mardi 24 mars 2020

La discipline de la pensée


Corde ou serpent ?

Dans Le Ménon, Platon pose son fameux paradoxe (aporie) de la recherche de l’inconnu/connu. Pouvons-nous chercher ce que nous ne connaissons pas ? Dans le même texte, il présente sa doctrine de la réminiscence/ressouvenir, la capacité de l’âme d’éveiller des possibilités latentes en elle, et qui pose par la même occasion la base pour sa théorie de l'immortalité de l'âme et de l'existence indépendante de réalités intelligibles (agents). Dans Les Lois, Platon aborde la primauté de lesprit sur la matière. Ces théories furent reprises et élaborées par les néoplatoniciens. D’autres néoplatoniciens y ajoutèrent des pratiques (théurgie etc.) correspondantes. Les religions ont adoré. C’était l’âge d’or des cultes à mystères. Pouvons-nous nous libérer du connu se demanda Krishnamurti ?

La théorie des Idées de Platon aboutit au néoplatonisme.
En même temps, [Plotin] considère que l'Intellect contient en lui-même toutes les Formes, toutes les Idées, ce qui veut dire que chaque Forme est l'Intellect, ce qui veut dire, puisque l'Intellect est la totalité des Formes qui se pense elle-même, que chaque Forme est, à sa manière, en tant qu'Idée de l'Homme, ou Idée du Cheval, la totalité des Formes: dans l'Intellect, tout est intérieur à tout.”[1]
D’autres solutions pour résoudre le paradoxe furent proposées. Évidemment plus complexes et demandant plus d’effort. Dans son traité De l’Âme, Aristote parle de la représentation (phantasia) comme un instrument entre la sensation et la pensée. La pensée se saisit de la représentation après la disparition de l’objet de la sensation. C’est sous la forme de représentation que la pensée peut traiter les données sensorielles (images sensibles). La représentation peut être vraie ou fausse[2] tout comme la sensation.[3]

Les stoïciens (tout comme les bouddhistes) se méfient donc des simples représentations, qui peuvent être fausses ; p.e. la corde prise pour un serpent. Pour arriver à un “jugement droit”, il convient de vérifier les représentations, avant de les valider (assentiment), et d’agir conformément. Les représentations ne constituent pas en elles-mêmes une connaissance, mais peuvent être utilisées par le raisonnement pour arriver à une connaissance.

Diogène Laërce dit de l’aporie de Platon “Nous n'aurions pas cherché l'objet de notre recherche si nous ne l'avions pas connu tout d'abord” mais ajoute “que la connaissance préalable, dont nous avons besoin pour chercher quelque chose, et la reconnaître quand nous la trouvons, est la prolepse.”[4] la prolepse est la prénotion (Cicéron) ou la notion préexistante. Ce qui nous fait chercher ce “que nous connaîtrions déjà” n’est pas une réminiscence ou un ressouvenir, mais une notion préexistante acquise.
La prénotion est une saisie mentale (katalêpsis) de la chose (ibid.). Cicéron identifie cette saisie à une notion naturellement implantée dans nos esprits. Mais ce n'est pas une notion innée. Elle consiste en effet dans le "souvenir de ce qui nous est souvent apparu depuis l'extérieur". Cette assimilation de la prénotion à un souvenir répété interdit d'en faire un concept abstrait. Néanmoins c'est une connaissance portant sur le général et non sur le particulier (ibid.: katholikên noêsin), commune à tous les hommes et non à un individu seulement (Men. 123: koinê... noêsis). Elle est donc plus proche du concept que de l'image singulière.”[5]
Les stoïciens ont beaucoup débattu sur le processus cognitif, entre eux et avec d’autres. Les théories et les pratiques stoïciennes ont évolué avec le temps. N’étant pas des révélations, il n’y avait rien qui s’opposa au débat. La même chose pourrait se dire du bouddhisme à un certain degré, mais nous n’avons pas beaucoup de visibilité sur ce qu’aurait pu être les théories et les pratiques des śramaṇa, les premiers bouddhistes. Nous savons en revanche qu’il y eut de nombreux “schismes” dès l’origine. La légende du Bouddha fait commencer les “schismes” dès que le Bouddha arrêta l’ascèse extrême, puis quand il proclama son éveil à ses compagnons. Ca ne discutait pas mal dans les rangs des bhikkus śramaṇa.

L’âme était plus “corporelle” chez les Jains, ainsi que le karma, empêchant par son poids que l’âme s’envole vers de plus hautes sphères. Chez les stoïciens anciens, il y avait encore l’idée de prénotions plus “corporelles”. On parle même d' “effluves” (comparer avec la notion d'āsrava). Il est extrêmement difficile de sortir du cadre dualiste esprit-matière qui colonise le langage, les concepts et les images. Les “solutions” proposées restent le plus souvent dans ce cadre[6].
L'expérience sensible ne suffit pas à rendre compte de la constitution des prénotions, et ceci pour deux raisons. D'une part certaines prénotions reposent sur des effluves matériels trop subtils pour frapper nos sens. Telle est en particulier la prénotion des dieux. D'autre part le passage de l'image sensible à la prénotion nécessite l'intervention de diverses opérations mentales. Diogène Laërce énumère l'analogie, la ressemblance, la composition, et mentionne en outre "une certaine contribution du raisonnement (logismos)". (Voelke, p.39)
Dans le cadre dualiste, il faut trouver des manières de “contact” (interfaces) entre l’esprit et la matière, l'incorporel et le corporel. Les cinq facultés sensorielles servent de relais entre les objets sensoriels et les consciences sensorielles. Ce n’est pas l’objet qui est connu, mais son image sensible. Pour rendre possible les “contacts” et le “traitement” des images sensibles, il faut des fonctions sensorielles et mentales/intelligibles plus ou moins corporelles et incorporelles, toute une hiérarchie.

L’âme est alors quasi-corporellement imaginée comme une sorte de glaise (médium) dans la surface de laquelle s’impriment des “images sensibles” (tupos, schémas sensibles), qui laissent des empreintes[7]. Ces empreintes ne suffisent pas à elles-seules à produire des prénotions, qui ont pour fonction de servir d’appui aux raisonnement (logismos). Contrairement aux Idées (toutes faites, fraîchement importées de là-haut) qui infusent d’elles-mêmes, les prénotions s’obtiennent à travers un raisonnement : c’est la discipline des représentations ou de la pensée. Cette discipline fait appel à des notions de temporalité et de causalité (cause-effet), des catégories qui viennent s’ajouter au cadre dualiste. C’est nécessaire au raisonnement, mais il faut en rester conscient.

Les rayons de Lumière (“Idées”) reçues sont ainsi fractionnées et analysées, et pas considérés comme renvoyant à une autre réalité (supérieure, plus parfaite). Ils sont reçus “tels quels” (tathatā) On reste dans le cadre de la Nature et des lois naturelles telles qu’elles sont perçues à un moment donné. Donc, des prénotions plutôt que des Idées, des Reflets (tib. gzhi snang), des épiphanies etc.

Dans la discipline des représentations, l’empreinte ou le schéma sensible (tupos) se trouve entre l’objet et la prénotion, et correspond à la forme de l’objet (un cheval, un boeuf). Le schéma est d’abord “pensée”, tournée vers l’objet sensible. La notion générale (un cheval, un boeuf) est alors appliqué à l’objet. Dans l’autre sens, quand le nom “cheval” est prononcé, c’est le schéma sensible qui évoque la forme du cheval. Plusieurs opérations mentales (traitement) sont nécessaires pour passer du schéma sensible à la prénotion. Ce traitement est désigné de façon générale par le terme épilogisme (epilogismos), ce qui correspondrait à l’inférence. Le même genre de traitement (pramāṇa) était connu dans la culture indienne.

Quelques exemples de connaissances valides et validées sont : la perception sensorielle (pratyakṣa), les inférences (anumāna), basées sur la connaissance découlant de la perception sensorielle, les analogies (upamāna), les révélations d’une réalité supérieure (āgama, śruti, śabda). Pour les traditions non-théistes, les révélations ne sont pas considérées comme des connaissances valides, et on ne doit donc pas s’y appuyer “aveuglement”. Voir aussi ce que le Bouddha avait dit au sujet des “connaissances valides”, notamment dans le Kalama-sutta.

Diogène Laërce mentionne quelques opérations mentales comme l’analogie, la ressemblance, la composition et une opération (“une certaine contribution du raisonnement”) qui pour Voelke serait l’inférence.[8]
Quant à la prénotion, ils disent qu'elle est comme une perception, ou une opinion droite, ou une notion, ou une conception générale que nous avons en réserve en nous, c'est-à-dire la mémoire de ce qui nous est souvent apparu en provenance du dehors, par exemple quand on dit que « telle sorte de chose est un homme ». En effet, en même temps que l’on prononce « homme », aussitôt par la prénotion on pense à une image (tupos) de l’homme, du fait que les sensations précédent.”[9]
“Lorsqu'on dit ‘ce qui se trouve là-bas est un cheval ou un bœuf’ ; car il faut par la prénotion avoir connu un jour la forme du cheval et du bœuf. Et nous n'aurions pas non plus donné un nom à quelque chose si auparavant nous n'avions pas connu son image par la prénotion. Les prénotions sont donc clair.”[10]
Le bon raisonnement sert à prendre des décisions basées sur des jugements droits (à partir de représentations compréhensives[11]), et à agir de façon utile (ou “vertueuse”). Tout comme les stoïciens, les bouddhistes de l’époque où la logique bouddhiste connut son essor (II-Xème, Nāgārjuna, Vasubandhu, Dignāga, Dharmakīrti, Jñānaśrīmitra, …) suivaient une discipline des représentations en s’appuyant d’ailleurs sur celle établie par la “phénoménologie de l’esprit” de l’Abhidharma.

Cette discipline des représentations, s’accompagne d’une discipline des impulsions, des passions (kleśa) et du désir. Double approche que l’on trouve dans le bouddhisme. Le Yogācāra, le tantrisme et une surexploitation des expédients (upāya), que j'appellerai désormais “upāyisme” (tib. thabs lam lugs), ont grandement contribué à faire dévier le bouddhisme indo-tibétain de cette voie, pour le meilleur ou pour le pire selon les goûts, et éventuellement selon la législation et les moeurs des pays d’implantation.

***

[1] Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique, Gallimard (1995), p. 255

[2] Comparer avec les Représentationalistes (tib. rnam bden pa skt. satyākāravādin) et les Non-représentationalistes (tib. rnam brdzun pa skt. alikākāravādin). En fait, c’est akāra (tib. rnam pa G. tupos) qui est alors considéré comme véridique ou fausse, pas la représentation.

[3] Les Stoïciens I, Frédérique Lidefonse, Les Belles Lettres, p. 77

[4] André-Jean Voelke, La philosophie comme thérapie de l'âme, p. 38

[5] Voelke, p. 38

[6] P.e. “Aristote conserve un grand plan du dispositif platonicien de la logique de l'objet. Le traité de L' me en fait foi : dans la sensation, effective, l'appareil sensoriel devient, en quelque sorte, les sensibles, dans l'intellection effective, l'homme devient, en quelque sorte, tous les intelligibles.” Les Stoïciens I, p. 86

[7] Les opinions des stoïciens diffèrent ; il y a la théorie de l’empreinte (tupôsis), et l’empreinte peut être faite de façon assez littérale (Cléanthe), et la théorie de l’altération (alloiôsis), car les empreintes ne peuvent pas se superposer (Chrysippe).

[8] Voelke, p. 39

[9] “Ainsi la prénotion est doublement liée à une activité de la pensée : d'une part en tant qu'elle résulte d'une inférence (épilogisme), d'autre part en tant qu'elle s'associe ou s'identifie même à une projection intuitive [epibolê] de la pensée.” Voelke, p. 42

[10] Vies et doctrines (Pochothèque), livre X, 33, p. 1262-1263

[11]“Une représentation compréhensive [phantasia katalèptikè], en revanche, que les Stoïciens présentent comme le critère de la science, est ‘la représentation qui dérive d’un existant et qui a été imprimée d’après cet existant même dont elle porte le sceau, telle qu’elle ne pourrait pas dériver d un non-existant ; dans la mesure où ils soutiennent que cette représentation est capable de saisir exactement les objets, et est cachetée de telle sorte qu’elle reproduise c ma mere artiste, leurs caractères propres, ils disent qu’elle possède chacun de ces caractères comme attribut.’ “ Les Stoïciens I, p. 97

Comparer avec la notion bouddhiste de connaissance parfaite (skt. parijñā tib. yongs su shes pa).

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