grel). Voir The Buddhist Tantras: Light on Indo-Tibetan Esotericism d’Alex Wayman pour les détails.

SS Droukpa Rinpoché portant les ornements en os de Nāropa

Ces six (ou cinq) ornements sont : 1. couronne (mukuṭa, sikhamaṇi), 2. boucles d'oreille (kuṇḍalam), 3. collier (kaṇṭhikā), 4. ornement du cœur (mekhalā), 5. bracelets aux poignets et aux chevilles (rucakam), et 6. cendres d'os recouvrant le corps (mahābhasman, kāyabandhanam). Il se peut que les bracelets aux poignets et aux chevilles soient comptés séparément, et que l’on arrive à un total de six ornements, sans les cendres[1]

Chimé Rigdzin R. (on dirait un Rembrandt !)

Ces six symboles emblématiques d’une méthode sans laquelle l’éveil complet (avec les siddhis) est impossible sont également emblématiques d’un ordre ascétique indien appelé Kāpālika, “porteurs-de-crâne”. Hormis les six ornements, les membres de cette secte portaient en effet une calotte crânienne et encore un bâton khaṭvāṅga. Selon David N. Lorenzen (The Kapalikas and Kalamukhas, Two Lost Saivite Sects 1991), ce mouvement est apparu autour du V-VIème siècle et a disparu au XIVème siècle, étant intégré dans les Aghorīs ou Kānphaṭās ("oreilles-fendues"). Ce n’était pas un mouvement bouddhiste, plutôt “shivaïte”, et plus précisément une forme extrême des Pāśupata. Ils suivaient les tantras Bhairava et adoraient Bhairava et Kālī. Je laisse aux spécialistes le soin d’expliquer comment leurs théories et pratiques ont pu devenir le sommet du bouddhisme ésotérique au Tibet, notamment au XV-XVIème siècle avec le phénomène des “yogis fous” émulant la forme et la conduite du Heruka. Personnellement, je pense que le rôle des bouddhistes népalais du Moyen Âge mérite d’être davantage creusé. Il semblerait qu’aucune référence ne soit faite dans la littérature tibétaine à ces origines Kāpālika indiens (David Michael DiValerio[2]), et que pour les Tibétains ces tantras sont tout simplement bouddhistes, et ont été énoncés par un Bouddha sous l’aspect d’une divinité tantrique Heruka, comme par exemple Hevajra. Ce sont des Buddhavacana, et à respecter en tant que tels. 

Dilgo Khyentsé Rinpoché

Les tantras qui sont toujours centrés sur un Bouddha sous l’aspect d’une divinité tantrique, qui ressemble à s’y méprendre à Shiva ou Bhairava, sont des systèmes théistes avec un vernis bouddhiste assez fragile. Le bouddhisme était au départ non-théiste, dans le sens que le culte des dieux ne faisait pas partie de sa méthode, qui était plutôt basée sur le triple entraînement éthique-méditation-sagesse. Certains tantras bouddhistes expliquent eux-mêmes qu’ils ont été enseignés pour sauver les adorateurs de Shiva en émulant leur dieu et leurs méthodes. Cette transformation est considérée comme un expédient, un moyen habile (upāya)

Le fou de Tsang comme on pouvait le rencontrer dans les rues de Lhasa

Il faut préciser ici que c’est plutôt la pratique spécifique des Kālāmukhas (“faces-noires” à cause d'un trait noir sur la figure), apparus au IXème siècle en l’Inde du Sud et qui ont perdurés jusqu’au XIIIème siècle, qui semble avoir pu servir de modèle à la conduite des yogis fous tibétains (de Ü et de Tsang) au XV-XVIème siècle. Ces pratiques sont selon DiValerio un mélange de la pratique des Pāśupata et des Kāpālikas. La particularité des pratiques Kālāmukhas est de rechercher l’union et l’identification avec une forme courroucée de Śiva par le biais d’offrandes, de méditation et dimitation

Tilopa

Dans la pratique des yogatantras supérieurs, une fois identifié à la divinité (vidyā-vrata) on entre dans le caryā-vrata. Le yogi devient le Heruka et cest celui-ci qui agit en lui, il est comme possédé. Les attribuent servent d’ancrage symbolique. Il peut à cette occasion aussi enduire son corps de cendres humains, le sixième symbole. Quand un yogi “passe ainsi à l’action (vrata)” (spyod pa la gshegs pa), il entre le dernier stade de son parcours. La Vie de Marpa (écrit par le fou de Tsang) raconte que pendant son dernier voyage en Inde, Marpa fut incapable de rencontrer Nāropa en chair et en os, puisque celui-ci serait “passé à l’action”. Après la mort de Nāropa, Marpa aurait reçu comme souvenir les six ornements dos de Nāropa

Nāropa (peinture murale)

Ce sont les yogis fous qui ont véritablement transformé le genre de l’hagiographie en bestsellers tibétains. Le Milarepa que nous connaissons est leur invention, idem pour Marpa, Nāropa, Tilopa, Réchungpa, ... Il n’est pas certain que sans le talent de Tsangnyeun Heruka et ses compères, Milarepa aurait eu la célébrité, y compris en Occident, qu’il a eue. Est-ce que Gampopa aurait reconnu son maître dans ce portrait ? Notons qu’on n’a jamais vu Milarepa représenté avec les ornements en os, pourquoi ? Ces hagiographes ont rétroactivement transformé des maîtres bouddhistes d’antan et les mahāsiddhas en porteurs-de-crâne.

Milarepa vu de derrière

Certains yogis, trop pressés pour “entrer dans l’action” vont jusqu’à ruser pour obtenir les six symboles, c’est le cas de Kṛṣṇācārya/Kāṇha raconté par Tāranātha (1575-1634). Dans les descriptions hagiographies tibétaines (anachroniques) de Maitripa/Advayavajra, on lui attribue la même impatience. 
“C'est encore Tāranātha qui raconte l'anecdote. Maitrīpa attend que Śavaripa lui donne la même ordre que Jālandharipa avait donné à Kṛṣṇācārya/Kāṇha. Connaissant parfaitement les légendes des mahāsiddhas, il s'est bien préparé : il a toute la panoplie du vidyādhara : ornement d'os traditionnels et tous les accoutrements d'un vajrakāpālika. Mais Śavaripa y pointe son doigt et les réduit en poussière en disant "Que feras-tu de cette illusion, enseigne plutôt le sens authentique en détail." (bka' babs bdun ldan p. 566 "da khyod sgyu ma ci bya/gnas lugs kyi don gya cher shod).” Blog Des lunettes cools à Oḍḍiyāna ?
Maitrīpa se serait donc passé des ornements en os, et il ne serait pas “passé à l’action”. Il aurait en revanche enseigné “le sens authentique” dans son système Amanasikāra. Mais ça c’était avant…


Maitrīpa post-classique

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[1] Dictionnaire de Dungkar Rinpoché, p 1920: rus pa’i rgyan drug: 1) rus pa’i dbu rgyan, 2) rna rgyan, 3) mgul rgyan, 4) mchod phyir thogs, 5) lag gdub, 6) rkang gdub.

[2] Subversive Sainthood and Tantric Fundamentalism: An Historical Study of Tibet's Holy Madmen, A Dissertation presented to the Graduate Faculty of the University of Virginia in Candidacy for the Degree of Doctor of Philosophy, University of Virginia May, 2011

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