Affichage des articles dont le libellé est immortalité. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est immortalité. Afficher tous les articles

mercredi 28 août 2013

Mystères et initiations



Les mystères s’inscrivent sans doute dans le passage de la magie antique à la magie naturelle. Après avoir prié ou contraint (à travers les formules ou les rites) les dieu ou les démons à faire ce qu’ils veulent réaliser, les hommes se réalisent qu’ils peuvent, eux aussi, connaître directement les vertus occultes des choses.[1] Les mystères sont peut-être un stade intermédiaire. Des hommes sont initiés aux secrets de l’immortalité etc. principalement par des démons ou des demi-dieux. Hérodote considère que les mystères d’Osiris en Egypte sont les précurseurs de mystères comme ceux de Déméter et de Perséphone, de Dionysos, d’Orphée et d’Eleusis en Grèce. Dans les mystères, les hommes jouent le rôle des dieux, deviennent l’égal des dieux, après une purification préalable et une initiation.

On a trouvé des lamelles d’or dans les tombeaux d’initiés sans doute, aux mystères orphiques peut-être, qui contiennent des instructions pour le voyage d'outre-tombe. Sur une lamelle d’or provenant de Pételia près de Crotone, on peut lire ainsi :

« A gauche de la demeure d’Hadès, tu vas trouver une source près de laquelle s’élève un cyprès blanc.
De cette source, il ne faut pas t’approcher trop près.
Puis tu en trouveras une autre, qui vient du lac de Mémoire.
Son eau fraîche coule avec rapidité et, devant elle, se dressent des gardiens.
Alors prononce ces mots : Je suis l’enfant de la Terre et du Ciel étoilé,
Mais ma véritable origine est le Ciel, vous le savez bien.
A présent, je suis desséché par la soif, à en mourir. Donnez-moi vite
L’eau fraîche qui coule hors du lac de Mémoire. »

Et sur une autre lamelle :

« ... j’ai payé le prix d’actions injustes...
Je suis sorti du cycle monotone, désolant,
Je me suis avancé d’un pas rapide vers la couronne désirée,
Je me suis plongé dans le sein de la Souveraine, de la Reine d’Hadès,
Et d’elle, de Perséphone la bienfaisante,
J’attends, en suppliant, qu’elle m’ouvre le séjour des Bienheureux. »[2]

A creuser le rôle de l'eau comme l'image de l'immortalité dans les religions.
Jean 4.13
Jésus lui répondit: «Toute personne qui boit de cette eau-ci aura encore soif.
4.14 En revanche, celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif et l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle.»

Le mot charia est dérivé de la racine arabe šarʿ, qui signifie à l’origine « la voie qui mène à l’eau », ce qui peut être interprété comme « la voie qui mène à la source de la vie ».

L'image qui revient souvent dans les Distiques est celle d'une gazelle assoiffée.

Shavripa N° 39.

"Telle une gazelle [assoiffée] victime de sa méprise
Poursuit le mirage d’un oasis
Certaines personnes confuses sont assoiffées par le désir
Plus ils désirent, plus ils s’éloignent du but."

ཇི་ལྟར་རི་དྭགས་འཁྲུལ་པས་གདུངས་པ་ཡིས།
སྨིག་རྒྱུའི་ཆུ་ལ་རབ་ཏུ་རྒྱུག་པར་ལྟར།
རྨོངས་པ་པ་འགའ་ཞིག་འདོད་པས་རབ་གདུངས་པས།
ཇི་ལྟར་འབད་ཀྱང་སླར་ནི་རིང་བར་འགྱུར།


Saraha DKG n° 56
"Celui qui ne boit pas rapidement l'eau d'immortalité de l'Instruction du Maître [intérieur]
Ne boira pas cette eau dont la fraîcheur dissipe le désir ardent
Au milieu de la misère des traités aux nombreuses interprétations
Il ne peut que mourir de soif et de chaleur dans ce désert."

