samedi 7 décembre 2019

Origines de la gnose



J’ai noté dans plusieurs blogs les possibles liens entre différentes traditions qu’on peut qualifier de gnostiques (relatives à une gnose au sens large). Il ne s’agit pas de dire qu’une tradition a influencé ou inspiré une autre (voir p.e. le manichéisme et le Bouddha de Lumière), mais qu’il existe des éléments gnostiques communs ou très similaires à l’Est et à l’Ouest, avec Babylone au centre comme son berceau. Cette recherche commune de la gnose est sans doute ce qui a pu conduire à des tentatives d’établir une gnose universaliste et syncrétique (p.e. société de la théosophie), et a facilité l’accueil de traditions orientales en Occident.

La Sophia est la sagesse divine, la connaissance de Dieu, la “théosophie”, représentée de façon féminine. Cette connaissance est une gnose qui affranchit de la “Fatalité astrale”. C’est la sagesse divine qui a créé le monde. Le gnosticisme historique n’est qu’une des formes de la gnose. Les Séthiens sont une des sectes gnostiques classées dans le gnosticisme. Pour les Séthiens, la Sophia est personnifiée en trois figures féminines qui ont chacune une fonction hiérarchique différente. La Mère divine (“la mâle et virginale”[1] Barbélô, la Pensée Première du Dieu suprême), une entité inférieure, Sophia, qui est à l’origine du méchant Démiurge (Archonte), responsable des travaux de création du monde et des humains (avec des parcelles d’essence divine de la Mère divine) et l’Eve spirituelle (Epinoia), envoyée sur terre pour avertir l’humanité (Adam) de leur parenté avec la Pensée Première, dans le but d’une réintégration de toutes les parcelles de l’essence de la Mère divine dans leur unité primordiale. (Écrits gnostiques, La Pléiade, pp XL) Les Séthiens se nomment d’après Seth, le troisième enfant d'Adam et Ève, conçu après le meurtre d'Abel par Caïn.
L'idée d'une origine divine de l'âme humaine et de son retour au séjour céleste n'est d'ailleurs pas propre au gnostiques. C'est, initialement, une conception chaldéenne adoptée par les “maguséens”, des mages iraniens émigrés qui propagent en Mésopotamie et en Asie Mineure un mazdéisme syncrétique. Rencontrant les Grecs en Ionie, ils transmettent aux pythagoriciens la conviction que l'âme est immortelle et divine, comme les astres dont elle est issue. Développé dans le Phèdre de Platon, cette doctrine est devenue, au début de notre ère, une opinion commune. Néanmoins, les gnostiques lui impriment leur marque spécifique double. Selon eux, la chute de l'âme est antérieure à la création du cosmos. Elle remonte à une catastrophe primordiale, survenue au sein du Plérôme, dans l'entourage même de Dieu. Alors que les idées divines se constituent en entités spirituelles appelées “éons”, qui célèbrent éternellement la gloire du Premier Père, l'une d'entre elles, qui s'est détournée de son rôle, est exclue de la plénitude de l’être. Son affliction donne naissance à la matière, où elle enfante un Démiurge qui façonne le monde visible. La création de l'homme, capable d'intelligence et de gnose, est une ruse de la Providence pour récupérer la lumière déchue.” (Ecrits gnostiques, La Pléiade, pp XIX-XX)
Voilà un bref résumé des origines de la dualité Esprit-matière et du mythe de la primauté de l’Esprit, dont il est si difficile à sortir.
La vie d'ici-bas est une déchéance : on y est jeté malgré soi ; on devient autre chose que ce qu'on était primordialement., cette aliénation équivaut à une sorte de captivité, d’où l’on on a besoin d'être racheté. Naître en ce monde de la génération conduit obligatoirement à la mort, à moins qu'on ne soit régénéré. L'agent de cette libération est avant tout la gnose, associé au bain baptismal.” (Écrits gnostiques, La Pléiade, pp XV-XVI)

Le moi qu'on se propose de connaître n'est pas le corps physique ni la personnalité passagère forgée par les contingences de la vie terrestre. C’est un moi essentiel, qui préexiste à la naissance et survit à la mort. Et si celui qui réussit à le connaître pénètre du même coup les abîmes incommensurable du Tout, c'est que le moi véritable est consubstantiel au Tout." (Écrits gnostiques, La Pléiade, p XVI)

Il y a en l'homme une étincelle divine [...] tombée dans ce monde soumis au destin, à la naissance et à la mort, et qui doit être réveillée par la contrepartie divine du Soi, pour être finalement réintégrée.” (Écrits gnostiques, La Pléiade, p XVII)
Tant qu’elle est ici-bàs, l’étincelle divine emprisonnée restera soumise à la Fatalité astrale ou à la Providence divine. La magie astrale, capable d’influencer l’harmonie céleste peut alors procurer du confort jusqu’au baptême et la gnose à laquelle il donne accès.
Cette gnose, qui affranchit de la ‘Fatalité astrale’, embrasse la destinée humaine dans son ensemble : avant, pendant et après l'existence terrestre.

Jusqu'au baptême, disent-ils, la Fatalité [astrale] est réelle, mais après le baptême, les astrologues ne sont plus dans la vérité. Ce n'est pas seulement le bain qui est libérateur, mais c'est aussi la gnose”. (Clément d’Alexandrie sur le cercle de Théodore, Écrits gnostiques, La Pléiade, p XV).
Il y a donc une gnose qui vise la connaissance de Dieu, dans le but d’une réintégration, d’un retour. Il est également possible de se servir de certaines parties de cette gnose pour des objectifs bassement “sublunaires”, qui relèvent de la Fatalité astrale. Une gnose appliquée à toutes fins utiles, si l’on veut. Cette gnose appliquée peut s’affranchir à des différents degrés de la finalité première de la sagesse divine, jusqu’à devenir science et technologie, où le divorce avec Dieu/Esprit et sa sagesse est quasi total.

Pour l’instant restons avec Seth et les Séthiens, qui nous serviront de modèle pour la transmission de la gnose, ce qui ne veut pas dire que ce soit le premier modèle ; tout simplement le mieux connu. On verra que ce modèle sera suivi, sciemment ou non, dans d’autres transmissions de type gnostique, qui n’appartiennent pas au gnosticisme historique, et que l’on trouve aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est de Babylone. Ces éléments peuvent être trouvés mutatis mutandis dans d’autres traditions “gnostiques” orientales (manichéisme, bouddhisme tibétain et notamment l’école des Anciens, Bön,...). Il suffit de lire le Dict de Padma (Padma Thang Yig), pour voir à l’oeuvre le Plérôme bouddhiste ésotérique décidant d’envoyer Padmasambhava en missionnaire.

Dans les traditions gnostiques, la sagesse divine parvient à l’homme à travers des révélations, ce n’est pas une sagesse que l’homme arrache aux dieux comme Prométhée. Dans le dualisme des systèmes de la Gnose, le Plérôme décide denvoyer des missionnaires pour récupérer et sauver les étincelles divines emprisonnées. Le Plérôme (l’Imaginal) est la “création” de la Mère divine (Barbélô), qui est elle-même la Pensée Première du Dieu suprême. La création du monde est un accident causé par Sophia. Des missionnaires (l’Eve spirituelle, Seth, ...[2]) sont nécessaires pour des missions de sauvetage, à coups de baptêmes et de gnose.

Comment savons-nous cela ? Grâce aux récits relatant la descente salvifique d’un missionnaire et sa transmission de la gnose. Le gnosticisme séthien est juif hellénistique à l’origine, mais l’influence platonicienne (sans apport chrétien[3]) est plus forte dans quatre traités séthiens. Les séthiens auraient cru que jésus fut une “réincarnation” de Seth. Je lis cela un peu partout, mais sans que la source de cette affirmation soit mentionnée[4]. Je la relève comme une croyance plus tardive (XIXème s.) très répandue néanmoins. Le Plérôme envoie bien des messies ou des “descentes salvifiques” (avatāra ?), mais des “réincarnations” ?

