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jeudi 12 mai 2022

"Tout ce que tu veux croire est acceptable"

Réchungpa (à cause du chapeau pointu) et Milarepa discutent en se baladant (détail Himalayan Art 68329)

J’ai parlé de la vérité historique des sources hagiographiques, annales, chroniques tibétains dans deux blogs précédents :

Chapitre 13 du Discours du roi pancréateur, personnification de la conscience éveillée (S. bodhicitta), selon ses propres dires la source commune de toutes les traditions (T. chos thams cad kyi spyi lung), explique qu’il y a cinq principes d’enseignement (T. bshad lugs rnam lnga), qu’une transmission religieuse doit suivre. Ces cinq sont respectivement 1. Le principe historique (T. lo rgyus don) 2. le principe fondamental (T. rtsa ba'i don ) 3. Le principe yoguique (T. yo ga'i don) 4. le principe fonctionnel (T. dgos pa'i don) 5. Le principe descriptif (T. tshig gi don), qui a pour but de conduire à l’expérience non-discursive (T. mi rtog don). Voir l'article de Jim Valby. Je me limiterai ici au principe historique, qui a pour fonction d’inspirer confiance (T. yid ches pa'i khungs).

« Hé, grand être !
La raison du principe historique
Est de commencer par inspirer confiance en la source
La transmission du principe historique explique
La transmission de la grâce naturelle
La transmission de l’autorévélation de l’essence
La transmission des descriptions du sens. »[1]

Le terme « lo rgyus » n'est sans doute pas la meilleure traduction et ne peut pas traduire notre « histoire » dans le sens de « Recherche, connaissance, reconstruction du passé de l'humanité sous son aspect général ou sous des aspects particuliers, selon le lieu, l'époque, le point de vue choisi; ensemble des faits, déroulement de ce passé. » (Atilf). La fonction de « lo rgyus » est d’inspirer « confiance en la source », tandis que l’histoire aurait plutôt pour but de ré-établir des faits historiques et leur déroulement chronologique.

Andrew Quintman[2] résume un peu les échanges en matière de « lo rgyus » qui ont eu lieu parmi quelques tibétologues. Le niveau historique des textes qui sont dits appartenir au genre « lo rgyus », est souvent celui de la « Légende dorée » de Jacques de Voragine. Ils peuvent contenir des faits historiques, mais il est difficile de faire la part entre fait historique et la légende. La Légende dorée a d’ailleurs un objectif très proche du « principe historique » du Roi pancréateur : inspirer confiance en la source. C’est donc plutôt de l’histoire édifiante que de l’histoire
.” Extrait de Vérité historique et histoires édifiantes
A cela, on peut encore ajouter cette citation d’une hagiographie de Milarepa[1] par Zhi byed ri pa (né ca 1320), ancienne de plus d’un siècle que la célèbre version de Tsangnyön Heruka.
Lorsque [Mi la] transmettait l'initiation-vase des cinq Familles de Vajrasattva à Ras chung pa, ce dernier demanda : "Combien de fois le Rje btsun est-il allé en Inde ?". " Six fois ", répondit [Mi la ras pa]. "Au cours de ces séjours, quelles sortes de bouddhas ou de maîtres accomplis avez-vous rencontrés ?". "La première fois, j'ai rencontré le maître Ārya Nāgārjuna en vision pure, et j'ai reçu de nombreux enseignements du dharma sur le Madhyamaka et ainsi de suite. La deuxième fois, j'ai rencontré Ārya Āryadeva au Śrī Laṅka et il a enseigné les pāramitās. Lors du troisième voyage, j'ai rencontré le grand maître Lawapa [Kambala] sur les rives du Gānga en Inde et il a enseigné "les phénomènes comme une illusion." Lors du quatrième voyage, j'ai rencontré Candrakīrti et il a enseigné le sādhana pour Mārīcī Devī (lha mo 'od zer can). Lors du cinquième voyage, j'ai rencontré Matangi et il a enseigné sur Amoghapāśa. La sixième fois, j'ai rencontré Ḍoṃbipa et il a donné les instructions sur la Voie et le Fruit du puissant Seigneur des Yogins, le glorieux Birwapa [Virūpa]." Ras chung pa demanda en réponse : "Le Rje btsun a-t-il voyagé au moyen d'une manifestation miraculeuse ou s'y est-il rendu lui-même ?" Mi la a répondu : "Quoique tu veux bien croire est acceptable.[2] "
La réalité historique (un personnage historique, voyage dans son corps physique dans un lieu historique, où il rencontre un autre personnage historique, et reçoit des instructions de lui) importe peu, c’est la foi en la source qui est essentiel d’un point de vue religieux. Cet argument peut être recevable pour les adeptes d’une religion, qui croient en la possibilité de révélations autres qu’historiques.

Quand on veut faire de l’histoire, autre que de l’histoire religieuse pour l’édification des adeptes, on ne peut pas reprendre les données religieuses et hagiographiques telles quelles, sans filtres. Cela a l’air d’être évident. Établir l’historicité de sources indiennes et tibétaines est très/trop laborieux. Il me semble cependant que ce travail est indispensable, ne serait-ce que pour faire prendre conscience aux adeptes bouddhistes contemporains de ce que semblaient comprendre déjà des auteurs et hagiographes du Moyen-Âge.
***

[1] Rje btsun mid la ras pa’i rnam par thar pa gsal byed nyi zla’i ’od zer gyi sgron ma
Andrew Quintman, “Between History and Biography: Notes on Zhi byed ri pa’s Illuminating Lamp of Sun and Moon Beams, a Fourteenth-Century Biographical State of the Field”, Revue d’Etudes Tibétaines, no. 23, Avril 2012, pp. 5-41.

[2]When [Mi la] was imparting the vase initiation of the five families Vajrasattva to Ras chung pa, Ras chung pa asked, “How many times did the Rje btsun go to India?” “Six times,” replied [Mi la ras pa]. “During those times, what sort of buddhas or accomplished masters did you meet?” “The first time, I met Master Ārya Nāgārjuna in pure vision and I received many dharma teachings on Madhyamaka and so forth. The second time, I met Ārya Āryadeva in Sri Lanka and he taught the pāramitās. During the third trip, I met the great master Lawapa on the banks of the Gānga in India and he taught “phenomena like an illusion.” During the fourth trip, I met Candrakīrti and he taught the sādhana for Mārīcī Devī (lha mo ’od zer can). During the fifth trip, I met Matangi and he taught on Amoghapāśa. The sixth time, I met Ḍoṃbipa and he gave the instructions on the Path and Fruition of the Powerful Lord of Yogins, the glorious Birwapa.” Ras chung pa asked in response, “Did the Rje btsun travel by means of miraculous manifestation or did he actually go himself?” Mi la replied, “Whatever you like to believe is okay.”

Zhi byed ri pa, NDO, 31. yang ras chung ba <pa> la| rdo rje sems dpa’ rigs lnga’i bum dbang dngos su gnang dus na| rang <ras> chung pas rje btsun gyis rgya gar du lan du byed zhus pas| thebs drug phyin gsung| de’i dus na sangs rgyas sam grub thob ci ’dra dang mjal zhus pas| dang po re la slob dpon ’phags pa klu grub dang dag snang gis mjal| dbu ma la sogs chos mang po thob gsung| lan gnyis pa’i dus su| rgya gar seng ga la na ’phags pa arya de ba dang mjal nas phar phyin gnang gsung| lan gsum pa’i dus na| rgya gar gang gā’i ’gram na slob dpon chen po la ba pa dang mjal nas| sgyu ma lta bu’i chos gnang gsung| lan bzhi pa’i dus na| zla ba grags pa dang mjal nas| lha mo ’od zer can gyi sgrub thabs gsungs| lan lnga pa’i dus na ma tang gi dang mjal nas don zhags gnang gsung| lan drug pa la ḍom bhi pa dang mjal nas| rnal ’byor gyi dbang phyug dpal ldan bir wa pa’i lam ’bras kyi gdams ngag rnams gnang gsungs| der ras chung pas rje btsun chen pos rdzu ’phrul gyis byon pa lags sam| dngos su byon la <pa> lags zhus pas| mi la’i zhal nas de ci yin ’o na yang khyod rang gang dga’ ba byas pas chog pa mi ’dug gam gsung|.

samedi 31 octobre 2020

La magie bouddhiste


"The sādhana of Bhikṣu Prajñāprabhā" manuscrit de Dunhuang IOL Tib J 401

Au XIIème siècle, la distinction entre la “voie des pāramitā” et “la voie des vidyādhara” devint un critère sectaire et un argument polémique, pour hiérarchiser le potentiel d’éveil et les expédients (skt. upāya) des diverses méthodes, et des lignées qui les détenaient. Les vidyādhara sont les experts en vidyā, des charmes, des incantations, des formules magiques ... Leur voie est celle des mantras (skt. mantranaya). Comme l’explique Sam van Schaik dans son livre “Buddhist Magic”, l’utilisation de formules magiques a fait partie de la pratique des bouddhistes dès le début du bouddhisme. Même si dès le début du “bouddhisme”, il y eut également des critiques contre l’utilisation de la magie. Des observateurs externes, comme Strabon (64 av. J.-C. -21_25 ap. J.-C.), faisaient la distinction entre les différents types de Renonçants/ascètes (śramaṇa), comme on appelait les “bouddhistes” avant “l’invention du bouddhisme” (voir Tomoko Masuzawa). Il y avait des ascètes vivant dans la forêt, et des śramaṇa « guérisseurs » (G. iatrikoi) qui vivaient en ville (skt. gāmavāsin), pratiquant des rituels “à toutes fins utiles” au service des citadins.

Voici comment Strabon décrit les śramaṇa “fournisseurs de services” itinérants :
Il existe encore une autre espèce de philosophes, dont les uns s’occupent de divinations et d’enchantemens, sont versés dans la connoissance de tous les rites et de tous les usages qu’on observe à l’égard des morts, et vont mendiant par les villes et les villages : les autres sont plus instruits et plus polis ; mais ils ne contribuent pas moins à favoriser la croyance vulgaire sur l’enfer, comme une doctrine qui tend à contenir les hommes dans les devoirs de la piété et de la religion. Quelques-uns sont suivis même par des femmes, qui philosophent avec eux, et qui, comme eux, s’abstiennent des plaisirs de l'amour.”
Ce jugement quelque peu négatif de certains śramaṇa itinérants semble suggérer qu’il y eut comme des charlatans parmi eux, moins instruits, moins polis, faisant peur au peuple en parlant des enfers, pour les rendre plus pieux et religieux, quelques-uns furent “même” suivis de femmes. Cette impression remonte à 2000 ans, longtemps avant “l’invention du bouddhisme” et de “l’occident”. Comme il y eut différents types de śramaṇa (des “bouddhistes”), il y eut des différents points de vue (et de “schismes”) parmi eux. Il y avait ceux qui utilisaient “la magie”, et en vivaient sans doute, et d’autres qui se souciaient davantage de leur libération (skt. mokṣa). D’aucuns diraient sans doute que les premiers étaient plus altruistes, en se rendant disponibles aux villageois et en leur proposant des services, et les derniers plus égoïstes car il ne pensaient qu’à leur salut.

Nāgārjuna distingue entre les actions pour son propre bonheur individuel (skt. abhyudaya tib. mngon mtho) et pour le bien ultime (skt. naiḥśreyasa tib. legs pa), qui est la libération (skt. mokṣa). La première catégorie d’actions consiste en une conduite qui conduira à une meilleure naissance, à de meilleurs conditions futures. La deuxième est le salut, l’objectif ultime qui n’est autre que le nirvāṇa. L’objectif ultime du “bouddhisme” est donc le nirvāṇa. Ceux qui sont ainsi disposés et qui en ont le potentiel peuvent le réaliser de leur vivant. Les autres peuvent travailler à développer ce potentiel dans l’optique du salut futur.

La pratique de la “magie bouddhiste”, “à toutes fins utiles” vise surtout à améliorer les conditions et le confort dans cette vie-ci. Aussi bien du point de vue des grecs (Strabon, Alexandre le Grand et les gymnosophistes, etc.) que celui d’autres śramaṇa contemporains, la pratique orientée directement sur le salut dans l’immédiat fut considérée la meilleure et la plus admirable. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les “bouddhistes” laïcs firent et font des dons aux “renonçants”, qui ne leur donnaient rien de concret en retour, contrairement aux śramaṇa fournisseurs de services[1]. Il est très possible, et même probable, qu’il n’y avait pas cette distinction entre śramaṇa en réalité et dans la pratique, mais cette distinction existait dans l’esprit des témoins externes et parmi les différentes sectes “bouddhistes”, quelle qu’en soit la réalité. Ce n’est donc pas une idée insolite totalement nouvelle de la part d’occidentaux du XIXème siècle de penser un bouddhisme non ”magique”. Des tentatives dans ce sens ont eu lieu à différentes époques dans le bouddhisme, sans succès.

Est-ce qu’on peut dire pour autant que ces prestations de services magiques font partie de la méthode bouddhiste, celle qui est censée conduire à la libération ? Initialement non. Le bouddhisme des auditeurs (skt. śrāvakayāna) et le “grand véhicule” (skt. mahāyāna) ont leur lot de formules de protection (P. paritta), etc. et d’incantations (skt. dhāraṇī), qui semblent avoir fait leur entrée officielle dans le mahāyāna par le Sūtra du Lotus. Celles-ci sont proposées comme des aides, des astuces, dans la vie ou sur le chemin vers le salut, pour triompher sur les divers obstacles que l’on puisse rencontrer, mais elles ne font pas partie de la doctrine bouddhiste. Les richesses, une femme, un fils, la santé, etc. qui sont les fruits (skt siddhi) de ces “pratiques” ne sont pas indispensables à la libération, au contraire dirait un śramaṇa.

Il est d’ailleurs très probable que si les “bouddhistes” n’avaient pas fourni des services magique à toutes fins utiles, les fidèles se seraient débrouillés autrement en cherchant ailleurs, et en se tournant vers d’autres tradipracticiens, religieux ou pas, opportunistes ou non. Dans la sorcellerie de la campagne française, les practiciens ne sont presque jamais des religieux. Les rituels ne sont pas reconnus par l’église et font pourtant appel à un cadre religieux catholique. Trois Pater et trois Ave pour conjurer les hémorragies. Et des conjurations à toutes fins utiles en invoquant Dieu tout puissant éternel, Jésus Christ Notre Seigneur, des saints de tout genre etc. en leur demandant d’avoir pitié de leur servant tombé dans les filets de Satan. Est-ce que pour autant on dirait que ce sont des pratiques catholiques ? Si l’anthropologie dit que le bouddhisme est ce que pratiquent les bouddhistes, quels que soient le dogme officiel, alors on pourrait dire que ce genre de sorcellerie pratiquée par des catholiques laïcs ou non, fait autant partie du catholicisme que le rite et le dogme officiels. C’est un peu la thèse de Sam van Schaik.

Il y a néanmoins autre chose. La voie des vidyādhara justement, autrement dit la voie des vidyā, des incantations, des mantras, des tantras, des yantras etc. Vidyādhara se traduit aussi parfois par “sorcier”, donc la voie des sorciers. Le troisième type d’actions (après celles pour son propre bonheur individuel, abhyudaya, et pour le bien ultime, naiḥśreyasa) est promu en une voie de salut, et qui est plus, en la voie supérieure à cause de son efficacité redoutable. Ce terme se trouve utilisé dans ce sens dans le Compendium des formules magiques (IOL Tib J 401, 11ème siècle), traduit par Sam van Schaik, et dans de nombreuses autres oeuvres du même genre, notamment le Livre des formules magiques (tib. be’u ‘bum) de Bari (Bari Rinchen Dragpa 1040–1111), un contemporain de Milarepa, un sorcier repenti. Ce texte est un fourre-tout de toutes les formules magiques (népalaises et “indiennes”) compilées par Bari de son vivant, et possiblement, selon van Schaik, rédigé après sa mort.
« Une autre fois, un népalais de Rong kha bzhi venait voir le lama [Milarepa]. Manquant de respect au lama, il dit : « Toi, yogi, tu es quelqu’un avec une grande renommée, mais pour peu de chose. On raconte qu’il y a un ami spirituel (dge bshes) du nom de Bari lotsāva (1040-1111), qui [se tient sous] une ombrelle, [est précédé du son de] trompettes de cuivre, et qui aurait pour habitude de distribuer de l’or à qui vient le voir. »[2] (Vie de Milarepa selon Gampopa (1079–1153))
Puis dans l’oeuvre célèbre de Tsangnyeun Heruka (1452–1507) :
« A Dingri, [Peta] avait vu Lama Bari Lotsawa, vêtu avec des riches habits en soie, assis sur un trône élevé et protégé par une ombrelle. Quand les moines soufflaient dans des trompettes, une grande foule de gens venaient autour de lui en lui présentant des offrandes de thé et de bière. Peta pensa : »Voici comme les autres gens traitent leurs lamas. La religion de mon frère est misérable. Les gens n’ont que du mépris pour elle. Même ses proches ont honte de lui. Si je trouve mon frère, je dois l’inciter à servir ce lama. »
Milarepa lui répond par le chant des Huit préoccupations mondaines, et sa soeur Peta de rétorquer :
« Ce que mon frère appelle les Huit préoccupations mondaines, d’autres appellent bonheur. Nous (frère et sœur) n’avons aucun bonheur auquel renoncer. Tes paroles grandiloquentes sont une excuse pour cacher le fait que tu ne seras jamais comme Lama Bari Lotsawa. »
Vu la réussite sociale de Bari Lotsawa le sorcier, la magie est plus populaire “comme voie” que celle suivie par Milarepa, que ce dernier avait transmise à Gampopa, accusé par les vidyādhara de ne pratiquer que “la voie des pāramitā”. La pratique (“malhabile”) des pāramitā utilisée comme un pis-aller. Van Schaik demande aux occidentaux d’avoir une attitude plus ouverte envers la magie, mais la théocratie des vidyādhara tibétains nous a montré jusqu’où la “voie des vidyādhara” peut aller, si rien ne résiste à son/ses pouvoir(s).

Il n’y a pas l’ombre d’un doute chez les vidyādhara, qui rayonnent de certitude. Certitude parfois acquise sous la menace. Dans le chapitre des dhāraṇī du Sūtra du Lotus, le Bouddha enseigne une série d’incantations, la dernière étant celle de dix goules (skt. rākṣasī) en compagnie de la déesse Hārītī.
Si quelqu’un n’accepte pas mon incantation (dhāranī)
Et perturbe celui qui enseigne le Dharma
Sa tête éclatera en sept morceaux
Comme une branche de l’arbre arjaka
.”[3]
On imagine une foule de goules, de yakṣa, de yakṣī, de bhairava, et autre troupiers etc. derrière lui, “retenez-nous, ou nous faisons un malheur”. La magie, tout comme la mafia, s’impose par la peur. La peur d’un sorcier ou d’un être surnaturel qui pourrait nous faire du mal. Cette peur existe par la grâce de notre croyance en le pouvoir de celui qui est censé le détenir. S’il y a bénéfice (exorcisme, rassurance, …), il est possible par notre croyance. C’est un expédient, une thérapie. Une voie de croyance en des expédients peut-elle conduire à la libération ? Par la grâce des expédients et son idéologie, grâce à la croyance (pensée circulaire) ? Je ne le pense pas, mais la voie des sorciers est convaincue que d’une manière ou d’une autre elle aboutit à la libération.

Le bouddhisme a l’image idéalisée d’une religion rationnelle, essentiellement libre de superstitions et de rituels[4], écrit van Schaik. En voyant les mots “religion” et “superstition”, je pense immédiatement à l’origine de ses mots, “superstitio illicita” et “religio licita” (Edit de Milan ou édit de Constantin), et je me demande alors ce que “superstition” peut bien vouloir dire dans ce contexte. Le dictionnaire (atilf) définit la superstition comme une “croyance religieuse irrationnelle”, en opposition à une croyance religieuse rationnelle, ou une connaissance religieuse rationnelle[5] ? Si l’on considère la pratique de la magie dans un cadre religieux (bouddhiste ou autre) comme “superstitieuse” (contraire à la raison), cela ne peut pas vouloir dire que les autres aspects de la religion soient nécessairement conformes à la raison. A la limite ils sont extrarationnels (tib. blo las 'das pa).
If we want a different kind of Buddhism, we should also consider the ways in which Buddhist magic has eased suffering, if only temporarily, and built bridges between the high aims of Buddhism and the everyday needs of the people who support it.”

These are the kinds of service that Buddhist magic users have always offered their clients—alleviating pain and calming anxiety. From this point of view, we can see how the needs fulfilled in Asian societies by Buddhist magic are addressed by other kinds of practices now offered in Western Buddhist contexts." 

"Perhaps after all, mindfulness and other therapeutic offshoots of Buddhism are the closest thing to Buddhist magic in contemporary Western societies.” (Buddhist Magic)
On peut considérer que, faute de mieux, la magie a permis d’alléger les souffrances des fidèles, à condition que ceux-ci y croient. Il me semble qu’à notre époque, nous n’avons plus besoin de passer par la magie et toute l’idéologie qui l’accompagne. Allons-nous passer à côté de quelque chose ? Quoi exactement, mettons-y des mots. Est-ce que comme le suggère van Schaik, d’autres thérapies (Pleine conscience, Thérapies Comportementales et Cognitives, pensée positive, …) peuvent prendre la place de la magie (bouddhiste) ? Toujours contre rémunération…

Le mot religieux par excellence “grâce” signifie un “don accordé sans qu'il soit dû”. “Grâcieusement” signifie “gratuitement”. Le bouddhisme “religieux” enseigne les pāramitā, la première étant la “générosité”, le don, la disponibilité. Le Dharma est enseigné “sans qu'il soit dû”, cela s'appelle "le don du Dharma". Ce ne fut pas le cas des services magiques rendus par les “bouddhistes” dans le passé et encore maintenant (voir aussi L'art d'enfumer) ni d’ailleurs pour les thérapies contemporaines mentionnées ci-dessus. Disons que l’absence de gratuité/grâce est ce qui sépare peut-être “la magie”/les initiations (les dīkṣā etc.)/les thérapies de l’aspect religieux du bouddhisme, en considérant ainsi la religion en ce qu’elle a de meilleur. Peut-être dû à un certain rapport entre l'offre et la demande.

***

Imperfect Buddha Podcast avec Sam van Schaik

[1] Dans le cas d’une initiation, le disciple offre une redevance (skt. dīkṣā).

[2] La vie de Milarepa dans l’œuvre complet de Gampopa. yang dus gcig na bla ma la bal po'i rong kha bzhi mi zhig gis mi la bltar 'ongs tsa na/ khong bla ma la ma dad nas mi la rnal 'byor pa khyod sgra che la don chung ba zhig 'dug/ dge bshes bya ba ba ri lo ts+tsha ba la zer ba yin/ gdugs sam zangs dung ngam su phrad la gser ster lugs sam zer nas song*/

[3]If anyone does not accept my dhāranī, And troubles one who expounds the Dharma, His head will be split into seven pieces Just like a branch of the arjaka tree.” Buddhist Magic

[4] “... this is the idealized image of Buddhism as a rational religion, essentially free from superstition and ritual.” Voir aussi Think Again Before You Dismiss Magic de Roger R. Jackson

[5] "Il y a dans la croyance (Fürwahrhalten) les trois degrés suivants : l'opinion (Meinen), la foi (Glauben), et la science (Wissen)", Leçons sur la philos. de Kant, 1857, pp. 266-267

lundi 27 avril 2020

Cherchez la femme de sagesse


Détail d'un très beau thangka de Vajravārāhī, Rossi & Rossi, Hongkong et Londres

Pour Sakya Paṇḍita (1182–1251) (dans le sDom gsum rab dbye, 1232), l’accès à la mahāmudrā passe par une consécration, et plus précisément par la quatrième phase de la consécration. Elle est donc une réalisation dans le cadre d’un tantra. Pour Gampopa, l’accès à la “mahāmudrā”, qui est en fait la réintégration du Naturel (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor), n’était pas en fonction d’une consécration. Dans la Transmission Aurale de Cakrasaṃvara (“Lignée de Nāropa”), l’accès à la mahāmudrā passe par une autorisation (tib. rjes gnang, dbang bka’, bkas gnang, ou byin rlabs bkas gnang), qui est une autorisation avec transmission de grâce, suivie de la pratique des Six yogas de Nāropa. Pour Sakya Paṇḍita, une autorisation avec transmission de grâce n’est pas une condition suffisante pour pratiquer les instructions associées à un tantra. Vajravārāhī est la parèdre de Cakrasaṃvara, et relève donc originellement du Tantra de Cakrasaṃvara. Mais son culte dans la lignée Kagyupa s’est plus ou moins émancipé du cadre strict du Tantra. Pour les tantrika puristes comme Sakya Paṇḍita et ses disciples, l’autorisation avec transmission de grâce de Vajravārāhī seule était une condition insuffisante, car elle ne permettait pas à la maturation (tib. smin pa) progressive (skt. krama) de l’adepte. Sakya Paṇḍita clamait en outre que Marpa Lhodrakpa n’aurait même pas reçu l’autorisation de Vajravārāhī ("rdo rje phag mo'i byin rlabs ni//mar pa lho brag pa la med").

Gampopa (1079–1153) donnait ses instructions de mahāmudrā en dehors d’un contexte initiatique, même sans l’autorisation/grâce de Vajravārāhī. Initialement, quand ses disciples demandaient une consécration, il les envoyait ailleurs, et souvent ils finirent par rester avec le lama qui leur avait donné la consécration, samaya oblige... Il semblerait qu’une solution intermédiaire fut trouvée par la suite (à partir de quand ?, le nom de sKor Nirūpa tombe ici, voir plus loin), en utilisant l’autorisation/grâce de Vajravārāhī comme préambule rapide à la pratique des instructions. Selon Gorampa (1429-1489)[1], cette solution fut proposée par un certain Kong Neruwa (tib. kong ni ru ba, sKor Nirūpa Kor Nirūpa, sKor Ne ru ba), qui pourrait être identique à l’énigmatique passepartout sKor Nirūpa. L’idée étant que cette autorisation suffirait pour permettre aux adeptes de pratiquer la caṇḍālī (tib. gtum mo), plus tard faisant intégralement partie des “Six yogas de Nāropa”.[2] Solution toujours insuffisante, y compris le mode d’apparition instantanée du sādhana de la divinité associée à l’autorisation fut désapprouvé[3]. Sarah Harding ( “As for the Blessing of Vajravārāhī, Marpa Lhodrakpa does not have it. WTF?”) nous apprend, qu’il existait bien un texte de pratique (sādhana) dans le cadre de cet aspect de Vajravārāhī[4], attribué à Düsumkhyenpa (Karmapa I 1110-1193).

Quand les polémiques se sont poursuivies en la personne de Sakya Paṇḍita, Gorampa et d’autres, des grands bonnets Kagyupa ont pris la défense de leurs transmissions. Est-ce que Marpa Lhodrakpa avait bien reçu l’autorisation/grâce de Vajravārāhī ? Sarah Harding raconte tout cela avec beaucoup d’humour dans son article. Pao Tsuklak Trengwa (1504–1566) défend sa lignée en disant que les Kagyupa basent cette tradition sur la Transmission Aurale, que Tailopa avait reçu directement de la jñānaḍākinī à Oḍḍiyāna, et que Marpa l’avait reçue de Nāropa. En outre, dans le charnier de Sosadvīpa (à l'ouest de Bodhgaya, en tib. So sa gling), Marpa aurait rencontré la glorieuse Spontanée (tib. dpal ldan lhan cig skyes ma) en personne, sur les indications de Naropa. Elle lui conféra la consécration à l’aide de quatre symboles (Catuḥpīṭha selon la Vie de Marpa), et elle ouvrit son coeur avec son couperet en cristal afin de lui montrer la roue du mantra. Elle l’avait envoyée ensuite à Bodhgaya pour voir la sainte canine du Bouddha (tib. ston pa'i tshems mche ba), ce qui lui inspira la cachette où trouver les Instructions des phases de création et d’achèvement de la pratique de la jñānaḍākinī. C'était le texte en feuilles de palmier de Tailopa, sur lesquelles ce dernier avait inscrit les instructions en "lettres cingalaises" en vermillon.[5] Ce qui est intéressant c’est que le passage ici utilise le terme “spyan drangs”, qui est devenu le terme pour désigner la découverte de “Terma”. Comme le remarque Sarah Harding, c’est une double authentification : par la déesse en personne et par le Bouddha, ou sa sainte canine. La Vie de Marpa de Tsangnyeun (1505) précise que la déesse donna la consécration complète du Catuḥpīṭha (tib. phag mo bdra bzhi’i dbang) avec les instructions associées. Donc cette fois-ci, tout était bon ?

Les disciples de Sakya Paṇḍita ont ensuite contesté l’authenticité de cette Transmission Aurale, qui aurait apparu au Tibet par le biais de Kor Nirūpa (tib. skor ne ru pa), personnage suspect, que les disciples de Sakya Paṇḍita traitent ouvertement de “pervertisseur de Dharma” (tib. log chos pa), en l’accusant d’avoir fabriqué une fausse consécration (tib. rdzun dbang) de Vajravārāhī. Les Sakyapa avaient d'ailleurs leurs propres soucis en matière de faussaires. C’est peut-être ces polémiques qui avaient poussé les hagiographes à faire prendre la route à Réchungpa pour récupérer cette transmission par un autre biais.[6]

Padma Karpo (1527-1592) appelle Vajravārāhī la “ḍākinī incorporelle[7], et en effet, quand Réchungpa allait récupérer la Transmission Aurale chez Tipupa au Népal, celle-ci est désignée sous le nom “les Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle” (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu)”. Ce Tipupa était en fait la conscience transfuge de Darma Dodé, le fils de Marpa, qui avait déménagé sa conscience dans le frais cadavre d’un jeune brahmane, après un vol vers l’Inde dans le corps d’un pigeon voyageur. Tipupa transmit l’ensemble du cycle à Réchungpa, qui le transmit à Milarepa, qui le retransmit à Réchungpa (pour des raisons linéologiques), ainsi qu'à notre ami Ngamdzongpa. Et via Pamodroupa et Dusumkhyenpa, les neuf cycles ont dû être intégrés dans l’école Kagyupa. Deux maillons de transmission par des “transfuges de la conscience” (tib. grong ‘jug), Kor Nirūpa et Tipupa, cela fait peut-être beaucoup.

Il n’est pas impossible que les hagiographes ont encore pensé à un plan B. Dans les Chants de Milarepa, on trouve un court chapitre intitulé 47. (dbang bskur dang rab gnas kyi skor), où Vajrayoginī se manifeste à Milarepa et ses disciples (seuls Réchungpa et Ngendzongpa, etc. sont nommés) et où celle-ci donne la “Transmisison Aurale de la ḍākinī” (tib. mkha’ ‘gro snyan brgyud), sous la condition d’une seule transmission par génération spirituelle (tib. chig rgyud du gnas pa). Pour la consécration Milarepa, se disant trop vieux maintenant, n’intervient pas, et demande au vase de faire lui-même l’initiation. C’est le vase qui miraculeusement confère l’initiation à ceux qui sont présents. C’est la compassion des lamas "kagyupa" (tib. bka’ brgyud bla ma’i thugs rje) qui rendait possible ce miracle. Peut-être aidée un peu par la foi des disciples ? ...

Le chapitre termine sur un autre miracle, qui est en fait un miracle que nous connaissions déjà, mais avec d’autres personnages : Nāgārjuna et Saṅkaja/Paṅkaja. Voir mon blog Sur un thangka de mahasiddhas (XVIIIème) au British Museum. Ce miracle sert à montrer qu’il est possible de recevoir la bénédiction d’un icône/une divinité visualisée (skt. samayasattva), lorsqu’elle a été consacrée (tib. rab gnas) par la divinité jñānasattva. Dans ce cas, c’est le corps de Milarepa qui est consacré par le jñānasattva, ce qui le rend indifférencié de la jñānaḍākinī.

Ainsi, Réchungpa et les autres disciples virent que Milarepa fut indifférencié de Vajrayoginī”.
 

Détail Rossi & Rossi, Hongkong et Londres

***

[1] Gorampa Sönam Senge (Go rams pa bSod nams seng ge). sDom pa gsum gyi rab tu dbye ba’i rnam bshad rgyal ba’i gsung rab kyi dgong pa gsal ba in vol. 9 of The Collected Works of Kun-mkyen Go-rams-pa bsod-nams-seng-ge. Dehra Dun: Sakya College, 1979. TBRC W11249-0439

Gorampa, DSNSh, fol. 88a, explained that certain Kagyu practitioners of the Great Seal maintain that the requirements of maturation are met by bestowing on beginners the Sow-Head (Varahls'irsa) blessing (phag mgo’i byin rlabs), and that the recipient thereby becomes empowered to receive instructions and to undertake the meditative practices of the two processes even though initiation into a mandala has not been obtained. Gorampa relates (DSNSh, fol. 88a-b) that the custom of granting uninitiated beginners access to tantric praxis by conferring the Vajra Sow (Vajravarahi) blessing “originated in the time of Gampopa Dakpo Lhaje Sonam Rinchen [1079-1153]. He sent his pupils to request initiations of other teachers. Most of them did not return but settled [elsewhere], and because Dakpo had urged that every group [of students] must have its own bestower of initiations, he consented when Kong Neruwa inquired of him, ‘What if I were to perform the Sow-Head (Varahls'irsa) initiation?’ [The latter] conferred the Sow-Head blessing and then expounded the Six Doctrines of Narofpa] [see Roerich, trans., BA, p. 829], the Great Seal, and other precepts. From that time onward, [the custom] developed of winning access to the doctrine through instructions expounded by a master from whom initiation had been requested, i.e., the door to the Six Doctrines being opened merely by a conferral of the Vajra Sow-Head blessing, even though the initiation of Cakrasamvara had not been [previously] obtained.” 
A Clear Differentiation of the Three Codes, Essential Differentiations Among the Individuals, Sakya Pandita Kunga Gyaltshen, Victoria R. M. Scott, Jared Douglas Rhoton, