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samedi 7 mars 2020

A la recherche du lien entre Saraha et le Guhyasamāja

Akshobhyavajra Guhyasamaja“ XVIIIème Himalayanart 8009 

La transmission du Guhyasamāja est attribuée à Ārya Nāgārjuna le médiéval. Celui-ci l’aurait reçu de Saraha, mais comme ce dernier n’a pas composé d’oeuvres spécifiques au sujet de ce tantra, c’est Nāgārjuna le médiéval qui est considéré comme le fondateur de la transmission Ārya du Guhyasamāja.

Nuage des mahāsiddhas, détail du “Akshobhyavajra Guhyasamaja”
Indrabhūti, Nāgādevī et Saraha

Le Guhyasamāja est considéré comme un tantra-père, et c’est la pratique graduelle des cinq phases (pañcakrama) qui lui est associée. Les tantras-mère ou yoginī sont des tantras plus tardifs, et c’est le ṣaḍaṅgayoga à six branches (ou vajrayoga - sbyor drug) qui leur est associé comme pratique principale. L’accent était mis sur la félicité dans ces derniers.

Le Guhyasamāja est considéré comme un des tantras les plus anciens. Il en existe une traduction partielle (7 chapitres) en chinois (1002, traduit par Dānapāla) et une traduction tibétaine (XIème siècle) par le paṇḍit indien Śraddhakaravarman (X-XIème) et Rinchen Zangpo. Il existe encore une tradition plus tardive (même si elle se considère plus ancienne) du Guhyasamāja, qui est attribuée à Buddhaśrījñāna et qui l’aurait reçu lors d’une vision de Manjuśrī. Buddhaśrījñāna a composé plusieurs textes sur cette version du Guhyasamāja, par le biais de Vitapāda, et notamment les Instructions orales de Manjuśrī, où il explique le Guhyasamāja à la mode des tantras tardifs associés au ṣaḍaṅgayoga à six branches[1]. Disons que c’est une version mise à jour, même si la tradition Jñānapāda la considère plus ancienne (VIIIème). Tsongkhapa était très clairement en faveur du Guhyasamāja Ārya. Question de goût ou aurait-il eu des doutes sur leur authenticité ? Authenticité relative, bien évidemment.

Nuage des pandits, Nāgārjuna, Āryadeva et Candrakīrti

Si on jette un regard plutôt historique sur ces deux transmissions “indiennes” du tantra dit ancien, on est confronté à plusieurs difficultés. Saraha est associé au Guhyasamāja (il l’aurait transmis à Ārya Nāgārjuna le médiéval), mais comme c’est difficile à prouver scripturairement, il en est comme le fondateur émérite, tandis qu’Ārya Nāgārjuna serait le fondateur de fait. Contrairement à ce que pense la tradition tibétaine, Ārya Nāgārjuna le médiéval, ne peut pas être Nāgārjuna l’auteur des Vers du Milieu (voir Jean Naudou). D’ailleurs, on retrouve tous les disciples de Nāgārjuna l’ancien dans la transmission Ārya. Ils auraient tous composé des commentaires etc. sur le Guhyasamāja Ārya, et auraient donc tous été des pratiquants du Guhyasamāja.


Nuage de lamas gélougpa, Tsongkhapa, Khédroub Djé et Āryadeva 

Prenons Candrakīrti (VIIème siècle), “le tantrique”, qui est considéré comme l’auteur de la Lampe éclairante (pradīpodyotana-nāma-ṭīkā tib. sgron ma gsal bar byed pa zhes bya ba’i rgya cher bshad pa, abbr. gsal sgron, D1785), où il s’exprime même sur les tantras-mère, qu’il appelle les “tantras de sagesse”[2]. A Lamp to Illuminate the Five Stages fait à plusieurs endroits (p.e. pp. 64-65) mention des fausses attributions aux disciples de Nāgārjuna. Le problème de ces fausses attributions ou pseudépigraphes, est que le ver est déjà dans la pomme : Nāgārjuna et ses disciples pratiquaient et/ou auraient connu les tantras-père et mère. On pourrait donc lire et interpréter leurs propres écrits plus anciens avec cette idée derrière la tête, voire interpréter leurs écrits anciens sous une lumière anuttarayogatantrique. Les hagiographies ne manquent d’ailleurs pas d’exploiter cette opportunité.

Il y a toute une discussion “sérieuse”[3] dans A Lamp … sur la question si Candrakīrti (VIIème) était ou n’était pas un disciple direct de Nāgārjuna (IIème) ... et il y est question de leurs écrits sur ces tantras… Où commencer pour démêler tout cela ?

Bhavyakīrti (sKal Idan grags pa, début Xème siècle), mais est-ce vraiment lui, écrit dans un commentaire sur le commentaire de Candrakīrti[4] que “ ‘reçu de Nāgārjuna’ implique que Candrakīrti (VIIème) fut un disciple en présence directe de Nāgārjuna (IIème) et non pas un disciple de sa lignée”. (A Lamp p.67) Bhavyakīrti continue sa défense en citant/composant une courte prière de louange à la lignée du Guhyasamāja, telle qu’il la conçoit. N’oublions pas que ceci est censé être écrit par un Indien du Xème siècle, et non par un tibétain de la Renaissance tibétaine, où ce style devient très courant. Voici ma traduction de l’anglais[5] :
“Celui qui séjourna dans la ville de Koṅkana,
Sur la montagne de Śrī Parvata,
Dans une région solitaire,
Et en tant que le Seigneur des dieux et des hommes
Il enseigna le Dharma suprême
Puissent les propos de Rāhula[bhadra] se répandre dans ce monde.

A partir de ce dernier, celui qui ayant atteint la phase de la joie,
A travers le yoga de la voie du mahāyāna,
A progressé vers les autres phases,
Puisse régner le glorieux Nāgārjuna.

A partir de ce dernier, celui qui ayant rejoint l’état du joyau,
Est devenu célèbre dans le monde,
Et a traversé l’océan du Guhyasamāja,
Puisse régner l’illumination de Candrakīrti.”
Rāhulabhadra est un autre nom donné à Saraha. Il faudrait voir quand et comment s’est passée l’équation. Cette prière de louanges est avancée comme une preuve que Candrakīrti (VIIème) fut un disciple direct de Nāgārjuna (IIème), et doublement : mahāyāna (pré-médiéval/médiéval) et vajrayāna (médiéval). En fait, cela n’est réellement important que pour le vajrayāna, où la transmission de “la bénédiction” (adhiṣṭhāna) de maître à disciple est essentielle. Sans celle-ci la transmission n’est pas “ininterrompue”.

L’autre transmission, Jñānapāda” est une transmission de type révélation en trois temps : Mañjuśrī donne le Guhyasamāja “Jñānapāda’ à Buddhaśrījñāna (VIIIème) dans une vision, et Vitapāda (sman zhabs) serait celui qui diffusa le cycle à la Renaissance tibétaine.

Ceux à qui cela importe que ces écritures aient été transmises de façon historique sont priés d’en fournir les preuves, autre que des hagiographies et des attributions. Ceux qui n’ont pas besoin de cela pour les pratiquer, peuvent ignorer ce blog :-) Essayons tous (orientalistes, anti-orientalistes, modernistes, traditionalistes ...) d’être plus précis en présentant ces traditions et leurs sources comme historiques, ou en prenant des précautions (selon la tradition, l’usage de l’inconditionnel, …).

On peut se demander aussi, quand le Dalaï-Lama prône un retour au bouddhisme de Nalanda, s'il y inclue les oeuvres du Candrakīrti tantrique (le vidyādhara à la longévité exceptionnelle). 

***

[1] La montée en puissance du Kālacakra Tantra et son sytème de Yoga en six branches (skt. sadaṅga-yoga tib. sbyor ba yan lag drug), notamment à partir du XIIIème siècle, a en quelque sorte bousculé la Renaissance tibétaine.

[2] Les tantras-père sont des tantras centrés sur la Méthode, et les tantras-mère, ou yoginī-tantras, des tantras centrés sur la Sagesse.

[3] Tubten Jinpa : “Some Tibetan followers of Madhyamaka point to the statement in the colophon of Candrakīrti’s Clear Words that says, “The works composed by the Ārya and his disciples have been in decline for a long time, and so these days the textual tradition is not clear and precise.” Therefore, they say, Candrakīrti had no contact with the Ārya. This reasoning is not conclusive. It is stated in the works of Vajrāsana as reproduced in the historical narratives of Patsap Lotsawa that Candrakīrti attained vidyādhara powers and lived for a long time. Therefore, for the disciples and texts of the Ārya to have diminished in the latter part of his life and yet for him to have had contact with the Ārya are not mutually exclusive. Therefore, just as the glorious Atiśa explained Candrakīrti to be a disciple of Nāgārjuna, I agree with those Tibetans who say that he is a disciple of the Ārya.”

[4] Commentary Explaining the Meaning of Illuminating Lamp. Pradīpodyotanābhisaṃdhiprakāśikdvyākhyāṭīkā. Sgron ma gsal bar byed pa’i dgongs pa rab gsal bshad pa’i tl ka. Toh 1793.

[5] A Lamp to Illuminate the Five Stages, pp. 67-68

dimanche 1 mars 2020

Sur un thangka de mahasiddhas (XVIIIème) au British Museum


Le thangka fait partie de l’exposition What is Tantra ?”. On y voit représenté au centre Saraha, puis de haut en bas et de gauche à droite : Nāgārjuna - Buton Rinpoché - Virūpa
(Saraha au centre)
puis, Ḍombi Heruka, seul, - sans doute Saṅkaja/Paṅkaja (illisible) - Padmavajra (Saroruha le jeune).

Le Saraha représenté ici est un Saraha tantrique portant les 6 ornements d’os (mudrikā-ṣaṭka, ce sont des attributs kāpālika ou kālāmukha. Pas de couronne de fleurs). On note que les femmes (śākti) sont absentes et les ceintures de méditation symbolisent des pratiques de type haṭhayoguiques. On a l’impression d’une sélection un peu improvisée, pas de la représentation d’une lignée précise. La présence de “Bu ston rinpoché” (bu ston rin chen grub 1290–1364) en haut est un peu énigmatique. Il s'agit apparemment de la lignée de transmission Lamdré (voir Lam 'bras bu dang bcas pa'i man ngag gi byung tshul gsung ngag bstan pa rgyas pa'i nyi 'od kha skong dang bcas pa).*

Nous savons grâce à Kurtis R. Schaeffer[1], que les plus anciennes représentations iconographiques des 57 (sic !) mahāsiddhas[2] que nous connaissons sont justement de Buton Rinchendrub.[3] La liste la plus ancienne des mahāsiddhas est également de lui, même si le titre de l’ouvrage[4] en mentionne 84, le compte n’y est pas. Saraha figure à la neuvième place. Buton fait d’ailleurs partie de ceux qui pensent que seul le Dohākoṣagīti est une oeuvre authentique de Saraha[5].

La présence du Nāgārjuna médiéval fait sans doute référence à son appartenance à la transmission du Guhyasamāja dans le bouddhisme ésotérique.

Détail d'un autre thangka, une nāgī/nāginī versant
de l’élixir dans le bol du Nāgārjuna médiéval
  

"dge slong lus la dngos grub brnyes// nags kyi lha mos bdud rtsi phul// klu sgrub snying po= bla ma de la= zhes bstod pa'i slob dpon 'phags pa klu sgrub kyis gsang ba 'dus pa'i rgyud kyi rnam snang gi byang chub kyi sems la brten nas byang chub sems 'grel brtsams/"
Dans la tradition tibétaine et notamment celle de la mahāmudrā post-classique, Saraha est considéré comme le maître de Nāgārjuna, qui serait à son tour le maître de Śavaripa (le maître d’Advayavajra). Sur le thangka, nous aurions pu nous attendre à voir Śavaripa. Dans la tradition de la Mahāmudrā post-classique, il y a souvent une confusion entre Saraha et Śavaripa, parfois appelé Saraha le jeune. Aux pieds de Saraha, nous trouvons peut-être le mahāsiddha Saṅkaja/Paṅkaja (né-du-lotus), un autre disciple du Nāgārjuna médiéval.

Son histoire est intéressante par rapport à la version de la transmission de la Mahāmudrā selon Tāranātha (1575–1634), qui utilise une anecdote de Nāgārjuna et un icône. Saṅkaja/Paṅkaja aurait adoré un icône de la divinité Avalokiteśvara[6] pendant douze ans, en lui offrant des lotus, “sans aucun résultat” (comprenons siddhi). Un beau jour, Nāgārjuna passe, offre à son tour un lotus à l’icône et l’icône d’Avalokiteśvara place la fleur offerte sur sa tête. Sous les protestations de Saṅkaja/Paṅkaja, l’icône précise que Saṅkaja/Paṅkaja avait des pensées impures et que la divinité n’appréciait pas ses actions”. La vérité sort de la bouche des icônes. 
Tournons nous vers la version de la vie de Śavaripa selon Tāranātha que l’on trouve aussi dans le manuscrit de Sham Sher, traduit par Sylvain Lévi. Śavaripa était un des trois enfants d’un danseur au Bengale. Un jour Nāgārjuna passa devant la maison et fut invité pour assister à une performance de danse. Nāgārjuna leur montra un icône du bodhisattva Ratnamāti. Un des enfants (Śavaripa) demanda à le voir aussi. Il y vit son propre reflet comme dans un miroir au plein milieu des flammes de l'enfer. Effrayé, Śavaripa demanda des instructions à Nāgārjuna qui lui donna la consécration de Saṃvara. Après avoir réalisé la cinquième phase (yugannadah[7]), Ratnamāti lui apparut et lui ordonna d’aller dans le Sud au Mont Śrī Parvata.

La présence de Virūpa “qui arrêta le soleil” est moins étonnant, Buton Rinchendrub étant un maître de l’école Sakyapa. En bas, à gauche, nous voyons sans doute Ḍombi Heruka (auteur d’un Sahajasiddhi version tantrique), sans sa ḍombī (laveuse), chevauchant un tigre ou une tigresse. Les légendes écrites en or sur le thangka sont mal lisibles, souvent mal orthographiées, et mal recopiées. Un exemple. La légende sous Ḍombi Heruka :

(je lis : stag zhon gding brgal//) 
 
"gding ba bting nas gang+gA brgal// stag la zhon nas dngos grub brnyes// Dom+bi he ru ka zhes bya ba yi// /bla ma de la phyag 'tshal lo/ zhes bstod pa'i Dom+bi he ru kas brtag gnyis la brten nas lhan cig skyes grub brtsams/"




Sur ce dernier thangka Himalayanart (87232), Ḍombi Heruka est bien en compagnie de sa ḍombī

Le dernier mahāsiddha en bas à droite est Padmavajra (Saroruha le jeune)[8], que certains aiment identifier avec Padmasambhava ou Gourou Rinpoché. Son changement de carrière de fermier en yogi est raconté dans le Guide du Naturel. Je reviendrai sur les attributs kāpālika (mudrikā-ṣaṭka) dans les représentations iconographiques (plus tardives) et qui montrent bien le changement de nature des instructions attribuées à Saraha (et Advayavajra/Maitrīpa). Pour un blog sur la représentation iconographique de Śavaripa 

Padmavajra (Saroruha le jeune)

"zla ba'i rigs las dngos grub brnyes// pad+ma can dang lhan cig bzhugs/ mtsho skyes
rdo rje= bla ma de la= zhes bstod pa'i slob dpon mtsho skyes rdo rjes brtag gnyis la brten nas sgrub thabs mtsho skyes dang*/ mar me'i rtse mo lta bu'i rdzogs rim brtsams
/"
 
*“According to the Blue Annals and the Sakya master Amé Shaps History of the Guhyasamaja,the Marpa tradition and the Go tradition were transmitted eventually to the great scholar Butön Rinchen Drup (1290-1364). Also, the Blue Annals states that many masters of the Marpa Guhyasamaja tradition studied the Guhyasamaja of the Go tradition. These include Tsurtön Wangi Dorjé, an actual disciple of Marpa, and Tsurtön’s own disciple Khön Gepa Kîrti. Tsongkhapa received the Marpa Guhyasamaja tradition from Khyungpo Lhepa Shonu Sonarn, who had received it from Butön Rinpoché.
He received the Go tradition from Khyungpo Lhepa as well as from Rendawa Shonu Lodro, who was one of his main teachers.” A Lamp to Illuminate the Five Stages


***

[1] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Oxford

[2] Voir à ce sujet The Alchemical Body, David Gordon White, chapitre 4, pp. 78 etc.