།གང་ཞིག་བླ་མའི་མན་ངག་བདུད་རྩིའི་ཆུ།
།གདུང་སེལ་བསིལ་བ་ངོམས་པར་མི་འཐུང་བ།
།དེ་ནི་བསྟན་བཅོས་དོན་མང་མྱ་ངན་གྱིས།
།ཐང་ལ་སྐོམས་པས་གདུངས་ཏེ་འཆི་བར་ཟད།


Et, adressé à ceux qui recherchent un nectar de l'immortalité :
DKG n° 91
Ignorant que le monde entier (S. sakala) est son propre reflet (T. rang bzhin ≠ S. rūpaṇa).
Celui qui atteint la félicité universelle pendant la phase du kunduru[3] (S. kunduru)
Il sera comme celui qui, assoiffé, court après un mirage".
Il mourra de soif ; trouvera-t-il ainsi l’eau de l'éther ?[4] 

།མ་ལུས་རང་བཞིན་གང་གིས་མི་ཤེས་པ།
།ཀུན་ཏུ་རུའི་སྐབས་སུ་བདེ་ཆེན་སྒྲུབ་པ་ནི།
།ཇི་ལྟར་སྐོམ་པས་སྨིག་རྒྱུ་སྙག་པ་བཞིན་དུ།
།སྐོམ་ནས་འཆི་ཡང་ནམ་མཁའི་ཆུ་རྙེད་དམ།

Il semblerait que pour Saraha et Advayavajra, "les mystères" ne soient que des mirages, le commentaire explique "Il n'arrivera pas à se désaltérer avec des images de l'eau qui ne sont pas l'eau véritable." 

***

[1] Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123

[2] Traductions des lamelles, Trois mystiques grecs, Simonne Jacquemard, p. 120-122

[3] Litt. Résine. Langue crépusculaire pour désigner l’union des deux substances génésiques, appelée « union indéfinissable ». Source : Alex Wayman, Buddhist Tantra and Lexical Meaning. Les premiers adeptes de la Mahāmudrā recherchaient cette « résine » pour trouver un corps divin immortel.

[4] Apb. mara sosena bhajjalu kahi pābaī/ mriyate śoṣa nabhas jalu kasmin prāpnoti/

samedi 23 février 2013

Les deux sources de l'immortalité (au Tibet)



La quête de l’immortalité existe depuis que l’être humain avait pris conscience de sa mortalité et cherchait à y échapper. Par tous les moyens. Partout, chacun y allant de sa méthode, s’échangeant les méthodes. La mortalité fait naître l’idée d’immortalité et celle-ci nourrit l’imagination. L’imagination inspire à faire bouger les limites et comble l’écart entre le désir et la réalité.

l’Éveillé avait enseigné les quatre vérités, dont la première pose la mort inéluctable pour tout ce qui est né. Pour ne pas mourir, il faut ne pas naître. Ou si on est né, ne pas s’identifier aux skandha et ne pas se les approprier. Ceux qui étaient attachés à leur corps (rūpa) et à leur personne (nāma) ont néanmoins cherché des moyens pour préserver leur corps et/ou leur personne, d’une façon ou d’une autre, par l’imagination et/ou concrètement.

l’Éveillé a démontré le rôle de la soif (P. taṇhā S. tṛṣṇā) dans l’origine de l’asservissement et de la souffrance. La soif peut se rapporter à trois choses. Il y a la soif de choses sensibles (S. kāma-tṛṣṇā), la soif d’existence/de devenir (bhava-tṛṣṇā) et la soif de non-existence (vibhava-tṛṣṇā). Trois sortes de soif qui asservissent et qui font que l’on n’est pas libre. A ces trois sortes de soif correspondent trois plans, trois logiques dans lesquelles elles font entrer : le plan sensible (S. kāmadhātu), le plan des formes (S. rūpadhātu) et le plan sans formes (S. arūpyadhātu). Elles conduisent à une existence dans un des trois plans du triple univers. Il me semble que la quête de l’immortalité (l’immortalité de quoi ?) peut se classer dans la soif d’existence. Et la soif d’extinction (extinction de quoi ?) dans la soif de non-existence. Le bodhisattva n’est asservi ni à la soif de choses sensibles, ni à la soif d’existence, ni à la soif de non-existence.

