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dimanche 15 novembre 2015

La méthode orthodoxe de Kamalaśīla



Extrait du troisième Bhāvanā-krama de Kamalaśīla

Traduction de Etienne Lamotte, publiée dans le Concile de Lhasa de Paul Demiéville (pp. 340-343). Les caractères en gras sont de moi.


[5. Deuxième exercice de Vipaśyanā.)

Sommairement, tous les dharma se rangent sous deux subdivisions (viśeṣa) : dharma matériels (rūpin) et dharma immatériels (arūpin). Les dharma matériels sont compris dans l’agrégat matière (rūpa-skandha); les dharma de nature immatérielle sont les agrégats de la sensation (vedanā), [de la conscience (samjñā), des formations (saṁskāra) et de la connaissance (vijñāna)]. Mais, là-dessus, les sots [bāla), attachés à la croyance à l’existence (bhāvādigrāhābhinivista), etc., ont l’esprit troublé (vipantamati) et errent en transmigration (saṁsāra). Pour détruire les mépriser (viparyāsa) de ces sots, le Yogin produit à leur endroit une grande compassion (mahā-karunā) et, ayant déjà réalisé le śamatha, il doit maintenant pratiquer la vipaśyanā pour comprendre la réalité (tattvakalpanārtham). La vipaśyanā est une analyse correcte (bhūta-pratyavekṣā). Elle est correcte (bhūta) parce [qu’elle porte] sur [a] l’inexistence de l’individu [pudgala-nairātmya) et sur [b] l’inexistence des dharma (dharma-nairātmya). L’inexistence de la personne consiste en ce que les agrégats (skandha) sont privés de Moi [nirātmanaḥ); l’inexistence des dharma est [c] le fait qu’ils sont pareils à une magie (māyopama).

[a. Pudgala-nairātmya.]
D’abord, le Yogin doit concevoir la question de la façon suivante : l’individu [pudgala) n’existe pas à part (pṛthak) de la matière (rūpa) et des autres [agrégats], car c’est la matière, etc., qui se manifeste, et l’idée du Moi (asmimāna) naît à propos de cette matière, etc. L’individu ne participe pas non plus à la nature propre (svabhāva) des agrégats, matière; etc., car cette matière, etc., est transitoire (anitya) et de nature multiple (aneka-svabhāva), tandis que l’individu est conçu par autrui comme étant éternel (nitya) et de nature unique (eka-svabhāva). On ne peut pas dire non plus que [l’individu soit à la fois] identique aux agrégats ou différent d’eux, Car la modalité de l’existence réelle (vastubhāvākāra) ne peut être partagée.

[b. Dharma-nairâtmya.]
Lorsque le Yogin a bien compris que les notions vulgaires (laukika) du Moi (ātman) et du Mien (ātmīya) ne sont que mensonge (mṛśā) et illusion (bhrānti), il essaiera de comprendre l’inexistence des dharma (dharma-nairātmya), et se demandera si les dharma matériels (rūpin) existent et durent d’une manière absolue (paramātthatah) à part de la pensée, ou bien si, la pensée (citta) elle-même se manifestant comme matière, ces dharma ne sont pas pareils aux visions du rêve (svapna-dṛṣṭa). Lorsqu’il examine les atomes ultimes (paramāṇu) contenus dans ces matières et qu’il analyse ces atomes ultimes partie par partie (bhāgaśaḥ), le Yogin ne voit plus; ne voyant plus, il détruit le concept d’existence et de non-existence (astitvanāstitva-vikalpa).
Le triple monde (traidhātuka) n ’existe pas ailleurs que dans l ’imagination (kalpana) des êtres. Il est dit dans le Laṅkāvatarā
« Un objet réduit en atomes ne peut être conçu comme matière ; mais la démonstration du Rien- que-pensée n’est pas comprise, en raison de la vue fausse.»
Le Yogin se dit : en raison d’une croyance erronée à une matière inexistante, etc. (abhāta-rūpādyabhiniveś-vasena), la pensée (citta) elle-même, depuis un temps infini (anādikālāt), apparaît aux sots (bāla) comme une matière externe (rūpādi bahirdhā cchinnam) alors qu’elle est toute pareille aux matières vues en rêve, etc. Par conséquent, le triple monde n’est que pensée (cittamātram idaṁ yad idaṁ traidhātukam),

[c. Cittaṁ māyopāmam.]
Ce Yogin a ainsi compris que tout ce qu’on appelle le dharma n’est rien que pensée (cittamātra) ; conscient d’avoir ainsi analysé (pratyuvekṣā) la nature propre (svabhāva) de tous les dharma, il analyse maintenant la nature propre de la pensée (citta). Il raisonne ainsi : du point de Vue absolu (paramātthataḥ), la pensée, elle aussi, à l’instar d’une magie (māyā), ne naît pas. Lorsqu’on saisit les aspects matériels, etc. (rūpādyākāra) des natures fausses (bhrānta-svabhāva) et qu’en réalité la pensée elle-même se manifeste sous ces divers aspects (nānākāra), comment cette pensée, qui n’existe pas à part de ces natures fausses, aurait-elle plus de valeur que cette matière, etc.?
De même: que la matière, etc., sous ses aspects divers, n’est pas de nature unique ni multiple (ekāneka-svabhāva), ainsi la pensée qui n’existe pas à part de la matière n’est pas de nature unique-ni multiple. La pensée, au moment de sa naissance (utpāda), ne vient de nulle part ; au moment de sa destruction (nirodha), elle ne va nulle part; du point de vue absolu (paramārthataḥ), il est impossible qu’elle naisse par soi (svatah), par autre (parataḥ) ou par les deux à la lois (ubhayataḥ) ; donc la pensée elle aussi est pareille à une magie (māyopama). Comme la pensée, tous les dharma, eux aussi, sont pareils à une magie, et il faut en conclure que, du point de vue absolu (paramārthataḥ), ils ne naissent pas (anutpanna).

[d. Animitta.] [Sans caractère (tib. mtshan ma med pa)]
Quand le Yogin se livre à l’analyse de la pensée (citta-pratyavekṣā), il n’en voit pas (nopalabhate) la nature propre (svabhāva) ; de même il ne voit pas non plus la nature propre de tous ces objets (ālambana) sur lesquels la pensée se porte et qui sont [vulgairement] imaginés (parikalpita) comme des natures propres. Ou, lorsqu’il les voit d’un point de vue purement conventionnel, il comprend que tous ces objets (vastu) sont imaginaires (kalpita) et privés de moelle (asāra) comme le tronc du bananier (kadalīskandha), et il en détourne sa pensée (cittaṁ vyāvartayati). Dès lors, délivré des concepts d’existence, etc. (bhāvādi-vikalpa), il obtient le Yoga exempt de tout développement (niṣprapañca) et sans caractère (animitta). Il est dit dans l’Ārya-ratnamegha
«Le Yogin versé dans les défauts (doṣa-kuśala), pour se libérer de tout développement (prapañca), s’efforce de méditer sur la vacuité (śūnyatā-bhāvanā). Par l’ampleur de cette méditation sur la vacuité, il recherche (paryeṣate) la nature propre (svabhāva) de tous ces points d’appui (āśraya) où la pensée se porte et où elle se complaît (abhiramate), et il les trouve vides (śūnya). Puis, considérant la pensée elle-même, il la trouve vide. La pensée d’où provient un tel jugement, il en recherche aussi la nature propre et la trouve vide. En comprenant ainsi, il entre dans le Yoga sans caractère (animitta). »
Ceci revient à dire que quiconque ne voit (upaparīkṣate) pas de la sorte n’entre pas dans le Yoga sans caractère. Lorsqu’on, voit de cette manière la [prétendue] nature propre des dharma, on ne considère pas comme «existant» ce qu’on ne voit pas; mais on ne le considère pas non plus comme «inexistant», parce que, cette idée d’inexistence n’est pas toujours présente à la pensée (mati). Si un objet (vastu) quelconque se manifeste à la vue, il faut, pour le détruire, le considérer comme «inexistant». Lorsqu’enfin, au jugement de la sagesse du Yoga (yoga-prajñā-prativedha), plus aucun objet n’apparaît jamais, il faut, pour détruire encore cette non-perception (anupalabdhi), la considérer comme « inexistante ». Comme tous les concepts (kalpana) sont contenus (vyāpta) dans le double concept d’existence et de non-existence (bhāvābhāva-kalpana), plus aucun autre concept ne se produit, car si le contenant (vyāpaka) n’existe pas, le contenu (vyāpta) n’existe pas non plus.
Dans ces conditions, le Yogin pénètre dans l’Absence de développement (niṣprapañca) et l’Absence de concept (nirvikalpa) ; il ne s’appuie plus (āśrī) sur la matière (rūpa), etc.; et puisqu’au jugement de la sagesse (prajñā), la nature propre de tout objet (sakalavastu-svabhāva) est inexistante (anupalabdha), il demeure dans l’extase de la sagesse suprême (agra-prajñā-dhyāna). Ainsi le Yogin pénètre dans la réalité (tattva) de l’inexistence de l’individu et des dharma (pudgala-dharma-nairātmya) et, puisqu’il n’y a pas de différence entre ce que l’on voit (dṛṣṭa) et ce qu’on imagine (kalpita), c’est sans effort (nirābhogam), par le processus naturel d’un esprit spontané (ekarasībhūtasya manasaḥ svarasa-pravṛtteḥ), parce qu’exempt de toute activité (anabhisaṁskāratvāt), que le Yogin, s’emparant en toute clarté de cette réalité (tattvasya prasphuṭāvadhāraṇāt), y demeure.

Texte tibétain (Wylie)

mdor na chos thams cad ni gzugs can dang gzugs can ma yin pa'i bye brag gis bsdus te/ de la gzugs can rnams ni gzugs kyi phung por 'dus so// tshor ba la sogs pa'i phung po ni gzugs can ma yin pa'i ngo bo nyid do// 'di la byis pa dag yod pa la sogs par 'dzin pa la zhen pa'i phyir blo phyin ci log tu gyur nas 'khor ba na yongs su 'khyams te/ de dag gi phyin ci log bsal ba'i phyir de dag la snying rje chen po mngon du byas la/ rnal 'byor pa'i zhi gnas grub nas de kho na rtogs par bya ba'i phyir/ de nas lhag mthong bsgom par bya ste/ yang dag par so sor rtog pa ni lhag mthong zhes bya'o// yang dag pa ni gang zag dang/ chos la bdag med pa'o// de la [a] gang zag la bdag med pa ni gang phung po rnams bdag dang bdag gi med pa nyid do// [b] chos la bdag med pa ni gang de dag [c] sgyu ma lta bu nyid do//

[a. gang zag gi bdag med]
de la rnal 'byor pas 'di ltar brtag par bya ste/ gang zag ni gzugs la sogs pa las gud na med de/ de mi snang ba'i phyir dang/ gzugs la sogs pa nyid la nga'o snyam pa'i shes pa 'byung ba'i phyir ro// gang zag ni gzugs la sogs pa'i phung po'i ngo bo nyid kyang ma yin te/ gzugs la sogs pa de dag mi rtag la du ma'i ngo bo nyid yin pa'i phyir dang/ gang zag ni rtag pa dang gcig pu'i ngo bo nyid yin par gzhan dag gis brtags pa'i phyir ro// de nyid dam gzhan nyid du brjod du mi rung ba'i gang zag gi dngos po yod par ni mi rung ste/ dngos po la yod pa'i rnam pa gzhan med pa'i phyir ro snyam du brtag par bya'o//

[b. chos kyi bdag med]
de lta bas na 'di lta ste/ 'jig rten gyi nga dang nga'i zhes bya ba ni brdzun te 'khrul pa kho na yin par nges par rig nas/ de nas chos la bdag med pa rtog par bya ba'i phyir chos gzugs can rnams la yang ci 'di dag sems las gud na don dam par yod de 'dug pa zhig gam/ 'on te sems nyid gzugs la sogs par snang ste/ rmi lam gyi gnas skabs na snang ba dang 'dra ba zhig yin zhes dpyad par bya'o// des de dag la rdul phra rab tu rtog cing rdul phra rab rnams kyang cha shas kyis so sor brtags na mi dmigs te/ de ltar ma dmigs na de yod pa 'am med pa nyid du rnam par rtog pa zlog par byed do// khams gsum pa yang sems tsam du rtogs kyi gzhan du ma yin no// de skad lang kar gshegs pa las kyang bka' stsal te/ 
rdzas ni rdul du rnam bshig cing//
gzugs la rnam par ma rtog shig/
sems tsam rnam par gzhag pa ni//
lta ba ngan pas mi rtogs so// 
zhes 'byung ngo; /
de 'di snyam du sems te/ sems nyid thog ma med pa'i dus na gzugs la sogs pa yang dag pa ma yin pa la mngon par zhen pa'i dbang gis rmi lam na dmigs pa'i gzugs la sogs pa snang ba bzhin du byis pa rnams la gzugs la sogs pa phyi rol du chad pa bzhin du snang ste; de lta bas na khams gsum pa ni sems tsam kho na yin no//

