«... la faculté que possèdent les êtres unicellulaires à réagir au milieu ambiant, par un réflexe d'excitabilité-réactivité qui a un sens : celui de la satisfaction. L'amibe absorbe un corps étranger s'il peut lui servir, et se ferme devant celui qui risque de lui nuire. Au fil de l'évolution, cet acte réflexe s'est ralenti, il y a eu un décalage temporel entre l'excitation et la réaction. L'information venue de l'extérieur s'est transformée en images mentales chargées d'émotion, grâce à l'aptitude croissante du vivant à retenir volontairement l'énergie produite par les excitations du monde extérieur. L'imagination est née, faculté de se représenter mentalement le monde extérieur et d'en jouer (le chat rêve qu'il chasse une souris). Ce jeu imaginatif est appelé par Diel la " délibération. » [En Marge, Martine Marie-Céleste Castello]
Ces deux pulsions, manger ou fuir, l’attaque et la fuite, sont les moyens les plus efficaces pour sauvegarder l’unité de l’organisme. En fonction de la pulsion la plus forte, on va de l’avant ou l’on recule, attirance ou aversion. Elles peuvent aussi être de force égale, plus ou moins intense, produisant indifférence ou stupeur, de l’immobilité. Ces pulsions préconscientes disparaissent en cas de satisfaction du besoin fondamental. On pourrait dire qu’elles sont comme les ingrédients principaux de l’instinct de survie de l’individu. La survie de l’individu dépend de sa nutrition et la survie de l’espèce également de sa propagation. La chance de survie des individus vivant en société est plus grande que celle des individus vivant en solitaire. La vie en société semble donc être un prolongement logique (mais où se situerait celle-ci ?) de l’instinct de survie.
La société est comme une extension de l’individu, mais dans laquelle celui-ci perd en importance. Les décisions de survie, prises au niveau individuel, sont augmentées de décisions de survie au niveau du groupe. Pour que le groupe puisse exister en tant que tel, les individus doivent faire des sacrifices par rapport à leurs besoins de survie individuelle. Les décisions relatives à la survie de groupe prennent le dessus par rapport aux décisions relatives à la survie individuelle. Comment s’intègre cette nouvelle donne de l’appartenance, d’un instinct ou d’une notion d’appartenance ? La coexistence de l’individu et du groupe. Comment le groupe peut-il agir comme un seul individu ? C’est quelque part ici que doit se situer l’apparition simultanée de la conscience et du langage. Peuvent-ils exister l’un sans l’autre ? Le langage et la conscience ne seraient-ils pas un phénomène collectif ? La pensée n’a pas lieu (uniquement) dans un cerveau singulier mais dans un réseau symbolique/imaginaire qui a besoin de plusieurs cerveaux pour exister[1]. La conscience et le langage auraient-ils pu apparaître sans cela ? On peut les abstraire de ce phénomène collectif, on peut encore abstraire le langage de la conscience, mais est-ce réaliste ? Et dans quel but ? Ce qu'on arrive à isoler intellectuellement, peut-il exister voire pré-exister de façon isolé ? S'il ne le peut, peut-il être considéré comme une cause première ? Un bouddhiste comme Śantideva (Bodhisattvacaryāvatara, chapitre 8) propose d’aller vers l’avant, dépasser l’individu, au lieu de revenir en arrière.
Le couple attirance-aversion de l’instinct de survie est à l’origine de l’émotivité. Celle-ci servait originellement à agir, et à agir rapidement, mais elle s'est complexifiée avec l’évolution de l’être humain.
« Les sentiments multiples de l’homme ne cherchent plus occasion de décharge ; ils se trouvent liés, par représentation imaginative, à des objets précis et à des situations déterminées. »[2]L’amour est un développement de l'attirance, la haine de l’aversion. L’empathie et la compassion sont peut-être un développement de l'instinct de groupe… Mais ces sentiments sont des formes évoluées des instincts. Selon Freud, la « réalité » se passe au niveau des instincts. Si le bonheur est la satisfaction des instincts,[3] le bonheur d’un individu membre d’un groupe passe par la satisfaction de ses instincts, y compris de celle de l’instinct de groupe. Devant l’impossibilité de toujours satisfaire les instincts, une des réponses de la sagesse orientale fut, selon Freud, la volonté de tuer les instincts, sinon de les maîtriser. Aurait-il approuvé l’idéal du bodhisattva, qui sublime l’instinct de groupe ? Très probablement non.
« Mais on peut aller plus loin et s’aviser de transformer ce monde, d’en édifier à sa place un autre dont les aspects les plus pénibles seront effacés et remplacés par d’autres conformes à nos propres désirs. L’être qui, en proie à une révolte désespérée, s’engage dans cette voie pour atteindre le bonheur, n’aboutira normalement à rien ; la réalité sera plus forte que lui. Il deviendra un fou extravagant dont personne, la plupart du temps, n’aidera à réaliser le délire. » « Or les religions de l’humanité doivent être considérées comme des délires collectifs de cet ordre. »[4]Si les émotions positives (amour, empathie, compassion) [≈software] sont construites à partir des instincts binaires [≈firmware], est-il réaliste de vouloir éliminer ces instincts tout en préservant les émotions positives ? L’amour, l’empathie et la compassion sont-elles possibles sans ces instincts primitifs (et constitutifs) ? Est-il alors logique que l’idéal du bodhisattva, tout comme l’idéal du renonçant, prône l’éradication totale des kleśa/instincts ? C’est la théorie de la vacuité qui apportera la réponse. Il n’en reste pas moins, que l’éradication des kleśa reste très officiellement inscrite dans le cursus du bodhisattva. Les tantras s'y prendront différemment.
L'instinct de survie narcissique primitif revisité par Facebook :
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Photo : Amibe prenant un bain
Le cerveau social (en anglais)
[1] Tom Pepper
[2] Paul Diel, Culpabilité et lucidité, p. 122
[3] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, p. 23
[4] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, p. 27
heureux de retrouver ici deux citations de Diel dont j'ai pu apprécier jadis la lumineuse pensée. par contre je trouve que vous glissez très rapidement vers un concept qui me surprend un peu : instinct de groupe qui mériterait d’être plus approfondi ... chaleureuses admirations agni
RépondreSupprimerComplètement d'accord avec vous. C'est un raccourci, tout comme mon résumé de Diel d'ailleurs. J'entrevoyais que c'était trop vaste comme sujet. J'ai pas mal d'idées, mais j'y reviendrai. Merci.
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