Le Tibet, situé sur la route de la soie, était le voisin de deux grandes nations de chercheurs d’immortalité et était lui-même féru de la chose. L’Inde et la Chine étaient très au fait de la recherche des uns et des autres dans cette matière et suivaient leurs derniers développement avec le plus grand intérêt. L’imagination explore les possibilités suggérées par la mythologie que la réalité tente de suivre tant bien que mal. Le breuvage d’immortalité des dieux devient le fluide vital qui est la substance de l’univers. Prāṇa, rasa ou kula chez les uns, qi chez les autres. Cette substance a une double origine, comme celle qui est à l’origine de l’être humain. Elle se fractionne en les cinq éléments en façonnant le monde et les corps. Mais ce que produit le fractionnement multicolore est déjà un chant de cygne, ou un feu d’artifice. Il faut revenir en arrière pour trouver l’immortalité, qui est un recommencement éternel.

Il est difficile de savoir comment se sont échangées les différentes théories et pratiques d’immortalité, et où elles ont pris naissance. Mais l’étymologie et les légendes semblent pointer vers la Chine pour l’origine de l’approche alchimique, à coups de souffre et de mercure, dans toutes les déclinaisons. Il y a aussi des indications que la « pratique de la Chambre à coucher » (fang-tchong) serait plutôt d’origine chinoise. Elle est appelée « pratique chinoise » (S. cīnācāra) en Inde. Dans un des yāmala, le Rudrayāmala (12-13ème siècle), on voit mis en scène, non sans humour, le sage brahmane orthodoxe Vasiṣṭha aller en Chine majeure (mahācīna), sur les instructions du Bouddha, afin d’y apprendre « la pratique chinoise » (S. cīnācāra) dans le culte de la déesse Tārā. Les taoïstes chinois ont encore une troisième méthode, le « cinabre intérieur » (nei-tan) qui est plus interne, plus « yoguique ».

En Inde, on retrouve les mêmes trois tendances. L’approche plutôt alchimiste des (rasa)siddha. L’approche kaula de type « chambre à coucher », puis l’approche haṭhayoguique[1] des nāths. Matsyendra, l’auteur du Kaulajñānanirṇaya, fait déjà la synthèse de l’approche siddha (alchimiste) et de l’approche Yoginī (kula). Les nāth siddha, mouvement fondé par Gorakṣa/Goraknāth, forment une confrérie hostile aux femmes[2], qui exclue l’approche de la « chambre à coucher » tout en l’intériorisant. Cette approche de l’immortalité (alchimique, interne et sexuelle intériorisée) cadre mieux avec la vie monastique bouddhiste[3]. Elle a eu une grande influence sur le bouddhisme tibétain entre le 12ème et le 16ème siècle par des visites de nāth yogis au Tibet. Les théories et les pratiques de la recherche de l’immortalité à l’aide d’une femme réelle au Tibet peuvent avoir une origine indienne (Yoginī-Kula) et chinoise. L’origine indienne est recherchée et considérée comme authentique. L’origine et l'influence chinoise sont inavouables. Mais l’ancienneté de la « pratique chinoise » par rapport à la pratique indienne semble établie. Il est difficile de croire que les empereurs tibétains n’étaient pas intéressés par l’immortalité, et qu’ils n’étaient pas au courant de la quête de l’immortalité des empereurs voisins, qui échangeaient des méthodes avec les indiens.

Afterthought : la recherche de l'immortalité à l'aide d'une femme réelle cadre mieux avec le taoïsme. La pratique Yoginī-Kula indienne n'était "au départ" (sans doute un départ mythologique) que possible avec des êtres surnaturels (Ḍākinī, Yoginī, Mères,et autre yakṣī), qui étaient attirés par des rituels à l'aide de mantras. Il est alors précisé qu'à défaut d'êtres surnaturels, tout être (féminin) se pointant (et donc attiré par les mantras) peut être utilisé comme tel. Dans le Yoginī-Kula indien, la "femme réelle" est donc un partenaire par défaut. Ce sont les mantra qui transforment la mudrā en mahāmudrā. La pratique indienne est encore proche de la magie classique, tandis que la pratique chinoise s'approche de la magie naturelle.    

***
Illustration : Les seize arhats (lohan) à Kagyu Macang Monastery (Fu Hi Si).

[1] « Le Haṭha Yoga est un développement ultérieur du Yoga classique, le yoga « à huit branches » ou aṣṭanga yoga exposé par Patañjali. Il se rattache au tantrisme, comme le fait valoir une autre étymologie qui voit en ha le soleil et en ṭha la lune, le but ultime du Haṭha Yoga étant d’opérer l'union du soleil et de la lune, de śakti et de Śiva, de l’Énergie et de la Connaissance. Pour ce faire, il présente un ensemble de techniques permettant d’expérimenter cette union et cette dissolution dans l’Absolu à partir du corps conçu comme identique au macrocosme. La maîtrise progressive par le yogi des processus physiologiques et mentaux est donc censée mener à une égale maîtrise des phénomènes naturels et, de là, à l’acquisition de ces fameux « pouvoirs » (siddhi). Dans ce corps ainsi dépourvu de limite, l'adepte, en associant certaines postures avec le contrôle du souffle qui circule dans les canaux (nādi) de la physiologie mystique, est dit dans l’état de réveiller la kuṇḍalinī, c’est-à-dire d’éveiller en lui-même l’énergie cosmique représentée comme un serpent femelle endormi et lové à la base de la colonne vertébrale. Cette énergie se dresse alors et remonte la suṣumnā, le canal central du corps subtil. Ce canal est bloqué en différents points par les cakra, les « roues », les centres qui s’étagent depuis la base et le mūlādhāra cakra jusqu’au centre supérieur, le lotus à mille pétales (sahasrāra) qui est ouverture sur le brahman » (brahmarandhra). Imaginés comme des lotus sur lesquels se placent les divinités, ces cakra sont liés aux éléments et expriment les potentialités présentes dans le corps du Yogi. La montée de la kuṇḍalinī permet l’épanouissement de ces virtualités, puis leur dépassement pour aboutir au stade ultime, la fusion avec Śiva. Energie et connaissance ne font alors plus qu’un et le yogi atteint à la fois l’absolu de la transcendance et l’immortalité d’un corps devenu parfait. » Itinérance et vie monastique: les ascètes Nāth Yogīs en Inde contemporaine, p. 9-10

[2] Goraknāth serait né miraculeusement par une poignée de cendres donnée à une femme stérile. Et il aurait sauvé son gourou Matsyendra des mains de femmes amazones, qui le retenaient. Deux éléments légendaires indicatifs d’une reforme.

[3] « les Nāth Yogis refusent l’accès de la secte aux laïcs, maîtres de maison ordinaires, mais reconnaissent aux descendants des Yogis « déchus » le droit de cumuler vie dans le monde et appartenance à la secte, y compris dans sa dimension sotériologique. »

mercredi 5 décembre 2012

Entre le yoga et l'alchimie



La Maitrāyanī upaniṣad[1] semble être partiellement en dialogue avec un bouddhisme, et assez tardif. Le dialogue se passe entre le sage Śākyāyana et le roi Brihadratha du clan d’Ikṣvāku (« canne à sucre »). Dans les Purāṇa, la dynastie d’Ikṣvāku est celle des grands figures mythologiques et historiques. Le prince Rama en fait partie, tout comme le bouddha Gautama et son fils Rahula selon les bouddhistes. Au début du dialogue, le roi Brihadratha[2] semble partir d’un point de vue plutôt bouddhiste. Marqué par le caractère transitoire des choses, il demande au sage de le sauver. Celui-ci va lui enseigner que l’Atman est son propre soi. – De quel soi parles-tu, ô vénérable ? demande le roi, qui dans son milieu avait dû entendre plutôt parler d’une absence de soi (P. anatta). Le sage Śākyāyana lui enseigne alors la doctrine du sage Maitrī, l’Amical, « l’auteur du Maitrayani Samhita, auquel est adjointe la Maitrāyanī upanishad ; il fonda une nouvelle école (Shakha) du Krishna Yajur Véda, le Maitrāyana qui est l'une des six écoles védiques du Yajur Véda toujours existantes de nos jours. »[3] Le message principal de cette upaniṣad ce sont « les concepts d'Atman et de Brahman, la primauté du Prana dans l'éveil de la conscience, et la fonction réunificatrice du Pranava Om ». Elle enseigne un yoga à six branches.