[c. sgyu ma lta bu nyid]
des de ltar chos su gdags pa mtha' dag ni sems kho na yin par rtogs nas/ de la so sor brtags na chos thams cad kyi ngo bo nyid la so sor brtags pa yin no snyam nas sems kyi ngo bo nyid la so sor rtog go// de 'di ltar dpyod do// don dam par na sems kyang sgyu ma bzhin du ma skyes pa ste/ gang gi tshe brdzun pa'i ngo bo nyid gzugs la sogs pa'i rnam pa 'dzin par sems nyid sna tshogs kyi rnam par snang ba de'i tshe de las gud na med pa'i phyir de nyid kyang gzugs la sogs pa bzhin du bde ba nyid du ga la 'gyur/ ji ltar gzugs la sogs pa sna tshogs kyi rnam pa yin pas gcig dang du ma'i ngo bo nyid ma yin pa de bzhin du sems kyang de las gud na med pa'i phyir gcig dang du ma'i ngo bo nyid ma yin no// sems skye ba'i tshe yang gang nas kyang mi 'ong// 'gag pa'i tshe yang gang du yang mi 'gro ste/ don dam par na bdag dang gzhan dang gnyis ka las skye bar mi rigs so// de lta bas na sems kyang sgyu ma bzhin te/ sems ji lta ba de bzhin du chos thams cad kyang sgyu ma lta bu ste/ don dam par na ma skyes pa'o snyam du brtag par bya'o//

[d. mtshan ma me dpa]
rnal 'byor pa des sems gang gis so sor rtog pa la brtags na de'i ngo bo nyid kyang mi dmigs te/ de ltar rnal 'byor pas dmigs pa gang dang gang la sems 'phro ba de dang de'i ngo bo nyid la yongs su brtags na de'i ngo bo nyid kyang mi dmigs te/ des gang gi tshe mi dmigs pa de'i tshe dngos po thams cad brtags shing chu shing gi sdong po bzhin du snying po med par rtogs na de las sems zlog par byed do// de nas yod pa la sogs par rnam par rtog pa med par gyur nas spros pa thams cad dang bral ba mtshan ma med pa'i rnal 'byor 'thob bo//

de skad 'phags pa dkon mchog sprin las kyang bka' stsal te/ 
de ltar skyon la mkhas pa des spros pa thams cad dang bral ba'i phyir stong pa nyid bsgom pa la rnal 'byor du byed do// de ltar stong pa nyid bsgom pa mang bas gnas gang dang gang du sems 'phro zhing sems mngon par dga' ba'i gnas de dag gi ngo bo nyid yongs su btsal na stong par rtogs so// sems gang yin pa de yang brtags na stong par rtogs so// sems gang gis rtog pa de'i ngo bo nyid kun tu btsal na stong par rtogs te/ de de ltar rtogs pas mtshan ma med pa'i rnal 'byor la 'jug go 
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lundi 2 novembre 2015

Les problèmes d'intégration d'Atiśa


Atiśa arrive au Tibet

Dans l’histoire du concile (débat) de Lhasa, deux clans tibétains se confrontent, le clan dBa’ et le clan ‘Bro. Ye shes dbang po du clan dBa’ fut probablement le premier abbé de Samyé (tib. bsam-yas), le premier monastère bouddhiste construit au Tibet vers l'an 779. Le clan ‘Bro fournissait héréditairement au gouvernement du Tibet des ministres de haut rang, dont l’un joua un rôle de premier plan dans les guerres civiles qui suivirent la mort du roi Langdarma.[1] La reine du clan ‘Bro était probablement une des épouses (tib. ‘bro bza Byang chub) du roi Trisong détsen. Dans le cadre de ses relations diplomatiques, le roi fit chercher des religieux éminents, trente de l’Inde et trois moines de Chine, parmi lesquels Mahāyāna.

Celui-ci « conféra de secrètes initiations au Dhyāna » et « l’impératrice, de la famille Mou-Lou (‘Bro)…aussitôt prise d’une dévote ardeur, fut illuminée d’un seul coup. » Elle se rasa la tête, se couvrit du vêtement foncé et prêcha la Loi du Grand Véhicule. En 794, « fut enfin promulgué ce grand édit : « La Doctrine du Dhyāna qu’enseigne Mahāyāna est un développement parfaitement fondé du texte des sūtra ; il n’y a pas la moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés à pratiquer et à s’exercer selon cette Loi ! »[2]

Voilà la version du manuscrit 4646 du Fonds Pelliot chinois de la Bibliothèque Nationale de Paris, intitulée Préface de la ratification des vrais principes du grand véhicule d’éveil subit, rédigé par Wang Si à la demande de maître Mahāyāna.[3] Mais en 792, il y eut un coup de théâtre, Mahāyāna reçoit soudainement un autre édit proclamant que son enseignement ne correspondait en rien à la doctrine de la Bouche d’or (le Bouddha) et qu’il fallait y mettre un terme. Mahāyāna réclama alors un débat.

Dans le Testament du clan dBa’, on lit que lorsque le moine Mahāyāna résida à Trakmar, il y aurait enseigné la méditation en disant : « Il n’est pas nécessaire de suivre les principes du corps et de la parole : vous ne deviendrez pas un Bouddha en vertu du corps et de la parole. C’est en méditant sans pensée et sans délibération, que vous deviendrez un Bouddha. » Une foule de moines tibétains apprit sa doctrine, et les rituels d’offrandes à Samyé cessèrent...[4] C’est le Testament qui le précise. Seuls quelques-uns, l’abbé, Vairocana et Pelyang suivirent les enseignements de Śāntarakṣita.

On imagine le mécontentement de l’abbé de Samyé et des autres membres du clan dBa’. Ils ont dû être furieux de ce manque à gagner. L’édit reçu par Mahāyāna pourrait-il être la suite de leur fureur ? Le Testament relate ensuite la mort de Śāntarakṣita qui fait la fameuse prédiction que nous avions vue dans un blog précédent et conseille d’inviter le moine Kamalaśīla du Népal. En attendant l’arrivée de ce dernier, l’abbé Yéshé Zangpo donna des présentations au roi dans lesquelles il "résumait la vue" de Hoshang, de Śāntarakṣita ainsi que la vue des gradualistes, à la grande joie du roi qui déclara que Yéshé Wangpo fut son ācārya.[5] La suite de la version du Testament est connue.

L’histoire semble se répéter un peu au XIème siècle. On sort des guerres civiles, le pays est éclaté en diverses zones d’influence (IX-XIème siècle). Les moines de la branche du vinaya Mūlasarvāstivādin, aussi appelé "le vinaya oriental", avaient survécu à la période de persécutions et s'étant installé dans les provinces du Khams et de l'Amdo. Ils commencèrent à récupérer et à restaurer des temples au Tibet central. Ils y ordonnèrent des moines à qui ils laissaient la charge des temples récupérés et restaurés. Des réseaux de temples et de monastères étaient ainsi constitués, où les temples affiliés devaient un impôt (T. sham thabs khral) à leurs maisons-mère respectives. Les textes principaux étudiés à part le Vinaya, étaient les Prajñāpāramitā sūtra et le Yogācāra-bhūmi.

Dans le vide laissé après les persécutions, les religions de hameau » ou « pratiques de village » (tib. grong gi chos) se développèrent sous la direction de « maîtres de villages » (tib. grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams). Nous dirions plutôt des chamanes. Avec le nouvel essor des réseaux monastiques, cela donna lieu à des frictions entre les moines et les chamanes. Surtout dans les endroits précédemment abandonnés par les moines.

Le roi Yéshé Eu (tib. ye shes ‘od 947-1024) de Guge avait dû publier un édit contre des pratiques tantriques dégénérées de son époque :
« Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction
»[6]
Pour un roi, une religion sous son contrôle centralisé est mieux que des cultes disparates hors contrôle. Tout comme à l’époque impériale, le roi Yéshé Eu fit appel à un grand maître indien pour remettre de l’ordre dans sa région. Mais Atiśa avait été ordonné dans une autre branche de vinaya, le Lokattaravada ("Supramondain"), qui faisait partie de la branche Mahāsaṃgika. L'importance du vinaya à cet égard est celui du rattachement à une branche monastique et à un monastère et donc de l'impôt dû à ce monastère. Le réseau monastique qu’Atiśa essaya d’établir allait à l’encontre des intérêts du réseau déjà en place. Les sources historiques sont unanimes sur le fait qu'Atiśa n'avait pas pu implanter son système de vinaya au Tibet. La plupart de moines qui suivaient ses enseignements avaient été ordonnés par le vinaya oriental. Et puis, il y avait l’édit du roi Relpachen (ral pa can né en 806), toujours en vigueur, que seul le vinaya de la branche des Mūlasarvāstivādin pouvait être enseigné au Tibet[7].

Ce n’était pas la seule frustration d’Atiśa. Quand il voulait enseigner le Dohākoṣagīti de Saraha, l’histoire se répéta une deuxième fois. C’est Karma 'phrin las pa (1456-1539) qui raconte l’incident.

« Quand [Atiśa] arriva à mnga' ris, il commença à enseigner les distiques de Saraha tels "A quoi servent les lampes à beurre ? À quoi sert le culte des dieux ?" Il les expliquait de façon littérale et de peur que les Tibétains s'avilissent, on lui demanda de ne plus les réciter. Cela lui déplut, mais on dit qu'en dépit de cela il ne les avait plus enseignés depuis. »[8]

De nouveau, après le maître chinois Mahāyāna, on alla enseigner au Tibet une doctrine qui mettait en doute le bien-fondé des cultes. Atiśa ne l’apprécia pas :
« Je ne suis pas autorisé à enseigner les vœux ésotériques ni les distiques (dohā) de chants-vajra. Si on ne m'autorise pas non plus à établir une lignée monastique, ma venue au Tibet aurait été vaine. »[9]
Dorji Wangchuk s'interroge sur le véritable statut d'Atiśa au Tibet. Avait-il peut-être été plutôt un prisonnier qu'un invité de marque ? Les Annales bleus racontent l'incident suivant, qui pourrait très bien s'expliquer à la lecture d'une rétention involontaire. Lors de son séjour à sNye thang, Atiśa avait déposé de petits tas de ses excréments partout dans sa cellule, et c'est son disciple 'Brom ston qui devait tout nettoyer. (Blue Annals, p. 259)

À deux reprises, le Tibet a refusé des formes de bouddhisme de type « moins religieux », y compris pour des raisons politiques et économiques. Au début de la « première propagation » et au début de la « deuxième propagation ».

Atiśa est un gradualiste invétéré, ou est présenté ainsi, mais il lui est arrivé de flirter avec le subitisme.

Ci-après des anciens blogs

· Atiśa enseigne le dohākoṣagīti de Saraha

· Atiśa enseigne une forme de la panacée blanche (dkar po cig thub)

· Atiśa enseigne la conscience éveillée excellente-à-tous-égards qui intègre tout

· Atiśa enseigne les Instructions de la remémoration unique

- Eléments d'une mahāmudrā kadampa 

- La préparation par Dharmarakṣita de la mission d'Atiśa au Tibet (fin d'article)


***
[1] Demiéville, p. 26

[2] Demiéville, p. 42

[3] Demiéville, p. 23 et p. 42

[4] Sources of Tibetan tradition, edited by Schaeffer, Kapstein, Tuttle, p. 141

[5] Sources of Tibetan tradition, p. 146

[6] Naudou, (1970), pp. 142-144

[7] Tibetan Renaissance: Tantric Buddhism in the Rebirth of Tibetan Culture, Ronald Davidson p. 110

[8] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer p. 61. Comme nous venons de voir, ils ne les a plus enseigné publiquement, mais il avait continué à les traduire avec 'Brom et d'autres.

