jeudi 17 octobre 2013

La Plénitude : une vacuité bien remplie



Le mot gnose signifie « connaissance ». Une connaissance de soi[1] et une connaissance de Dieu qui ne font qu’un, mais que l’on ne peut atteindre que par un troisième type de gnose qui est la connaissance de la voie, révélée par le Sauveur.
« La gnose est donc une voie qui mène d’un point à un autre, du chaos amer, où l’âme est captive de la matière, jusqu’au Père qui a envoyé Jésus. L’itinéraire, à la fois spatial et mythique, parcourt en sens inverse les mondes, c’est-à-dire les sphères planétaires, et les mystères astraux et supracélestes, que la Sauveur a traversés pour venir ici-bas. »[2] 
Le Livre de Thomas (II, 7) dit que « …qui ne s’est pas connu n’a rien connu, mais celui qui s’est connu lui-même a déjà acquis la connaissance de la profondeur du Tout. »[3] De la même façon que le soi à connaître n’est pas le corps physique ni la personnalité passagère, mais un « moi essentiel », le Tout « n’est pas l’univers matériel, fini et passager, mais le Plérôme divin, monde supérieur et transcendant, source et déploiement de l’Être absolu. » La « gnose » concerne donc la connaissance du moi essentiel et du Plérôme divin/Dieu (≈ T. dkon mchog spyi 'dus). Et comme mentionné ci-dessus, la gnose est surtout la connaissance de la voie qui conduit à cette double connaissance. Une voie de la gnose révélée par un Sauveur, envoyé par le Plérôme. « Il y a en l’homme une étincelle divine […] tombée dans ce monde soumis au destin, à la naissance et à la mort, et qui doit être réveillée par la contrepartie divine du Soi, pour être finalement réintégrée. »[4] Et cette idée serait à l’origine une « conception chaldéenne adoptée par les ‘maguséens’, des mages iraniens émigrés qui propagent en Mésopotamie et en Asie Mineure un mazdéisme syncrétique. » Ils auraient transmis aux pythagoriciens « la conviction que l’âme est immortelle et divine, comme les astres dont elle est issue ».[5]

Le terme plérôme ou plérome signifie chez les gnostiques « Plénitude », la « plénitude divine dont les êtres spirituels sont l'émanation » (Atilf), « le monde céleste, formé par l"ensemble des Éons que le gnostique atteindra à la fin de son aventure terrestre » (Wikipédia).
« Dans la langue des gnostiques, plèrôma dénote deux idées principales. D'une manière générale, il signifie la plénitude des perfections et attributs divins, en contraste absolu, comme terme positif, avec l'aspect négatif de la Déité ineffable dont nul esprit humain ne peut former un concept défini. En second lieu, il désigne le Monde Idéal, l'archétype et le modèle parfait caché au ciel, dont toute manifestation phénoménale subséquente est une copie imparfaite. »[6] 
La Déité ineffable correspond au premier niveau de la triade Inengendré – Barbélo – Autogène. Le deuxième niveau, Barbélo, la Mère céleste est la génitrice de la Plénitude (plérôme), le monde idéal parfait caché au ciel. L’autogène est l’être autoengendré qui s’occupera du salut et des Sauveurs. Les Sauveurs ont pour mission de sortir les êtres captifs dans la matière, c’est-à-dire dans les mondes impurs (T. ma dag pa S. aśuddha), et de les conduire aux mondes purs (T. dag pa) qui participent de la Plénitude, le plérôme.

La vision de la Plénitude, la création pure (T. dag pa S. śuddha) est uniquement accessible à des « gnostiques », à ceux qui, ayant été initiés à la gnose de la voie, arriveront à la gnose du moi essentiel et de la Plénitude (de Dieu).[7]

La création chez les gnostiques, les manichéens, les néoplatoniciens, comme d’ailleurs chez les shivaïstes, les bönpos et les bouddhistes « gnostiques » est en fait une émanation, un trop plein d’être (dyade, la Base etc.), dont les reflets induisent en erreur les êtres qui ne les (re)connaissent pas. L’idée d’une création, et d’une création pure (plénitude), ne peut pas être dissociée d’une mythologie, c’est-à-dire, d’une cosmogonie, une théogonie et une généalogie. Si la plénitude n’était pas peuplée de dieux et d’êtres surnaturels, en quoi consisterait-elle ?