[3] The Life of Bu ston Rin po che Ruegg, 1966, p.117

[4] Grub thob brgyad cu rtsa bzhi’i mtshan dans The collected works of Bu ston. Lokesh Chandra, Ed. International Academy of Indian Culture, New Delhi, 1971, vol. 16, pp. 23-24

[5] Schaeffer, pp. 73 et 78.

[6] Il faudrait voir le lien entre Saraha et Avalokiteśvara dans la tradition tibétaine. Voir ce thangka sur Himalayanart (227).

[7] La dernière phase des cinq phases (pañcakrama) est celle de l’union (skt. yuganaddha, tib. zung ‘jug), où le corps illusoire s’unit à la Luminosité.

[8] “La transmission de la lignée de karmamudrā présentée par Tārānātha passe de cette danseuse à Padmavajra le majeur, Anaṅgavajra le gardien de porcs (tib. phag tshangs pa), Padmavajra Saroruha (tib. mthso skyes) l’intermédiaire, puis à Indrabhūti l’intermédiaire, Jālandharipa, Kṛṣṇacārya, Kalyānanātha (tib. dge ba’i mgon po), Amitavajra (tib. dpag med rdo rje) et finalement à Kusalabhadra. Une lignée très complexe avec des histoires fort étranges et merveilleuses.” Extrait du Guide du Naturel. Source : The Seven Instruction Lineages (tib. bka’ babs bdun ldan), LTWA, traduit en anglais par David Templeman, p. 24.

jeudi 27 février 2020

Secret



Photo de l’article The art — and science — of sharing a secret

“Dans le Naturel originel et authentique, il n'y a ni trois ni cinq tantras. Ni mantras extérieurs, intérieurs et secrets. Il n'y a ni méditant ni objet de méditation sur lequel il pourrait s'appuyer.”

“Les expédients (upāya) pour se servir des objets sans s'y asservir sont des instructions d'un maître spirituel. Les instructions sont comme le soleil, les objets sensibles comme les fleurs éparpillées, la remémoration est comme l'abeille. Cette dernière profite des objets puis s'envole dans l’élément réel (sct. dharmadhātu).”

“Certains apprécient les "abeilles" (remémorations), les témoignages (tib. sgra S. śabda)[1], les connaissances valides (sct. pramāṇa) et les nombreuses conventions verbales (sct. vyavahāra tib. tha snyad) des textes révélés et des traités. En possession de ces nombreuses conventions verbales, ils ne veulent pas les partager et ils préservent comme un secret les instructions de la Vision de l'Éveil qui doit être éprouvé [directement], et qui tient finalement en trois vers. Ils sont, de ce point de vue, comme une jeune fille qui connaît un secret.[2]

Voir Cultes à mystères et à sauveurs et influences

***

[1] “In its widest sense, the word śabda means a sound. But in a narrower sense it means a sound used as a symbol for the expression of some meaning. In this sense it stands for a “word.” In the context of the pramāṇa doctrine śabda corresponds, therefore, to “authority” or “testimony.” Śabdapramāṇa means knowledge derived from the authority of word or words.”
Language in the Buddhist Tantra of Japan: Indic Roots of Mantra, Richard K. Payne

[2] Critique de la culture du secret dans les transmissions, dont le message tient finalement en trois vers. On ne peut s’empêcher de penser ici à Gampopa qui dispensait les instructions de la Mahāmudrā (trop) librement.

mercredi 5 février 2020

Annonce du futur projet Dohākoṣagīti


Śavaripa en compagnie de deux amies

Au cours de ma retraite de trois ans (1984-1987), le maître de retraite m’avait donné un petit texte qui s’intitulait “do ha mdzod brgyad ces bya ba phyag rgya chen po'i man ngag gsal bar ston pa'i gzhung”. Ce texte contenait huit “trésors de distiques” (dohākoṣa) attribué à des grands maîtres bouddhistes considérés comme des mahāsiddha. J’étais tout de suite frappé par le contenu, le style et la forme de ces vers, et j’en avais ébauché une traduction en français. Huit ans plus tard, Jacques Cathrin (l’actuel lama Sherab Namdreul de Yogi-Ling) qui avait édité et publié d’autres traductions que j’avais faites, me demandait s’il pouvait publier ces “trésors de distiques”. J’étais d’accord, mais je voulais vérifier la traduction une dernière fois. Cette “dernière” vérification a duré très longtemps, car elle m’avait lancé dans des recherches plus poussées dans l’univers des dohākoṣa, de Saraha, Śavaripa et Advayavajra/Maitrīpa. Ces recherches m’avaient fait découvrir de nombreux autres textes intéressants sur le même sujet, c’est-à-dire l’introduction à la nature de l’esprit, dont j’avais également entamé la traduction. Le livre des huit “trésors de distiques” est finalement sorti en 2015 sous le titre “Chants de plénitude”.

Page de garde du Do ha mdzod brgyad 

Pendant mes recherches sur les dohākoṣa, j’avais rapidement remarqué une différence d’approche en lisant ceux que l’on trouve dans la collection des Chants de Plénitude, le Dohākoṣagīti de Saraha d’un côté, et par exemple le dohākoṣa de Kāṇha, Tailopa et d’autres de l’autre. Pour le dire schématiquement, on pourrait dire que les premiers sont plutôt “rājayoguiques” et “sūtriques” et les derniers plutôt “haṭhayoguiques” et tantriques (Cāryagīti), ce qui n’empêche pas que l’une et l’autre catégorie peuvent partager des éléments des deux catégories. J’avais observé la même différence en comparant le Sahajasiddhi attribué à Indrabhūti et le Sahajasiddhi attribué à Dombi Heruka. 