Le Soi dont parle Shakayanya, qui suit le sage Maitrī, est « l’Immortel, le Sans-peur, Brahman », que l’on peut atteindre en s’appuyant sur le souffle (prāṇa). Cette science de Brahman (brahmavidyā) est la gnose de toutes les upaniṣad telle qu’elle fut élucidée par le vénérable Maitrī. Elle enseigne ainsi le Soi, l’Immortel, le Sans-Peur, le Brahman :
« 4. "Celui qui est réputé éminent et transcendant la vie dans le monde, se tient comme les ascètes, au-dessus et par-delà les impressions sensorielles; c'est lui qui est pur. immaculé, qui est vacuité (shunya), qui est paisible, dont le souffle est imperceptible, qui est dénué du sens de l'ego, infini, impérissable, stable, éternel, non-né, libre, établi en sa propre majesté, et c'est lui qui emplit ce corps-ci de conscience, le fait se tenir debout, est celui qui l'anime."
5. "Certes, cet Etre subtil, insaisissable, invisible, qui est appelé le Purusha, dépose une parcelle de lui-même dans ce corps à son insu, de même que dans le cas d'une personne endormie, l'éveil se prépare à son insu. Mais cela, qui est également ce pur esprit, présent en tout homme, est le connaisseur du champ (kshetrajna), qui se fait connaître au moyen de la pensée (manas), de la discrimination (buddhi) et du sens de l'ego (ahamkarà), de même que Prajapati se fait connaître sous le nom de Totalité universelle (viśvā). Et c'est à travers lui (Prajapati) en tant que conscience, que ce corps est empli de conscience, se tient debout et est animé." » 
L’Etre subtil anime le corps comme Prajapati, l’Homme cosmique résidant au sein du soleil, anime l’univers à l’aide de cinq souffles (prāṇa). En se divisant en cinq souffles, Prajapati « se dissimula dans la cavité du cœur (hridaya guha) »[4], véritable centre de l’espace, tout en se manifestant en toute chose, comme il ressort de l’Hymne à l’Etre universel.[5] C’est à ce Seigneur de la Totalité que s’adresse le culte, le sacrifice intérieur. Tout ce qui est ingéré ainsi que toutes les jouissances lui sont destinés.
« Comme un souffle de vie, comme un feu, l’Atman suprême
Repose en moi sous forme de cinq souffles,
Lui, qui consomme tout, qu’il soit satisfait,
Et qu’il satisfasse l’univers entier. »[6]
Ce Seigneur, qui est le conducteur du chariot, le corps, et qui en tient les rênes réside dans le cœur. Et c’est là, que le yogi, le roi Brihadratha dans ce cas, peut s’unir à lui à l’aide d’un sextuple yoga[7] ainsi que par l’offrande au feu (hotra, homa) intériorisée ou spiritualisée dans un sacrifice offert au feu (digestif) du prāṇa (prāṇāgnihotra).

Tournons-nous vers le taoïsme. « Le Tao a engendré l’Un, l’Un a engendré le Deux, le Deux a engendré le Trois, le Trois a engendré dix mille êtres. »[8] Le souffle primordiale n’a qu’une nature, dont le Ciel et la Terre (yin et le yang) sont deux fondements, dont l’harmonie fertile est le Trois, l’Homme, le monde défini. Le yin céleste est ombre, froid, repos, mort, féminité et contraction et le yang terrestre lumière, feu, vie, masculinité et expansion. Deux forces opposées, deux souffles.
« Le yin et le yang se transformèrent et formèrent les Cinq Agents qui sont le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les appelle aussi les Cinq Souffles. »[9] La théorie des Cinq Agents rend compte de la croissance et de la décroissance des êtres et des choses. Chaque Agent est susceptible d’être « conquis » ou détruit par celui qui est plus fort que lui : le Bois par le Métal, celui-ci par le Feu ; ce dernier par l’Eau et celle-ci par la Terre, que le Bois peut vaincre (cet ordre de destruction se trouve à partir de l’ordre d’engendrement en sautant une « génération ». [10] Les cinq Agents sont divinisés sous diverses formes. 