[9] The Book of Kadam, the core texts, Thubten Jinpa p. 6

jeudi 22 octobre 2015

Le Bouddha nous avait prevenu, aller-retours entre le futur et le passé


Concile de Clermont
Grâce au Concile de Lhasa de Paul Demiéville (PUF, 1952), basé sur des documents de Dunhuang, nous savions déjà que la version tibétaine de cet événement n’avait pas eu lieu tel qu’il été rendu dans les divers écrits historiques et hagiographiques. Il se serait agi plutôt d’un échange de lettres plutôt que d’un débat/concile. Le livre de Sam van Schaik, Tibetan Zen, le confirme. Toutes les versions tibétaines de cet événement semblent dérivées de la même narration, qui date probablement du XI-XIIème siècle. Le document-mère étant le Testament du clan de dBa’ (tib. dba’ bzhad), qui a pour objectif de raconter les origines du bouddhisme au Tibet et de distribuer les meilleurs rôles à son propre clan (Sam van Schaik, Tibetan Zen, p. 13). Dans le Testament, le roi Trisong Détsen choisit la délégation indienne et établit un bureau de traduction pour traduire toutes les oeuvres bouddhistes connues en tibétain. Les versions plus tardives du Testament ainsi que d’autres versions renforcent, à force de détails, l’idée que l’Inde fut l’unique source valide pour les écritures bouddhistes.

Sakya Paṇḍita (1182–1251) se servira de l’événement, et du Testament de dBa’, dans ses polémiques contre la mahāmudrā et le dzogchen, en y ajoutant quelques éléments surnaturels pour appuyer la justice divine de l’entreprise. La traduction du passage qui suit est celle que l’on trouve dans La Profusion de la vaste sphere: Kong-chen rab-'byams (Tibet, 1308-1364). Sa vie, son oeuvre, sa doctrine de Stéphane Arguillère (2007). Les parties entre crochets carrés ont été ajoutés par moi. 


“[24 d] Au temps du roi Khri-srong lde-btsan. il y avait des moines chinois qui disaient: “Les mots sont inconsistants; on ne s'Éveille pas au moyen d’un Dharma conventionnel. Comprendre l'esprit, telle est la blanche panacée[1].” Ils écrivirent des traités tels que La Roue du repos dans la contemplation [bsam gtan nyal ba'i 'khor lo], le Message de la contemplation [bsam gtan gyi lon, lon étant la transcription tibétaine du chinois lun], le Nouveau message [bsam gtan gyi yang lon], L’Introduction doctrinale [lta ba rgyab sha] et L’Esprit des quatre-vingt sûtra [mdo sde brgyad cu khungs, titre tibétain pour l'antologie chinoise Zhujing yaochao T. 2819, fragment PT 996]. Cette “panacée blanche” se répandit alors dans tout le Tibet[2]. Alors, comme [cet enseignement] ne s’accordait point avec la tradition religieuse de l’Inde, dBa’ Ye-shes dbang-po [25a] fut mandé par le roi, qui lui demanda: “Des formes indienne et chinoise de la Religion, laquelle est authentique?” Ye-shes dbang-po [probablement le premier abbé de Samyé selon Samten Karmay. Il appartenait au clan de dBa' comme son nom l'indique] répondit: “Voici quelles furent les dernières paroles du maître Śāntaraksita : ” Comme le maître Padmasambhava a confié le royaume du Tibet aux douze déesses gardiennes, les infidèles n’y viendront pas. Toutefois, de même que le jour et la nuit, la droite et la gauche, la lune montante et la lune descendante sont étroitement interdépendantes, de même en va-t-il de l’orthodoxie et de l’hérésie dans la Religion. Après mon trépas, viendra un abbé de Chine qui, dédaignant méthode et discernement, prônera la “blanche panacée”, en disant que l’on s’éveille par la seule compréhension de [ce qu’est] l’esprit[3].

Le Bienheureux a dit dans un sūtra qu’entre les cinq décadences [qui affectent progressivement la Religion], la décadence doctrinale consiste en la complaisance à l’égard de la vacuité[4]. Ce n’est pas le cas du seul Tibet: il est de la nature de tous les individus qui prolifèrent à [l’époque de la] quintuple décadence de s’y complaire. La propagation de cette [hérésie] serait nuisible à la Religion en général. Par conséquent, vous inviterez alors de l’Inde mon disciple, un grand docteur du nom de Kamalaśīla; qu’il débatte avec l’abbé de Chine. Vous pratiquerez la tradition de celui qui aura eu le dessus.” Voilà quelle fut sa prophétie; et je prie [votre majesté] que nous fassions de la sorte.”

Extrait de la Profusion de la vaste sphère de Stéphane Arguillère. Mon blog Pouvoirs surnaturels et ventriloquie au Tibet sur le même sujet.

***
[1] Note de SA : 651 La panacée, en tibétain: (dkar po gcig thub, littéralement: “le blanc seul puissant”, c’est à dire l'unique remède universellement efficace. Cette idée est entièrement tirée au clair par D. Jackson dans Enlightenment by a Single Means. II est à noter que ce thème est entièrement absent de l’œuvre de Klong-chen rab-’byams.

[2] Dang-po ni rgyal-po Khri-srong lde-btsan gyi dus su rGya-nag gi dge-slong na-re / tshig ma
snying-po med tha-snyad kyi chos kyis ’tshang mi rgya sems rtogs no dkar-po chig thub yin zer /
de’i bstan-bcos bSam-stan nval-ba'i ’khor-lo // bSam-gtan gyi lon / Yang-lon / lta-ba'i/ rgyab-sha / mDo-sde brgyad-cu khungs zhes bya-ba brtsam nas / dkar-po chog thub ’di Bod khams thams-cad
du ’phel lo /

[3] Nga ’das-pa’i ’og tu rGya-nag gi mkhan-po zhig ’byung des thabs dan g shes-rab bskur-ba 'debs-pa dkar-po chig thub ces bya-ba sems rtogs-pa ’ba’-zhig gis tshang-rgya’o zhes zer-ba gcig ’byung-bar ’gyur /

[4] Note de SA : Ce thème de la "complaisance à l’égard de la vacuité” est très étroitement lié à celui du mépris pour les accumulations de mérite, autrement dit. pour l’aspect de méthode [upāya] complémentaire du discernement [prajñā] sur le Chemin. La critique philosophique de la Mahāmudrā s’esquisse sous le couvert de la critique historico-philologique de ses sources supposées. Il est vraiment curieux que Sa -pan ne semble pas penser à l'influence du Sems-sde sur la Mahāmudrā. Elle ne pouvait guère lui échapper, cependant, puisque (1) les Sa-skya-pa étaient dépositaires de nombre d’enseignements issus de la première diffusion du Dharma au Tibet; (2) Sa-skya pandita s’est intéressé de près aux questions d’authenticité des anciens tantra (on sait quelle importance il a eu dans la reconnaissance de la tradition de Vajrakīla chez les gSar-ma-pa).