En lisant le commentaire d’Advaya-Avadhūtipa (Dohakoṣahṛdayārthagītāṭīkā D2268, P3120) du Dohākoṣagīti de Saraha et le commentaire du Sahajasiddhi d’Indrabhūti (avec le commentaire de Lakṣmīṅkārā, voir Le Guide du Naturel), on est dans l’univers du Naturel (sahaja) sans artifice. Tandis que le Sahajasiddhi attribué à Dombi Heruka et les dohākoṣa de Kāṇha, Tailopa etc. évoluent dans l’univers d’un Naturel avec des observances (s. cārya) et des pratiques haṭhayoguiques. L’introduction à la nature de l’esprit (t. ngo sprod) du Naturel sans artifice n’a pas forcément lieu dans le cadre d’une initiation tantrique (s. abhiṣeka) et se fait à l’aide de symboles et de métaphores, tandis que l’approche du Naturel tantrique ne peut pas se faire sans initiation et tous les engagements qui y sont associés pour préserver l'expérience.

Ce qui m’avait plu dans la collection des huit dohākoṣa, dans le Sahajasiddipaddhati et dans le commentaire d’Advaya-Avadhūtipa (D2268, P3120) du Dohākoṣagīti de Saraha était l’approche “rājayoguique” en accord avec les prajñāpāramitā bouddhistes, avec juste ce qu’il faut de tathāgatagarbha

Cette distinction n’est pas évidente à faire, parce que depuis l’apparition de ces textes au Tibet, le bouddhisme tibétain a énormément évolué. C’est la tendance tantrique et haṭhayoguique qui domine désormais très nettement. L’approche des dohākoṣa rājayoguiques a été intégrée dans le cadre tantrique, et ils sont désormais interprétés à la lumière des dohākoṣa du Naturel, dont l’approche s’inscrit dans un cursus tantrique normatif. A cause de cette lecture nouvelle, les dohākoṣa rājayoguiques peuvent perdre en force. Leurs critiques très claires des méthodes tantriques et de toute méthode seront réinterprétées ou atténuées, “oui, mais…”.

Le clergé tibétain n’avait pas apprécié lenseignement du Dohākoṣagīti de Saraha par Atiśa (980-1054), en craignant qu’il pourrait saper la foi des tibétains.
"Quand [Atiśa] arriva à mNga' ris, il commença à enseigner les distiques de Saraha tels "A quoi servent les lampes à beurre ? A quoi sert le culte des dieux ?" Il les expliquait de façon littérale et de peur que les Tibétains s'avilissent, on lui demanda de ne plus les réciter. Cela lui déplut, mais on dit qu'en dépit de cela il ne les avait plus enseignés depuis."[1]
Cette première introduction du Dohākoṣagīti de Saraha ne se fit donc pas en public, mais circulait néanmoins sous le manteau. Il n’est pas impossible que le commentaire d’Advaya-Avadhūtipa (D2268, P3120, ci-après le Commentaire avec un majuscule C) en contienne des traces. Ces découvertes m’ont conduit à aborder différemment la traduction du Commentaire. J’avais remarqué (voir l’introduction des Chants de Plénitude) que certains vers de dohākoṣa bouddhistes reprennent les même thèmes et images que dans des distiques (dohā) d’autres traditions, notamment Jaïn et Vedanta. Les noms “gīti” ou “gīta” dans les textes bouddhistes de la Collection des traités tibétains sont sans doute des indications d’une culture partagée. Il me semble aussi qu’un texte comme l’Amanaska a beaucoup de points en commun avec l’approche du Dohākoṣagīti. Tout cela est à étudier de plus près.

J’étais en train de retravailler la traduction du Commentaire, mais j’ai dû le laisser de côté provisoirement pour des raisons professionnelles. Plusieurs personnes m’ont récemment demandé des nouvelles de l’avancement du livre. J’ai eu l’idée de publier en ligne la version actuelle de la traduction et de la retravailler au fur et à mesure. Cela présente plusieurs avantages à mon avis. Ma traduction et mes recherches (imparfaites) seront immédiatement disponibles à ceux qui s’y intéressent et demandent d’y avoir accès. Les lecteurs auront la possibilité de signaler des erreurs, signaler des informations, faire des suggestions, avoir des échanges, etc. Notamment avec des experts en d’autres traditions où des idées et images similaires existent et qui ont pu influencer l’auteur du Commentaire, ou en sens inverse qui ont subi son influence. La forme d’un livre en ligne permet à celui-ci d’évoluer et d’indiquer des liens vers d’autres sources. Une fois le livre terminé, une version définitive en papier sera publiée.

Il me reste de trouver l’outil et le format qui permettra tout cela. Je pense à un site web avec des pages Google Docs partagées, où les échanges sont possibles. Il y aura d’un côté la traduction intégrale telle qu’elle existe maintenant, disponible en ligne, et d’un autre côté, des petites sections du texte retravaillé des distiques et de leur commentaire sous la forme d’articles de blog, publiés sur le site web.

D’habitude, un livre est publié et les échanges font suite à sa publication. Ici, les échanges auront lieu avant sa publication, permettant à ceux qui le souhaitent d’y apporter leur touche. Cela peut être un projet collectif. Ce qui m’importe c’est que ce texte, important à mon avis, sera connu et débattu. La traduction et le site seront libres d’accès, à ceux qui y souscrivent. En principe, j’accepterai tous les inscrits.

Pour l’instant ce projet Dohākoṣagīti n’existe pas et doit encore être organisé et finalisé. Ceux qui sont intéressés par le projet et la traduction du Commentaire peuvent signaler leur intérêt à hridayartha[AT]gmail.com (participation and exhanges in English will also be accepted). Je vous informerai alors du lancement du projet.