Pour revenir à la question, comment savons-nous cela, il y a des fictions qui entourent ces révélations. Un des quatre textes gnostiques platoniciens s’intitule “Les trois stèles de Seth”. L’auteur par attribution (Dosithée) aurait donc trouvé ces trois stèles matérialisées d’une matière inconnue contenant les instructions liturgiques en une écriture mystérieuse, que seul un sage gnostique saurait déchiffrer. Ce genre d’attribution en trois temps est très courant dans toutes les traditions de révélations. Ici, Seth grave des stèles et les cache pour qu’elles soient retrouvées (1). Le gnostique samaritain Dosithée, les retrouve et les communique aux élus (2). Un auteur anonyme ou connu compile, édite ou compose le texte de Seth, en y incluant les éléments de son origine et de sa transmission (3). Seth est le fils d’Adam, Dosithée était un contemporain de Saint Jean-Baptiste et le texte en lui-même daterait du IIIème siècle après J.C.[5]
La découverte et l'interprétation d'un écrit ancien est une fiction courante de l'ésotérisme. Par exemple, Zostrien (considéré comme un ancêtre de Zoroastre) raconte dans l’écrit gnostique qui porte son nom (IIIème s.) qu'après son voyage aérien et son retour dans l'atmosphère, il écrivait trois tablettes, qu'il laissa ‘pour instruire ceux qui devaient venir après’, ‘les élus vivants’ de ‘la sainte semence de Seth’ ” (Écrits gnostiques)
Ces élus sont justement les gnostiques séthiens. On voit le même procédé dans la tradition d’Hermès Trismégiste, qui grave son savoir sur des stèles qu’il cache par la suite[6]. Hermès Trismégiste est ainsi le premier maillon d’une chaîne hermétique (lignée).
“ « L'hermétisme est l'une des formes qu'a prises la piété hellénistique quand, fatiguée du rationalisme, elle s'est abandonnée à la révélation. » La branche principale de l'hermétisme est philosophico-théosophique ; les branches secondaires comportent des écrits qui se réfèrent à l'astrologie, à l'alchimie et à la magie. Le cadre de la révélation leur est d'ailleurs commun ; l'atmosphère spirituelle est la même ; toutes sont liées étroitement.” (Hermès trismégiste et l'occultisme R. P. Festugière, O. P. La révélation d'Hermès Trismégiste ; I. L'astrologie et les sciences occultes. Avec un appendice sur l'Hermétisme arabe, par L. Massignon Alfred Merlin)
J’écrirai un autre blog sur ce procédé de la révélation dans les traditions théosophiques etc. en Occident. J’observerai déjà ici que le même phénomène existe dans le bouddhisme tibétain. Quand des publications universitaires suivent à la lettre les diverses attributions d’auteur de ces révélations, pour les situer historiquement, cela peut poser problème. On voit bien pourquoi.

“L’hagiographie” gnostique de Seth, le fils d’Adam, se trouve dans le Livre sacré du Grand Esprit visible (écrit par le Grand Seth lui-même, ou par Dieu selon le scribe du manuscrit Nag Hammadi), lequel texte a d’ailleurs de nombreux liens avec l’hermétisme (p. 516). Elle raconte les interventions divines dans le monde d’en bas, où le Grand Seth doit apporter le salut en y répandant la semence de lumière et en y instituant un rite baptismal de régénération (EG, p. 513). Rappelons-nous au passage que le premier sens du mot sanskrit pour abhiṣeka (t. dbang) est “sacre ; eau lustrale ; ablution rituelle, bain rituel ; consécration” (Inria). Il faudrait comparer les récits relatant le Plérôme et l’envoi de descentes salvifiques des différentes traditions gnostiques génériques, pour déterminer les points communs et les différences.

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Le gnosticisme connaît également une sorte de notion des “trois cercles” (t. 'khor gsum) que l’on retrouve dans le bouddhisme du grand véhicule. Il s’agit des trois “sphères” de l’acte : l’objet, l’agent et l’acte (t. bya byed las gsum[7]).
Il y a une identité divine du connaissant (le gnostique), du connu (la substance divine de son moi transcendant), et des moyens par lesquels on connaît (la gnose en tant que faculté divine implicite qui doit être réveillée et actualisée).” 

[1] Les Trois Stèles de Seth, p. 1238

[2]L’Eve spirituelle ravive en Adam la connaissance de l'image divine d'où il est issu, puis elle lègue cette illumination à l'humanité ultérieure, grâce à Seth, le fils d'Adam, et à sa progéniture, “la semence de Seth.” (Ecrits gnostiques, La Pléiade, p XL)

[3]Le rapprochement entre les séthiens et les cercles platoniciens tient sans doute au rejet, par les Eglises chrétiennes, de leur thèse christologique : l'identification du Christ au fils préexistant de Barbélô et de l'Esprit invisible, et celle de Jésus à Seth, sous les traits de qui Barbélô aurait accompli sa troisième et dernière descente salvifique.”

[4] Dans les Ecrits gnostiques de la Pléiade, on lit que Seth s’est incarné en Jésus (p. 512), et non réincarné. Il arevêtu Jésus le Vivant.

[5] Ce texte avec deux autres avait été réfuté par Plotin entre 244 et 269. (Écrits gnostiques, p. 1223)

[6] SH, XXIII,6. Hermès Trismégiste: Le messager divin, Anna Van den Kerchove

[7] Dans le cas de la connaissance, ce serait shes bya, shes byed et shes pa.

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