Pour le bSam-gtan nyal-ba’i ’khor-lo attribué à Moheyan, SA écrit que l'on trouve des éléments d’identification dans le Grub-mtha’ mdzod de Longchenpa, p. 404, dans la série des 119 préceptes.

mercredi 29 janvier 2014

Tout est bon dans les perfections


Buddha minimaliste

Le Nirvāṇa-sūtra (trad. Dharmakṣema) :
« Buddha signifie éveil : d’une part il s’éveille lui-même, de l’autre il éveille autrui. » « si l’on s’assied en Dhyāna et qu’en regardant l’esprit on se tienne éveillé au moment où se produisent des pensées de fausses notions (vikalpa), on saisit alors l’indéterminé, et l’on n’obéit plus aux passions pour faire des actes. C’est là ce qu’on appelle la délivrance pensée par pensée. »[1]

Comment « regarder l’esprit » ? Réponse de la partie chinoise au concile de Lhasa :
« Retourner la vision vers la source de l’esprit, c’est ‘regarder l’esprit’ ; c’est s’abstenir absolument de toute réflexion et de tout examen. »[2]

Dharma minimaliste

Le Laṅka-sūtra (version chinoise de Guṇabhadra) :
« Telle nuit, dit le Buddha, j’ai accompli la bodhi ; telle nuit, j’entrerai dans le nirvāṇa. Entre ces deux, pas une seule lettre de prononcée : je ne l’ai pas prononcée, je ne la prononce pas, je ne la prononcerai pas. Ne pas parler, c’est la parole du Buddha. »[3]

Pratique minimaliste

Le Viśeṣacinti-sūtra (version chinoise de Kumārajiva) :
« Le bodhisattva Jālinīprabha ayant demandé au Brahmadeva ce que signifiait la phrase : « Pratiquer toutes les pratiques, c’est ne point pratiquer », celui-ci répondit : « Un homme pratiquât-il le chemin au cours de mille fois dix mille millions de périodes, il n’en résulte ni augmentation ni diminution de la nature de (ses) dharma ; c’est pourquoi j’appelle non-pratique la pratique de toutes les pratiques. »[4]

Véhicule minimaliste

Le Saddharma-puṇḍarīka-sūtra (Kumārajiva) :
« Dans tous les domaines de Buddha aux dix points cardinaux,
il n’y en a ni deux, ni trois :
Il n’y a qu’un Véhicule Unique de Buddha,
- En exceptant ce que les Buddha enseignent à titre d’expédient (upāya)
. »[5]

Le Laṅka-sūtra (éd. Nanjô) :
« Il n’y a ni Véhicule, ni Véhiculé :
La non-institution d’aucun Véhicule,
C’est là ce que j’appelle le Véhicule unique
. »[6]

Commentaire de la partie chinoise au concile de Lhasa :

« Il est dit dans le Laṅka-sūtra que, pour qui se tient dans le sans notion (S. asaṁjñi T. ‘du shes med pa), il n’y a pas vue d’un Grand Véhicule, et qu’il faut en conséquence se garder de s’attacher au recueillement sans-notion (asaṁjñi-samāpatti). Aussi convient-il, d’après le texte du sūtra, de produire une pensée qui ne se tienne nulle part (S. apratiśhita T. mi gnas pa). »[7]

Ni un, ni deux, ni trois et, encore moins, ni neuf véhicules, inférieurs, supérieurs, pinacle... ou autres.

Et le puṇya alors, quid du puṇya qui fait tourner les monastères et brûler les lampes à beurre ? (« Puṇya makes the world go round »).

Le Tathāgata-guṇāvatāra-sūtra (Sikṣānanda) rappelle que « les mérites que l’on acquiert en faisant des offrandes à des Buddha nombreux comme la poussière des trois mille grands chiliocosmes, et en leur ornant, après leur nirvāṇa, avec les sept matières précieuses, des stūpa hauts t larges comme de grands chiliocosmes, et en faisant encore des offrandes durant d’innombrables périodes, ces mérites n’atteignent pas celui qu’on se procure en entendant cette doctrine, en l’écoutant sans pensées de doute. »[8]

Quelle doctrine ? La prajñā-pāramitā. « On appelle prajñā-pāramitā ce qui ne comporte ni notion ni appropriation, ni abandon ni attachement ». La prajñā-pāramitā est la sixième perfection (pāramitā). Quand elle est associée à la pratique des cinq autres (upāya), c’est l’union de la sagesse (prajñā) et des expédients (upāya).

Et quels sont les mérites que l’on retire de la pratique d’une telle doctrine ?
« Les mérites du non-examen et de la non-réflexion ne sauraient être mesurés par la réflexion et l’examen. Ainsi doivent être considérés les mérites que possèdent les Buddha – et ainsi seulement. »[9]

***

[1] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 125

[2] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 78

[3] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 61

[4] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 67-68

[5] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 119

[6] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 119

[7] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 71

[8] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 91

[9] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 90

vendredi 18 novembre 2011

L'approche simultanée au Tibet



Plusieurs documents de Dunhuang sont relatifs au concile de Lhasa, entre la partie indienne et la partie chinoise. Au 8ème siècle, le maître Mahāyāna (Hva śaṅ) était invité au Tibet par le roi tibétain Khri srong lde btsan pour y enseigner la méditation (dhyāna). Le manuscrit 4646 du Fonds Pelliot chinois de la Bibliothèque Nationale de Paris, est intitulé Préface de la ratification des vrais principes du grand véhicule d’éveil subit et a été rédigé par Wang Si à la demande de maître Mahāyāna[1]. Il y est écrit que le grand maître de Dhyāna Mahāyāna « conféra de secrètes initiations au Dhyāna » et que « l’impératrice, de la famille Mou-Lou (‘Bro)…aussitôt prise d’une dévote ardeur, fut illuminée d’un seul coup. » Elle se rasa la tête, se couvrit du vêtement foncé et prêcha la Loi du Grand Véhicule.[2] En 794[3], « fut enfin promulgué ce grand édit : « La Doctrine du Dhyāna qu’enseigne Mahāyāna est un développement parfaitement fondé du texte des sūtra ; il n’y a pas la moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés à pratiquer et à s’exercer selon cette Loi ! »[4]

Les sources tibétaines disent le contraire et D. Ueyama[5] a tenté de réconcilier la contradiction entre les sources chinoises et tibétaines en suggérantque Hva-shang eut un débat par écrit avec Śāntarakṣita, qu’il avait gagné, mais que plus tard il avait été battu par Kamalaśīla puis exilé en Chine.