***

[1] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer p. 61. Comme nous venons de voir, ils ne les a plus enseigné publiquement, mais il avait continué à les traduire avec 'Brom et d'autres.

mardi 31 décembre 2019

Mental et non-mental


Frontispice d'un manuscrit du  Rājayogāvivaraṇa (attribué à Gorakṣanātha)

Le mot “amanaska” signifie “absence d’activité mentale” dans le contexte du Haṭha-yoga-pradīpikā (HYP, XVème s.).[1] Il a un usage plus ancien dans la tradition jaïn, notamment dans le Tattvārthsūtra, qui se nomme encore Tattvārth-adhigama-sūtra et, plus intéressant pour nous, le Mokṣa-śāstra[2]. Dans ce texte jaïn, les êtres sont divisé en deux catégories, ceux qui possèdent un esprit (samanaska) et ceux qui sont sans esprit (amanaska).

Jason Birch a fait une thèse[3] sur un texte connu sous le nom de Amanaska, aussi connu comme Amanaska-yoga depuis le XIXème siècle. Il s’agit d’un texte de Śaiva-yoga datant du XIIème siècle dont la deuxième section (Amanaska) serait le texte le plus ancien du Rāja-yoga[4]. Le texte compte 198 vers et se divise en deux sections : Tāraka et Amanaska. Le texte avait été attribué à Gorakṣanātha, mais pour Jason Birch son véritable auteur est inconnu. Selon ses recherches, les deux sections étaient initialement deux textes séparés. La section Amanaska présente des similitudes avec le Dohākoṣagīti de Saraha et le commentaire d’Advayavajra Avadhutipa, le Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (D2267).

Selon Jason Birch, la définition la plus ancienne du terme Rājayoga se trouve justement dans la deuxième section de l’Amanaska. Elle proclame le système du Rājayoga supérieur à tous les autres yogas et systèmes sotériologiques indiens de son époque. Du XIIème au XVème siècle, le mot Rājayoga fut utilisé comme synonyme du mot samādhi.[5]

La définition du Rājayoga est donné dans les vers 3-6 de la deuxième section (trad. Tara Michaël).
3. C'est ce qu'on appelle le Rāja-yoga, ô taureau d'entre les sages. Parce qu’il est le roi de tous les yoga[6], on le connaît comme ‘le yoga royal’.
4. S’il est dénommé Rāja-yoga, c'est aussi parce qu'il fait atteindre à l'être incarné ce suprême, impérissable Brahman qui règne et qui resplendit.
5. Qui connaît en vérité la grandeur du Rāja-yoga ? La Délivrance est atteinte grâce à cette connaissance, et cette connaissance s'obtient grâce au Guru.
6. Celui qui connaît dans leurs traits distinctifs le yoga intérieur et le yoga extérieur, cet être doit être honoré par moi-même et par toi, combien à plus forte raison par le reste des hommes ![7]
Jason Birch (Rajayoga, p. 408) explique que dans ce contexte, il vaut mieux rendre “yoga” par “méthode”. Une méthode pour atteindre le Soi, qui est l’Âme suprême, le Roi. Cette méthode est “l’état non-mental” (amanaska, ‘no-mind state’). Le "mental" qu'il s'agit de neutraliser ou déraciner, ce sont en fait les pensées intentionnelles (saṅkalpa).
"23. [2.22 JB] Cette sorte de Dissolution des mondes [layah ko 'pi], où toutes les idéations sont déracinées, où toutes les agitations sont anéanties, ne peut être comprise que par soi-même, car elle est hors du domaine de la parole." (TM, p. 193)
ucchinnasarvasaṅkalpo niḥśeṣāśeṣaceṣṭitaḥ |
svāvagamyo layaḥ ko 'pi jāyate vāgagocaraḥ ||
Chez Tailopa, on trouve le même type d'instructions. Les yeux clos ou ouverts (ou mi-clos, mi-ouverts) pourraient être une référence au śāmbhavīmudrā. Tailopa semble cependant être allé au-delà de toute artifice et pensée intentionnelle.
"Moi, Tailopa, je n’ai rien à enseigner, alors…
Que le lieu soit isolé ou non
Que les yeux soient ouverts ou clos
Que la pensée soit avec ou sans artifice." (Dohākoṣa-nāma de Tailopa, vers 4 Chants de Plénitude p. 63) 
"La pensée non dirigée, c'est le Sceau universel (Mahāmudrā)
Se familiariser avec elle, c'est atteindre l'insurpassable éveil." (Mahāmudropadeśa de Tailopa, vers 10, Chants de Plénitude p. 91).
L’Amanaska est la révélation que Shiva fait à Vāmadeva. C’est la raison pour laquelle il s’intitule aussi parfois “Dialogue entre le Seigneur et Vāmadeva” (Īśvara-Vāmadeva-samvāda). Une autre variante du titre est Svayambodha (l’Eveil spontané) ou Svabodha (l’Eveil au Soi) (TM, p. 150). La première section s’appelle dans certaines versions “Section de la dissolution de l’espritLaya-khaṇḍa), et la deuxième “Yoga royal” (Rāja-yoga).

Bjarne Wernicke Olesen[8] mentionne que la deuxième section est antérieure d’un ou deux siècles au Dattātreyayogaśāstra, et qu’elle a 22 vers en commun avec le Kulārṇavatrantra. La "dissolution" graduelle (résorption) de l’esprit, qui est l’objet de la première section, est un des résultats de la deuxième section, ce qui présente des possibilités d’approches “subitistes”. Une des techniques principales de la deuxième section est le śāmbhavīmudrā, où le yogi a le regard tourné vers l’extérieur (sans cligner les yeux), tout en dirigeant l’attention vers l’intérieur. Cette technique du regard (s.dṛṣṭi tib. lta stang) provoque le dépassement du mental (unmanī). Le Rājayoga de l’Amanaska n’a nul besoin d’éveiller la Kuṇḍalinī, ou de progresser en étapes (vers 2.14). “Rien que l’application attentive à ce yoga confère la suprême réalisation” (TM).

L’Amanaska pratique l’ironie tout comme le Dohākoṣagīti de Saraha. Il n’est pas toujours très aisé de deviner quand il faut interpréter un vers de façon ironique. Mais le vers 2.16 est un peu ironique, et c’est ainsi que Tara Michaël l’a interprété.
16. Innombrables, ô Sage, sont les guru qui s’adonnent au Kula-âcâra. Il est difficile de trouver un seul guru qui soit dépourvu de Kula-âcâra.”

“Jeu de mots. Le Kula-âcâra, c’est la voie des Kaula, une secte de yogin adorateurs de Shakti fondée par Matsyendranâtha. Mais ceci est le sens apparent. La plupart des guru s’adonnent au mode d ’agir, aux conduites (âcâra), de leur secte, de leur lignée, de leur famille spirituelle (kula). Ils sont donc conditionnés dans leur mode d’agir et de penser, limités par leurs croyances, leurs vues et leurs pratiques. Ils n’ont pas atteint ce qui est akula, non déterminé par le milieu social et spirituel, non conditionné, c’est-à-dire amanaska, l’état non mental. D’autre part, Kula est le nom de Shakti, Akula le nom de Shiva. Ceux qui suivent la voie de Kula sont ceux qui appartiennent encore au domaine de la manifestation, qui n’ont pas atteint Shiva, le Transcendant, l’inconditionné. Shiva réside dans le Lotus à mille pétales, siège de la Libération, siège de l’amanaska, tandis que ‘le chemin de Kula’ (Kula-patha), c’est la Sushumnâ depuis le mûlâdhâra jusqu’à l’âjña-cakra”. (TM, p. 191)
On peut comparer la kula, la śākti, à la Sophia ou la Nature (la Manifestation). Il y a ceux qui veulent faire la remontée à l’Un, au Seigneur, au Soi de façon progressive (krama), en passant par la Sophia/Nature et une dissolution progressive du mental dans celle-ci, pour que plus rien ne puisse séparer du Seigneur l’âme délestée et purifiée. Pour progresser ainsi, le yogi fait appel à l’imagination créatrice et l’Imaginal. La voie royale est une voie directe à l’éveil, principalement par la technique du śāmbhavīmudrā.

Le vers 2.42b (43 chez Tara Michaël) rejette les autres techniques de yoga à cause de leur difficulté et leur objectif douteux.
43. A quoi bon pratiquer pendant des durées interminables des centaines de prânâyâma qui, quoique purificateurs, entraînent des malaises, sont difficiles à accomplir, ainsi que d’innombrables techniques, douloureuses et difficiles à maîtriser?
Pour l’Amanaska, le samādhi est un état naturel (sahajāvasthā), sans étapes. Les vers suivants auraient pu être écrits par Saraha/Advayavajra :
33. Il y a des gens qui boivent de l'urine qui est l'excrétion de leur propre corps ; d'autres utilisent des techniques [khecari-mudrā] qui provoquent une abondante salivation. Certains, qui vont jusqu’à la limite, font remonter leur sperme même une fois tombé dans le vagin d’une jeune femme. Il y en a qui absorbent les substances corporelles (dhâtu), habiles qu’ils sont à faire passer l’énergie vitale dans tous les canaux du corps. Chez aucun de tous ces gens ne se trouve la perfection du corps, en l’absence du Râja-yoga qui opère la cessation des fonctions mentales.
34. Certains ont l’esprit endurci à force de logique et de dialectique, d’autres sont bouffis d’orgueil et d’arrogance, certains sont emplis de présomption du fait de leur caste, d’autres s’embrouillent dans les méditations et autres rites, pour ainsi dire toute la masse des êtres animés est dans la confusion et entretient des conceptions diverses, au lieu de se plonger dans l’unique jouissance, celle de la Béatitude innée qui est vide de conceptions [nirvikārasahajānanda].” (pp. 195-196)
Le Rājayoga de l’Amanaska n’annonçait pas la fin des autres yogas, au contraire. Il fut intégré par eux et devint le synonyme du samādhi, et leur objectif ultime… Pour atteindre le Rājayoga, il fallait passer par les autres yogas, notamment le Haṭhayoga. Pourtant, l’état non-mental suffisait pour y arriver.

Advayavajra/Avadhūtipa est sans doute l’auteur du Dohākoṣagīti de Saraha, et le commentaire Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (D2267) lui est attribué. Ce texte partage beaucoup d’éléments avec l’Amanaska. Advayavajra est l’inventeur (par attribution) du Cycle de traités appelé Advayavajrasaṁgraha[9], et de la méthode dite “Amanisakāra” (tib. yid la mi byed pa’i chos skor)”, un élément essentiel du système de Mahāmudrā du bouddhisme tibétain. Ce terme est la composition du mot “manisakāra”, préfixé de la lettre A (non-privatif[10]). Il se traduit le plus souvent par quelque chose comme “non-engagement mental”. Klaus-Dieter Mathes propose la traduction “réalisation non-conceptuelle”, à cause de la définition d’Amanisakāra donnée dans Justification de la réalisation non-conceptuelle (Amanasikārādhāra, texte n° 23 du Cycle). C’est une définition à deux niveaux :

1. la négation d’engagements conceptuels dualistes qui renforcent la croyance en la dualité sujet-objet
2. “l’autoconsécration lumineuse” (‘luminous self-empowerment’), où la syllabe “A” représenterait l’adjectif lumineux (s. prabhāsvara tib. ‘od gsal ba) et “manasikāra” le mot autoconsécration (s. svādhiṣṭhāna tib. bdag la byin gyis brlab)[11].

Cette défense de la théorie du non-engagement mental et cette définition à deux niveaux me font penser à l’expression de Shakespeare dans Hamlet The lady doth protest too much. C’est comme si un texte qui aurait été écrit par Advayavajra (X-XIème s.) prévoit déjà les polémiques qui suivraient aux XIII-XVIème siècles. Padma Karpo avait également écrit une défense[12], contre l’accusation (notamment par Sakya Pandita) que cette doctrine serait une via negationis manquant d’une via eminentiae. Cette "définition" d’Advayavajra, qui est d’ailleurs plutôt une des explications accessoires qu’une définition, tombe alors à pic. Oui, il existe un original en sanskrit, et ce texte est alors considéré comme authentique. Utiliser cet élément spécifique à deux aspects pour fabriquer la traduction anglaise d’Amanisakāra me paraît aller un peu loin. Il faudrait faire une recherche sur les arguments des adversaires, et sur la possible identité de ces adversaires, pour essayer de comprendre pourquoi Advayavajra ou ses disciples étaient tellement sur la défensive au X-XIème siècle.

Je compte écrire davantage au sujet des similitudes entre l’Amanaska et le Dohākoṣagīti de Saraha avec le commentaire Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā attribué à Advayavajra Avadhūtipa.




Un article intéressant et bien informé par David Higgins Padma dkar po’s (1527–92) Defence of Bka’ brgyud Amanasikāra Teachings

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[1] Le HYP 4.3-4 mentionne nirañjana comme synonyme de Rāja-yoga-samādhi. On y trouve également unmanī (dépassant le mental - manas), manomanī (extinction ou dépassement du mental), amaratva (immortalité), laya, tattva, śūnya-aśūnya, para-pada, amanaska (absence d’activité mentale), advaita, nirālamba (absence de support), jīvanmukti, sahaja et turya. Source : Dattātreya, The Immortal, Guru, Yogin, and Avatarā, Antonio Rigopoulos, p. 221, n.46

[2] Le Mokṣopāya ou Mokṣopāyaśāstra est considéré comme un traité (donc écrit par l’homme) sur la libération (mokṣaśāstra).

[3] The Amanaska: king of all yogas. A critical edition and annotated translation with a monographic introduction. Oxford University, 2013.

[4] “The second chapter of the Amanaska – the earliest extant Rāja Yoga text
The Amanaska is a medieval Sanskrit yoga text of one hundred and ninety-eight verses in two chapters (adhyāya). Seventy-five manuscripts have been consulted for this edition and thirty-two were selected for the full collation on the basis of stemmatic analysis on a sample collation of all the manuscripts. The critical apparatus contains references to parallel verses in other works. On the importance of the Amanaska in the history of Rājayoga, see Birch 2014: 406-408 (title: “Rājayoga: The Reincarnations of the King of All Yogas”), available on his academia.edu page.” Source

[5] Rājayoga: The Reincarnations of the King of All Yogas, jason Birch, International Journal of Hindu Studies, 2013

[6] Selon Birch, sans doute le Mantrayoga, le Layayoga, et le Ha†hayoga.

[7] Le Yoga de l’éveil, La voie vers l’inconcevable, Tara Michaël, Fayard, p. 186

[8] Goddess Traditions in Tantric Hinduism: History, Practice and Doctrine, Bjarne Wernicke Olesen

[9] Klaus-Dieter Mathes en a publié une traduction anglaise sous le titre de “A Fine Blend of Mahāmudrā and Madhyamaka: Maitrīpa’s Collection of Texts on Non-conceptual Realization (Amanasikāra)”

[10] Une des explications accessoires : la lettre A représente la nature non-produite de l’engagement mental.

[11] Anglais : “Moreover, a stands for the word ‘luminous’, and manasikāra for the word ‘self-empowerment’ (svādhiṣṭhāna).658 It is both a and manasikāra, so we get amanasikāra.659 Because of that, the words a, manasikāra, and so forth, refer to the inconceivable state of being luminous and [the one of] self-empowerment, [that is,] an awareness which continues as something that is not separate from emptiness and compassion, [i.e.,] not distinct (advaya) from [the level of] indivisible union.”

Tibétain : | yang na a zhes bya1 ba ni ‘od gsal ba’i tshig la | yid la byed pa ni bdag la byin gyis brlab2 pa’i tshig ste | ‘di la’ang a yang yin la yid la byed pa’ang yin pas yid la mi byed pa’o | | ‘dis ni yid la mi byed pa’i gnas bsam gyis mi khyab pa’i3 ‘od gsal ba bdag byin gyis brlab4 pa’i bdag nyid stong pa nyid dang snying rje dbyer med pa zung du ‘jug pa gnyis su med pa’i rgyun yang dag par rig pa bskyed par ‘gyur ro | 1 DP om. 2 P brlabs 3 BP pa 4 BP brlabs

Sanskrit : yadi vā | a iti prabhāsvarapadam | manasikāra iti svādhiṣṭhānapadam | aś cāsau manasikāraś cety amanasikāraḥ | etenāmanasikārādipadair acintyaprabhāsvarasvādhiṣṭhānapadaṃ śūnyatākaruṇābhinnayuganaddhādvayavāhisaṃvedanam āpāditaṃ bhavatīti |

[12] Voir Padma dkar pos (1527–92) Defence of Bkabrgyud Amanasikāra Teachings. Journal of the International Association of Buddhist Studies (JIABS). Volume 39, 2016-17, pp. 333-389.