Il y a eu des tentatives, au sein des religions établies mêmes, de dire que la connaissance du moi essentiel et de « Dieu » (Déité ineffable) était suffisante, pour être sauvé. Même en restant toujours en compagnie de prisonniers d’une création impure. C’est la voie mystique, une voie de silence dans un monde de brutes.

Si les dieux peuvent avoir un trop plein d’être, les humains, qui n’ont pas d’être par eux-mêmes, ne peuvent avoir qu’un trop plein d’images. La Nature a horreur du vide et un vide ça se remplit, de plénitude. Est-ce par une sorte de nostalgie de temps et d’archétypes anciens ? Est-ce parce que l’idée de retourner après sa mort dans un endroit accueillant est réconfortant ? Est-ce parce que c’est plus motivant de faire le bien ici bas, quand on sait que cela servira à quelque chose là-haut ? Le fait est que les voies mystiques ont du mal à durer. Elles passent et repassent de temps en temps comme des comètes, puis le vide et le silence qu’elles proposent se remplissent de nouveau « de plein », de sons et de visions.

A la mahāmudrā et au dzogchen « radical » ont suivi une mahāmudrā et un dzogchen qu’on pourrait qualifier de « gnostique », car ils repeuplent la vacuité et donnent accès à la Plénitude. Le tout évidemment baignant dans de la mythologie, avec des émanations, des sauveurs, et de tout ce qui vient avec des transmissions de la gnose de la voie.

Le dzogchen « radical » peut se résumer en la formule attribuée à Garab Dordjé « Les trois vers qui touchent au point-clé » (T. ཚིག་གསུམ་གནད་བརྡེགས)[8], dont on peut trouver une explication ici. Patrul Rinpoché a écrit un commentaire sur ces trois vers.[9] Dans ce commentaire, Patrul rinpoché explique que ces trois vers sont « l’épitomé des enseignements dzogchen de la Percée (T. khregs chod, « éradication de la rigidité »).[10] Ce n’est alors plus que la première branche plutôt « mystique » d'un dzogchen nouveau qu’on peut qualifier de « gnostique ». L’autre branche du dzogchen nouveau est justement la Section des transmissions (T. man ngag sde), qui concerne les instructions capables de conduire les initiés à la Plénitude (plérôme). Il s’agit des instructions relatives à l’Essence séminale du Cœur » (T. snying thig). Cette deuxième branche est appelée le Franchissement du Pic (T. thod brgal). C'est à cause d'elle, que le dzogchen est supérieur.

Ces instructions sont principalement attribué au Sauveur Padmasambhava et ses disciples. Le Dict de Padma (T. pad+ma bka’ thang) raconte comment le Plérôme décida d’envoyer Padmasambhava pour combler le vide apparu après la mort du Bouddha, jusqu’à l’avènement de Maitreya, le Sauveur suivant.

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[1] « Le moi qu’on se propose de connaître n’est pas le corps physique ni la personnalité passagère forgée par les contingences de la vie terrestre. C’est un moi essentiel, qui préexiste à la naissance et survit à la mort. » Introduction, p. xvi

[2] Écrits gnostiques, Introduction, pp. xvi-xvii

[3] Écrits gnostiques, Introduction, p. xvi

[4] Propositions concernant l’usage scientifique des termes gnose, gnosticisme, dans Bianchi éd. Le origini dello gnosticismo, p. xxiii-xxiv. Cité dans Ecrits gnostiques, la Pléiade, p. xviii

[5] Écrits gnostiques, Introduction, p. xix

[6] Wikipédia traduisant une citation de A Coptic Gnostic Treatise, The University Press, 1933, p. 17-18, de C. A. Baynes.

[7] Épître aux Éphésiens, III, 19 "Ainsi, vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu'est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu."

[8] 1. Introducing directly the face of rigpa in itself. 2. Decide upon one thing, and one thing only. 3. Confidence directly in the liberation of rising thoughts. Ngo rang thog tu sprad// thag gcig thog tu bcad// gdeng grol thog tu bca'/

[9] Intitulé mkhas pa shri rgyal po'i khyad chos. Traduction anglaise publiée dans Primordial Purity (Halifax: Vajra-Vairochana Translation Committee).

[10] « The epitome of the Great Perfection teachings of Cutting through Solidity. » Wisdom Nectar: Dudjom Rinpoche's Heart Advice, de Bdud-ʼjoms ʼJigs-bral-ye-śes-rdo-rje, p. 415

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