Il est certain néanmoins que la tradition du Dhyāna et de l'approche simultanée (T. gcig car du 'jug pa) s’est maintenue au Tibet. Au début du 9ème siècle, les maîtres de dhyāna (T. bsam gtan gyi mkhan po) Tshig tsa Nam mkha’i snying-po et sBug Ye shes dbyangs étaient actifs au Tibet et les textes (tradutions ou autres) qu’ils utilisaient étaient appelées « manuels de méditation » (T. bsam gtan gyi yi ge).

Karmay écrit qu’il existe des fortes preuves que, pendant la période persécution du bouddhisme monastique au Tibet par le roi Langdarma (assassiné en 842) et par conséquent des maîtres de Dhyāna, la pratique des tantras Mahāyoga échappèrent à la persécution et ont continué à se développer jusqu’au 11ème siècle. Selon Karmay, pour qui le Dzogchen primitif et le Dhyāna chinois ne sont pas reliés, le Dzogchen (de Vairocana) existait alors sous une forme embryonnaire et aurait réussi a se maintenir en s’associant avec les tantras Mahāyoga.  Pour le Professeur Tucci il y a un lien étroit.
« L’étroite relation existant entre la s rDsogs c’en et les doctrines de l’école de Hva śaṅ est corroborée par un important fragment conservé dans le bKa’ t’an sde lnga »[6]. 
Pour Karmay, la mention du Dzogchen dans les manuscrits IOL 597 et 647 (Le coucou de l’Intelligence), ainsi que le chapitre sur l’éveil subit dans le bSam gtan mig sgron de gNubs chen Sangs rgyas ye shes (11ème siècle) sont la preuve de l’existence d’une tradition Dzogchen indépendante.

Les Cinq Chroniques (T. bKa’thang sde lnga) sont un texte terma redécouvert par Orgyen Lingpa (né en 1323). Les Chroniques du Ministre (T. Blon po bka’ thang), contiennent une déscription de la tradition de l’éveil subit au Tibet et une référence à Bodhidharm(ottāra) comme le fondateur de la tradition Ch’an.[7] Karmay exprime des doutes sur l’authenticité des Chroniques du Ministre, ou des parties de la Lampe éclairant l'oeil de la méditation (bSam gtan mig sgron) de Noubchen, gNubs chen Sangs rgyas ye shes, seraient réutilisées et mal interprétées en faisant de Hva-shang un pratiquant de tantra.

Quoi qu’il en soit, gNubs chen Sangs rgyas ye shes considère l’approche subite comme une tradition bouddhiste qu’il place au-dessus de l’approche graduelle[8]. Pour lui l’approche simultanée procède de sūtra parfaitement aboutis (T. yongs su rdzogs pa’i mdo sde’i gzhung), contrairement à l’approche graduelle, mais les deux approches constituent cependant des déviations (T. gol sa) par rapport au "véhicule spontanément abouti" (T. lhun rdzogs pa’i theg pa), qu’est le Dzogchen. Pour son exposition de l’approche simultanée, Noubchen s’appuie sur des traditions de méditation (T. sgom lung) de maîtres Dhyāna tibétains tels Gle’u gZhon-nu snying-po, Lang-’gro dKon-mchog ’byung-gnas, Tshig-tsa Nam-mkha’i snying-po (auteur d’un Sūtra sur l’approche simultanée T. Cig car jug pa’i mdo), mentionnés dans certains manuscrits de Dunhuang. Noubchen explique que
« l’approche simultanée peut être comparée à l’ascension d’une montagne d’où l’on pourra tout voir. De même ce système (T. tshul) permet certes d’accéder à la certitude de la vue, mais de manière plus importante à la substance des phénomènes (S. dharmatā), la non production originelle où il n’y a ni agent (T. ‘jal byed) ni objet (T. gzhal bya) de cognition. Celle-ci n’étant pas accessible à l’entendement (T. go ba) et à travers l’effort. »[9]  
La méditation ou concentration (S. dhyāna) recherchée n’est pas une méditation artificielle, mais la méditation du tathāgata (T. de bzhin gshegs pa’i bsam gtan), que Noubchen explique être « l’union de repos mental et de perspicacité » (T. zhi gnas lhag mthong). Maitrīpa, ne la définie pas comme l’union de de repos mental et de perspicacité (toujours maintenue par un effort selon lui), mais comme la méditation continue et naturellement présente du tathāgata (« intérieur »).

Carmen Meinert[10] suggère qu’il y avait une interaction entre le Ch’an et le Dzogchen, et se base pour cette hypothèse sur deux manuscrits, dont l’un serait un texte racine (Stein 689-1, chez Noubchen cité comme « Lung chung ») sur la contemplation de l’esprit (T. sems la bltas), qui reprend les thèses de Hva-shang, et l’autre un commentaire (Pelliot 699) selon le point de vue du Dzogchen.

Noubchen se distancie d’une influence du Ch’an sur le Dzogchen et semble pour cela viser la vue Ch’an exprimée dans le commentaire (P699). Le commentaire a été écrit sur la frontière tibéto-chinoise par un auteur originellement adepte de Ch’an, mais connaissant le Dzogchen et faisant une synthèse des deux. Il semble donc qu’il a pu y avoir une certaine confusion entre l’approche simultanée du maître chinois Hva-shang, le mahāyoga et le Dzogchen. C’est afin d’élucider les différences que Noubchen aurait entrepris d’écrir la Lampe éclairant l’œil de la méditation. Le point qui semble particulièrement prêter à confusion est la pratique de non discursivité (T. mi rtog pa S. avikalpa) que le Ch’an et le Dzogchen (primitif) affectionnent particulièrement.
« Si les les six facultés (psychosensorielles) de l’esprit ne s’engagent pas dans les objets superficiels et qu’elles sont retournées et qu’elles regardent l’esprit (T. rang gi sems la bltas), on réalise que celui-ci n’a aucune réalité (S. bhāva). De ce fait, en ne concevant rien, on ne s’engage pas mentalement (S. amanasikāra T. yid la mi byed pa) dans des représentations affectées, et on ne représente rien (S. avikalpa). De cette façon, les domaines psychosensoriels de l’esprit sont entièrement purifiés. Par conséquent, on ne se fonde sur rien (T. ci la yang myi gnas ± S. apratiṣṭhānavāda). En demeurant restant de la sorte, l’esprit devient stable (T. g.yung du ‘gyur = nges pa).C’est l’éveil de la souffrance, c’est la Quiétude (S. nirvāṇa) au milieu même de l’Errance (S. saṁsāra).[11] »
Le terme « face-à-face », « confrontation » (T. ngo sprod) prend ici son véritable sens, mais dans cette méthode, le rôle du médiateur semble moins importante, ou du moins moins présente. Notez la présence de terminologie affectée par Maitrīpa.  

