mercredi 11 mars 2020

Les troubles alimentaires du Bouddha

photo Will Dalrymple

La légende du Bouddha raconte les faits, 600 ans plus tard. Au bout de six ans d’ascèse, prêt de la fin ascétique envisagée, le futur Bouddha change d’optique. La poursuite de l’ascèse l’aurait conduit à la mort. Qu’est-ce qui l’avait fait hésiter ou reculer et s’engager dans une voie de milieu ? Il reçoit alors de la nourriture dans un bol doré d‘une femme de bonne famille au nom de Sujātā. Ce simple fait narratif de la légende du Bouddha connaîtra de très nombreux spin-off[1] dans toutes les traditions bouddhistes. Toutes s’intéressent au contenu du bol, qui serait une bouillie de riz avec du miel appelée madhupāyāsa, normalement servant de première nourriture solide pour les nourrissons... et pour des ascètes qui viennent d'échapper à la mort et reviennent à la vie.

Selon la légende, le lait ayant servi à préparer cette bouillie avait été produit d’une façon particulière. 500 cents vaches devaient boire le lait de 1000 vaches, 250 vaches le lait de 500 vaches etc. pour finalement arriver au lait d’une seule vache, qui aurait servi à produire le lait utilisé pour la bouillie. Le riz devait être neuf et soigneusement mandé. Seuls les grains les plus fins furent sélectionnés pour la bouillie.

Sujātā faisant son offrande au Bouddha

Le Guhyasāmaja revisite l’éveil du Bouddha, en trouvant des correspondances à tous les niveaux et en donnant aux actes du Bouddha une interprétation ésotérique. Aussi le sādhaka idéal qui met en pratique la voie des tantras base son parcours sur les stades de léveil du Bouddha (vus par les yogatantras supérieurs). Le yogi qui suit le Guhyasāmaja est par ailleurs censé manger les cinq viandes et boire les cinq nectars antinomiques, ou sinon d’imaginer sa nourriture comme étant de ces substances[2].

Ce yogi s’installe dans un lieu solitaire (“la grande forêt”) et prends la résolution ferme de recevoir les aumônes dans/de cet endroit. Ce serait selon un commentaire du Guhyasāmaja[3] “une nourriture qui n’a rien de commun avec celle des humains, dotée de cent saveurs[4], “distribuée par les dieux sylvestres[5]. Il semble sous-entendu ici que le sādhaka recevra une nourriture surnaturelle, autrement nourrissant.[6]

La méditation commencée par le Bouddha assis sous l’arbre de l’éveil correspondrait à la phase de génération du corps illusoire, un corps fait avec les énergies et un corps mental très subtil (manomayakāya)[7], et c’est ainsi qu’il engage les stades de l’éveil selon les tantras. Le sādhaka au triple Vajra (Corps, Parole et Esprit vajra) reçoit ainsi les nourritures divines que [des êtres surnaturels] “lui offrent tremblant de peur”. Il transcende la mort et devient immortel.

Nāgārjuna recevant de la nourriture d’une nymphe sylvestre

Ayant trouvé une femme déesse, nāga, yakṣī, asura ou humaine, il s’engage dans la pratique vidyā (vidyāvrata) en suivant la gnose du triple Vajra (trivajrajñāna)[8]. Voici le grand mode (mahānaya) du principe mystique (guhyattva) de tous les mantras. Il vient de la gnose du triple Vajra et il est l’accès à l’éveil du Bouddha (buddhabodhipraveśa)[9].

Après avoir mangé la bouillie madhupāyāsa que Sujātā lui avait offerte, le futur Bouddha plaça le bol doré dans l’eau de la rivière Nerañjarā, et le bol remonta la rivière en amont à contre-courant, ce qui fut interprété comme le signe qu’il deviendra un Bouddha le jour même. Là aussi, des variantes infinies. Dans une des variantes, il aurait sortie le riz du bol et en aurait fait 49 tas avant de placer le bol dans la rivière, etc. Le bol serait descendu au fond de la rivière, où il aurait rejoint les bols des trois autres Bouddhas précédents, qui avaient tous fait le même geste[10]. C’est un des miracles emblématiques d’un Bouddha.

Śakyamuni's offering fruits to Māra-pāpīyas 

Le Jami al-tawarikh ou histoire universelle est une œuvre littéraire et historique iranienne composée par Rašīd al-Dīn au début du XIVème siècle en Perse. Pour la partie concernant l’Inde, l’auteur aurait été aidé par un moine bouddhiste cachemirien du nom de Kamalaśrī, qui aurait rédigé des oeuvres en sanskrit, traduites en tibétain à la même période[11].

Avant de revenir à la version de Rašīd al-Dīn, il faudrait encore mentionner une autre version de la vie du Bouddha : The Life of Buddha écrit par Andre Ferdinand Herold [1922] et dont il existerait une traduction française par Paul C. Blum en 1927. La vie du Bouddha daprès les textes de lInde ancienne. Il y a des différences entre ces deux versions. Herold a écrit une Vie du Bouddha dans un style simple, “heureusement sans la terminologie technique bouddhiste” et “adapté à un jeune public[12], principalement basée sur la Buddhacarita d’Asvaghosa, la Lalita-Vistara (traduction de Philippe Edouard Foucaux) et les Jataka. On y trouve dans le chapitre 18 des anecdotes (spin off) supplémentaires. La famille de Sujātā venait de perdre un esclave, dont le futur Bouddha avait prit le linceul au charnier, pour s’en faire une robe, après l’avoir lavée à la rivière. Il avait décidé de s’y baigner et pendant qu’il était dans l’eau, Māra fit monter les rives de la rivière pour empêcher le futur Bouddha d’en sortir. Heureusement, il vit un grand arbre sur la rive et adressa une prière à la déesse de l’arbre pour l’aider à sortir de l’eau. L’arbre fit descendre une grande branche et le futur Bouddha put sortir de l’eau.

La scène de l’illustration du Jami al-tawarikh confond plusieurs éléments des différentes versions de la vie du Bouddha. Cela se passe au rive du Nerañjarā. On perçoit encore le bol doré. Et c’est le futur Bouddha qui donnerait un fruit à Māra. Je n’ai pas trouvé de traduction de la version perse, et je ne lis pas le perse. Toute suggestion est la bienvenue. Voici la traduction française de Philippe-Edouard Foucaux de la scène du Lalita-Vistara :
"Le démon à la voix douce vint lui adresser des paroles flatteuses : Chère créature, il faut vivre. C’est en vivant que tu pratiqueras la Loi. ' Tout ce qu’on fait durant la vie doit être fait sans douleur. Tu es amaigri, et tes couleurs ont pâli : tu marches vers la mort. Mille moyens sont pour la mort, un seul est pour la vie. Fais sans cesse des offrandes, fais brûler des offrandes dans le feu du sacrifice : quelque grands que soient d’ailleurs les mérites, que résultera-t-il du renoncement? La voie du renoncement c’est la souffrance; la victoire sur l’esprit est difficile à obtenir.
Telles furent alors les paroles que le démon adressa au Bôdhisattva, qui lui répondit : Pâpiyân, allié de (tout) ce qui est dans le délire, tu es donc venu à cause de moi? Quoique mes mérites soient petits, le but n’en est pas connu, ô démon. Il convient de dire ici quel est le but de ces mérites
."
[...]
Le souvenir étant bien établi, la sagesse bien comprise, j'agirai selon la science; (et alors,) esprit malin, que feras-tu ?
Quand le Bôdhisattva eut parlé ainsi, le démon Pâpiyân contrarié, confus, l’esprit abattu, humilié, disparut en ce lieu même
."
Après l'éveil, Māra ("le Malin") demande qui témoignera de l'éveil du Bouddha.

La Terre témoin du Bouddha

" Alors une voix sortit de la terre : 'Moi, je témoignerai de sa libéralité.' 
Mâra resta muet d'étonnement. La voix continua : 
'Oui, moi, la Terre, moi, la mère des êtres, je témoignerai de sa libéralité. Cent fois, mille fois, au cours des existences antérieures, pour d'autres il a donné ses mains, il a donné ses yeux, il a donné sa tête,il a donné tout son corps. Au cours de cette existence-ci, qui sera la dernière, il abolira la vieillesse, la maladie et la mort. Comme en force, il t'a vaincu, Mâra, en libéralité'.
Et le Malin vit une femme très belle sortir de terre à mi-corps. Elle inclina la tête devant le héros, joignit les mains, et dit : 
' le plus pur des hommes, je témoigne de ta libéralité ', Puis elle disparut.
Et Mâra, le Malin, pleura d'avoir été vaincu
." 
trad. Paul C. Blum

Le Bouddha serait mort après avoir mangé du sanglier que lui avait offert le forgeron Cunda Kammāraputta dans le bosquet de manguiers sur le chemin de Kushinagar. Peu après, le Bouddha aurait souffert d'une fatale dysenterie.
"Avant d' entrer dans le parinirvāṇa , le Bouddha avait dit à Ānanda de visiter Cunda et de lui dire que son repas n''était pas la cause de sa maladie, et qu'il ne devait donc ressentir aucun blâme ni remords; au contraire, en offrant au Tathagata son dernier repas avant le décès de celui-ci, il avait accumulé le même mérite que celui de lui avoir offert son premier repas, avant qu'il n'atteigne la bouddhéité. Il devait s'en sentir réjoui." (traduction Wikipédia reprise)

***

[1] Voir p.e. Becoming the Buddha: The Ritual of Image Consecration in Thailand, Donald K. Swearer

[2] Chapitre 12 : “With the great sacred law of human flesh attain the supreme Three Vajras, with excrement and urine become a Vidydhara lord, with elephant-flesh attain the five divine perceptions, with horse-flesh become a master of invisibility, with dog's flesh attain all siddhis, and with cow's flesh capture the Vajras. If all these kinds of meat cannot be found they should be imagined.; with this vajra yoga all the Buddhas grant their blessing.” Trad. Fremantle

[3] P.e. le commenatire rin po che'i ljon shing zhes bya ba gsang ba 'dus pa'i 'grel pa (ratna-vṛ-kṣa-nāma-rahasya-samāja-vṛitti) de Celuka.

[4] "Mi dang thun mong ma yin pa’i zhal zas ro brgya dang ldan pa”, commentaire de Celupā (Ratnavṛkṣa-nāma-rahasya-samāja-vṛtti).

[5] “Shing la gnas pa’i lha de dag sgrub dbang de’i gzi brjid kyis skrag nas ster bar ‘gyur ro”, commentaire de Celupā. Selon le commentaire de Tsongkhapa ces dieux sont des yakṣī ou yakṣinī, etc. que les commentaires plus tardifs ne manquent pas d’identifier aux vajraḍākinīs.

[6] Voir aussi dans la légende du Bouddha, l’anecdote suivante :
“While seated under the bodhi tree the bodhisatta vowed to achieve supreme enlightenment (sabbaññutāñāṇa). Nāgas, garuḍas, kumbhaṇḍas [celestial beings classified with yakkhas and asuras\ and gandhabbas [celestial musicians] offered him candles, incense, and trays filled with fragrant flowers. A host of celestial beings (devaputta, devatā), Indra, Brahmā, Yama, garuḍas, nāgas, kumbhaṇḍas, gandhabbas, and yakkhas sat down around the great enlightened being and worshiped him until the sound resounded to Brahma Heaven.” Swearer, Donald K. (2004-02-15). Becoming the Buddha: The Ritual of Image Consecration in Thailand. Princeton University Press.

[7] A Lamp to Illuminate the Five Stages explique : “The other type of method found in tantra is the development of a form known as the illusory body. This body is created from the subtle inner winds and is in the aspect of the resultant buddha form that is the goal of the practice. This illusory body is the exclusive cause of the form body of a buddha, the rupakaya. Alongside this practice is the wisdom development of the mental state of clear light. This is in the nature of a very subtle level of mind and is the exclusive cause for the enlightened mind, or dharmakaya. These two practices are explained in great depth in the text and are not found in the sutra path. Tantra, therefore, is a fast method for gaining the two enlightened forms and is characterized by exclusive method practices.”

[8] Dans la légende du Bouddha, quand Māra envoie ses filles pour séduire le futur Bouddha, ce dernier ne s’en sert pas de partenaire.

[9] Lha mo klu mo gnod sbyin mo / lha ma yin nam mi moḥaṅ rung*/ rnyed nas rig pa’i brtul shugs bya/rdo rje gsum gyi ye shes bsten/’di ni snags rnams thams cad kyi/de nyid gsang ba’i tshul chen yin/rdo rje gsum gyi ye shes byung*/ sangs rgyas byang chub rab ‘jug pa’o/

[10] “where it miraculously floated upstream. Later the bowl sank to the bottom, where it struck the bowls of the three preceding Buddhas (Kaku-sandha, Konāgamana, Kassapa). A nāga king who had been sleeping there since the time of Kassapa was awakened by the sound. Joyfully the nāga king reflected, “Oh, once again a Buddha has appeared to save the world.” Donald K. Swearer

[11] “Among the Sanskrit sources on Buddhism that Kamalaśrī brought to the attention of his Muslim patrons and which were used in the Zubdat al-tawārīḫ and the Jāmi‘ al-tawārīḫ, Schopen has identified several: the Devatāsūtra that includes questions and answers between a celestial being and Buddha, the Āryavāsiṣṭhasūtra or its Tibetan translation the 'Phags pa gnas 'jog gi mdo that includes a dialogue between Buddha and the hermit Vasiṣṭha, and the Maitreyavyākaraṇa, Buddha’s comment on the future coming of the Bodhisattva Maitreya (Schopen 1982)” Depictions of Buddha Sakyamuni in the Jamiʿ al-Tavarikh and the Majmaʿ al-Tavarikh, Sheila R. Canby

[12] “This is a biography of Buddha retold in a simple and engaging style. It strings together a coherent narrative arc from the several classic Buddhist texts, particularly the Buddhacharita of Asvaghosa (see SBE49), the Lalita-Vistara, and the Jataka. It is thankfully free of technical Buddhist terminology. This book dimensionalizes the story of Siddhartha, born into luxury, who seeks and find enlightenment, the sometimes painful growth of the Buddhist community, and his eventual departure for Nirvana. It is short and very readable, and can be recommended for young adults.”

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