L’œuvre alchimique taoïste reproduit à l’intérieur du corps, le processus cosmique de l’Homme, produit du Ciel et de la Terre. Le candidat à l’immortalité reconstitue à cet effet un athanor, un fourneau à combustion lente, dans lequel est cuit l’élixir de l’immortalité (amṛta, soma) à partir de cinq ingrédients associés aux Cinq Agents. Le corps alchimique reproduit le cosmos tripartite (Ciel, Terre, Homme) et se divise en trois « champs de cinabre », le Ciel en haut, la Terre, contenant la force vitale, en bas et l’Homme, l’Harmonie centrale ou le Cœur vide, entre les deux.
« Ces champs de cinabre gouvernent les vingt-quatre souffles du corps qui correspondent aux vingt-quatre « souffles » de l’année (un par quinzaine) et aux vingt-quatre constellations zodiacales. Ils témoignent dans le corps de la présence des trois Seigneurs énonciateurs des Textes sacrés avant la formation du monde. »[11] 
Ce corps cosmicisé est habité par les même dieux que ceux « à l’extérieur ». Les esprits du corps sont des gardiens qui doivent fermer les orifices du corps « par où s’engouffrent des souffles mortels et peuvent s’échapper les esprits, afin d’en faire un athanor étanche, un monde clos qui est à la fois leur réceptacle  leur demeure, le lieu et la matière de l’œuvre de raffinement à laquelle procède l’adepte. »[12]

L’élixir d’immortalité (amṛta, soma) produit ainsi, ou par un autre des trois procédés[13], est destiné au Ciel. 
« Il s'agissait d'éviter que l' "essence" ne s'échappe à l'occasion des rapports sexuels et de la faire circuler mêlée au souffle pour la conduire du champ de cinabre inférieur au champ de cinabre supérieur, c'est-à-dire dans le cerveau qu'elle devait "réparer" ».[14]
Dans la Maitrāyanī upaniṣad, Śākyāyana disait : « Celui qui, sans immobiliser son souffle (prāṇa), le dirige vers le haut, le laisse s’échapper sans pourtant qu’il s’échappe, fait se dissiper les ténèbres – c’est l’Atman, le Soi. »[15] L’Immortel. 

Le Tibet (qui a ses propres pratiques d'alchimie intérieure), situé entre l’Inde et la Chine, comme l’Homme entre le Ciel et la Terre, est à la croisée de ces deux grandes cultures, et subissait directement l’influence des deux. Entre le yoga, qui signifie « effort », et l’Œuvre, autrement dit l’alchimie, tant appréciée par les siddha.


***

Illustrations : gravure du Manuel d'alchimie intérieure (Hsing-ming-kouei-chih), Bibliothèque Nationale de Paris

[1] Cette Upanishad est apparue sous de nombreux titres : Maitrayana-Brahmaya Upanishad, Maitrayana-Brahmana pour Max Müller, Maitri, Maitrayana ou Maitrayani.

[2] Il y a un roi légéndaire, aussi nommé Maharatha, qui est considéré comme le fondateur de la dynastie Barhadratha dynasty, la plus ancienne de Magadha. Sinon, le dernier roi de la dynastie Maurya (celle d’Asoka), Brihadratha Maurya, avait regné de 187 à 180 avant J.C.

[3] Les 108 upaniṣad

[4] Les 108 upaniṣad traduits par Martine Buttex, p. 411

[5] 108 upaniṣad, p. 414. Comparer avec l’Hymne au dharmadhātu attribué à Nāgārjuna

[6] 108 upaniṣad, p. 418

[7] Contrôle du souffle, retrait des sens, méditation, concentration, maîtrise du mental et immersion extatique (108 upaniṣad, p. 421). Ce sont sensiblement les mêmes branches que celles de la phase d’achèvement (T. rdzogs rim) du Kālacakra (T. sbyor ba yan lag drug), à savoir 1. retrait des sens (S. pratyāhāra T. sor sdud), 2. méditation (S. dhyāna T. bsam gtan), 3. contrôle du souffle (S. prāṇāyāma T. srog rtsol), 4. concentration (S. dhāraṇā T. 'dzin pa), 5. maîtrise du mental (S. tarka) (dans le Kālacakra  S. anusmṛti T. rjes dran) et 6. immersion extatique (S. samādhi T. ting nge 'dzin). Je reprends ici les traductions de Martine Buttex.

[8] Lao Tseu, chapitre 42

[9] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 164 citant YJQQ 55.1b (Yun ji qi qian, Commentaire sur les écritures de l’emperuer jaune)

[10] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 166

[11] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 234

[12] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 235

[13] 1. Le « cinabre intérieur » (nei-tan), 2. Le « cinabre extérieur » (Wai-tan) et 3. « la pratique de la Chambre à coucher » (Fang-tchong).

[14] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1237

[15] Maitrī upaniṣad dans Les 108 upaniṣad traduits par Martine Buttex, p. 409

mardi 8 novembre 2011

Le phénomène siddha



Le nom « siddha » (T. grub thob), qui signifie « être parfait ou être réalisé » a son origine dans les êtres semi-divins qui, ensemble avec les vidyādhara (T. rig ‘dzin) peuplaient un monde (S. siddhaloka) très éthéré, qui était à l’abri de la dissolution cyclique (S. pralaya). Ils connaissaient le secret de l’immortalité, c’est-à-dire qu’ils connaissaient la recette du nectar qui rendait immortel (S. amṛta T. bdud rtsi), l’objet très convoité dans la bataille entre les dieux et les demi-dieux ou titans. L’immortalité et les pouvoirs (S. siddhi) des siddhas et des demi-dieux étaient à leur tour convoités par les humains, qui cherchaient à devenir immortels ainsi que la maîtrise sur le monde. Le monde dont le contrôle passe par la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

Initialement, les sectes des renonçants (S. saṃnyāsin) cherchaient à se délivrer de ce monde en lui tournant définitivement (P. nibbana) le dos. Puis, avec la découverte de la vacuité, de l’indissociabilité de l’Errance (S. saṁsāra) et de la Quiétude (S. nirvāṇa), est né l’idéal du bodhisattva, qui restait impliqué dans le monde afin d’aider les autres êtres à s’en délivrer. Le monde est un bourbier, et pour avoir une quelconque efficacité il faut mettre les mains dans le cambouis, mais tels des lotus poussant dans la fange en gardant la tête hors de l’eau, les bodhisattvas grâce à l’habileté dans les moyens (S. upāyakauśalya T. thabs la mkhas pa), étaient capables d’utiliser les moyens du monde sans s’y enfoncer. Si l’efficacité dans le monde est à tel prix, va pour la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

C’est ainsi qu’au sixième siècle de notre ère, des chercheurs de diverses origines (bouddhistes et non bouddhistes) ont commencé à s’inspirer de l’exemple des siddhas mythologiques. La science (celle d’avant sa séparation de la magie et de la religion) était la clé du monde, et elle était en possession des demi-dieux. Les asura (demi-dieux) étaient tenus responsables de certains maux qui frappaient l'humanité. Mais comme dit un adage paysan français "Qui peut le mal, peut le bien". D'autant plus que la mythologie indienne enseigne que les asura avaient accès au soma, le nectar d'immortalité. On voit donc progressivement apparaître toutes sortes de candidats-siddas. Ainsi, les adeptes de Śiva dans le Deccan étaient appelés "Māheśvara Siddha", les alchimistes à Tamil Nadu "Sittar", les bouddhistes tantriques au Bengal "Mahāsiddhas" ou "Siddhācārya", les alchimistes moyenageux "Rasa Siddha" et un groupe spécifique au nord de l'Inde les "Nāth Siddha". Les Rasa Siddha et les Nāth Siddha entretenaient également des relations avec "la transmission occidentale" (S. paścimāmnāya), une secte śākta qui pratiquait le culte de la déesse Kubjikā.[1] C'est dans ce melting-pot de siddha que les tantras, non-bouddhistes et bouddhistes, ont trouvé leur inspiration. Au niveau des idées, ce sont notamment les sectes Kāpālika, Kaula et Lakulīsha Pāshupata qui avaient la plus grande influence sur les pratiques des siddha bouddhistes pendant l'essor des tantras.[2]

Au départ, l’idéal du siddha et de la recherche de l’immortalité colle très près à l’idée mythologique d’un nectar « potion », et les aspirants siddha cherchent une substance mère (S. rasa[3]) qui les rendra immortels. Ils disposaient en gros (et en ordre chronologique) de trois axes pour arriver à l’objectif de l’immortalité qu’ils s’étaient posé : l’alchimie externe (T. gser 'gyur), l’alchimie « génétique » (S. bindu-sādhanā T. thig le sgrub pa[4]) ou rasāyana (T. bcud len) ainsi que le yoga (notamment le haṭha-yoga) et la pratique de formules magiques (mantras) pour contrôler les puissances féminines. L’univers que l’on cherchait à contrôler était considéré comme un corps, et plus précisement comme le corps de l’épouse (S. śakti) de Śiva ; le corps de sa propre épouse, voire la femme intérieure (kuṇḍalinī/avadhūta). Dans le tantrisme, le macrocosme et le microcosme partagent la même origine et la même nature, voire la même essence (rasa ou tattva).

L'objectif que tous les siddha ont en commun c'est la recherche de l'immortalité à travers la culture d'un corps immortel (S. kāya sādhana), en le dématérialisant et en le spiritualisant. Les siddhas étaient étroitement associés avec l'école de l'alchimie (S. rasāyana T. bcud len). Des textes médicaux indiens anciens font référence à la possibilité d'atteindre la perfection (S. siddhi) en rendant le corps éternel à l'aide de la substance "rasa", la matière première la plus pure de l'existence et détentrice de vie. Les siddhas alchimistes (rasa siddha) essayaient de rendre le corps immortel à l'aide de substances chimiques minérales. Le mercure était considéré comme la sémence de Śiva et le souffre comme le sang utérin de la Déesse, etc. Les siddhas Kaula, plutôt « généticiens », considéraient les substances génétiques (kula) humains comme les essences les plus pures de la manifestation et donc les plus proches du non-manifesté et immortel "divins", source de toute vie et donc de la non-mort. A l'origine, les substances génétiques féminines étaient censées être obtenues directement des déesses telles les yoginī et les ḍākinī[5], mais par la suite des femmes ordinaires, répondant à des caractéristiques spécifiques, étaient utilisées, le tout rituellement encadré. L'école des siddhas Nāth qui était entre autres une réforme de l'école Kaula partait des mêmes bases, mais a poussé plus loin l'intériorisation en utilisant le yoga et des processus chimiques intérieurs psychosomatiques. Ce système psycho-chimique spécifique au nāthisme est le haṭha yoga.

***

Illustration : Hermès Trismégiste de Maier Symbola aurea mensae, Francfort, 1617.

[1]  The Alchemical Body, David Gordon White, The University of Chicago Press, p. 2
[2] Les attributs des Kāpalakia sont très exactement ceux des 6 ornements ossiares. Ils portent en outre un kapala (calotte cranienne) pour manger et un baton appelé kha.tvā.nga. (Davidson p. 178). La littérature associe les grands boucles d'oreilles, que portait également Maitrīpada, aux sorciers (vidyādhara).
[3] Selon les Vedas, l'élément fluide que l'on retrouve dans l'univers, les sacrifices et les humains. Il est le support de toute vie, voire de l'immortalité, des humains comme des dieux. White p11
[4] Un chapitre des quatre tantra-racine de l’Anuyoga comporte ce terme : Tb.371:  de bzhin gshegs pa thams cad kyi thugs gsang ba'i ye shes don gyi snying po_/_khro bo rdo rje'i rigs_/_kun 'dus rig pa'i mdo;_rnal 'byor bsgrub pa'i rgyud ces bya ba theg pa chen po'i mdo/ Chapter 23, b23, thig le sgrub pa'i le'u zhes bya ba ste nyi shu gsum pa/
[5] En allant dans les haut-lieux (S. pīṭha) śakta, et en récitant les mantras appropriés pour les attirer, toute femme qui se présente devait forcément être une yoginī ou une ḍākinī…