Le texte-racine poursuit en introduisant un terme que l'on retrouve dans le Dzogchen (mais pas uniquement !) :
« La non discursivité est vivacité (T. sa le ba), la vivacité est sans discursivité. Voilà l’intuition autoconnaissante (T. rang rig ye shes). On ne peut pas lui attribuer de nom. »[12]
L’auteur du commentaire (Pelliot 699) multiplie les références Dzogchen. Il fait référence à des maîtres de l’Atiyoga, compare l’approche simultanée à l’envol du garuḍa... et écrit dans une note (mchan ‘grel)  que « les transformations [mentales] s’équilibrent dans [la syllabe] A[13]   

Sam van Schaik et Jacob Dalton, chercheurs auprès du British Library, ont publié un article sur ces deux manuscrits (« Where Chan and Tantra meet ». En comparant les caractéristiques de l’écriture des différents scribes, ils ont conclu que le rédacteur de ces deux manuscrits était également celui des manuscrits Pelliot 626, 634 et probablement 808. Puisque le contenu des trois documents 699, 626 et 634 est similaire, ils ont décidé de mettre ses trois textes en regard. Le commentaire (699) peut être lu comme un simple commentaire Ch’an, mais mis en regard avec les deux autres textes, qui comportent davantage d’éléments Mahāyoga (les trois samādhi, la syllabe A comme support de méditation…), certaines références du 699 pourraient être interprétées dans ce sens. D’autant plus que la fin du commentaire contient une citation du texte mahāyoguique Questions et réponses de Vajrasattva (T. rdo rje sems dpa’i zhus lan), ce qui fait dire aux auteurs de l’article que le texte Ch’an d’origine était peut être destiné à la communauté de Mahāyoga. Restent ouvertes les questions sur le pourquoi d’une telle entreprise.

Pour revenir sur la syllabe A, des notes dans les manuscrits PT626 et PT634, nous apprennent qu’elle désigne la conscience pure et représente la transition de la luminosité générale de l’absorption qui illumine tout à la visualisation détaillée de l’absorption causale. La syllabe A (ou Oṃ) seiat utilisée souvent comme la visualisation initiale de l’absorption causale dans les manuscrits de Dunhuang. Van Schaik et Dalton écrivent que l’auteur de PT699 ne suggère cependant pas que le pratiquant continue ensuite avec les visualisations tantriques. Cela serait aller trop loin, mais ils insistent que le commentaire veut quand même être un pont de plus vers le monde du mahāyoga.

Ce que j’aimerais déduire de tout cela est qu’il y a un lien évident entre l’approche Dhyāna et le Dzogchen primitif. Ce lien est l’approche simultanée, qui consiste à tourner le regard vers l’esprit (T. sems la blta ba), ce qui conduit à la non discursivité (S. avikalpa). L’expérience de la non discursivité doit ensuite être traduite ou transposée en l’expérience ordinaire (qui doit embellir, orner, animer.. l’expérience de l’absorption de télléité, de bhzin nyid kyi ting nge ‘dzin). Pour cela, le Mahāyoga et donc le Dzogchen utilisera les visualisations tantriques, mais l’approche simultanée du Dhyāna n’ira pas plus loin que la syllabe A, inhérente à toutes les autres syllabes. De toute façon, c’est là que la frontière fut tirée.

Par la suite, le Dzogchen et d’ailleurs toutes les autres traditions tibétaines se sont débarassés de toutes les traces trop emblématiques de la tradition Dhyāna, ce qui ne veut pas dire qu’elles se sont purgées des méthodes associées.

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Illustration : Hva-shang


[1] (Demiéville, 1987), p. 23 et p. 42
[2] (Demiéville, 1987), p. 32-33
[3] Probablement, plus précisément en « l’année siu, le 15 de la 1ère lune ».
[4] (Demiéville, 1987), p. 42
[5] 1983 “The Study of Tibetan Ch’an Manuscript Recovered from Tun-huang: A Review of the Field and its Prospects”, Early Ch’an in China and Tibet, Berkeley, pp. 327–49.
[6] Tucci, Minor Buddhist Texts, Serie Orientale Roma, IX, Part I, 1956; Part II, 1958. 1973 Les religions du Tibet (in G. Tucci, W. Heissig, Les religions du Tibet et de la Mongolie, Paris 1973)., p. 35.
[7] (Karmay, 1989), p. 105
[8] (Karmay, 1989), p. 103
[9] dper na ri rgyal rtse mor phyin na kun mthong ba’i tshul gyis lta ba’i thag bcad pa yang/ gzhal bya dang ’jal byed gdod nas ma skyes pa’i chos nyid du/ don nyid jir yang ma stsal ba nyid kyi go bar ’dod de/
[10] Religion and secular culture in Tibet: Tibetan studies 2: PIATS 2000, Chinese Ch’an and Tibetan Dzogchen : preliminary remarks on two Tibetant Dunhuang manuscripts, pp. 289-
[11] sems kyi sgo drug 'khrul pa yul la myi jug par bzlog nas/ // /rang gi sems la bltas na/ sems kyi dngos po ci yang ma yin pas/ /cir yang myi bsam/ /nyon mongs pa'i rnam pa yid la myi byed pas/ /ci la yang myi rtog/ / /de ltar sems kyi spyod yul yongs su dag pas/ /ci la yang myi gnas/ /yun ring du ‘dug gnas sems g.yung du ‘gyur/ /sdug bsngal nyid kyang byang chub/ /‘khor ba nyid kyang mya ngan las ‘das ste/
[12] Rnam par myi rtog sa le ba/ /sa le ba rtogs pa myed/ /’di ni rang rig ye shes ste/ /’di zhes gdags su myed pa’o/
[13] « Gyur ba yang a tsam du cha mnyam ».Voir aussi Religion and secular culture in Tibet, p. 302-303.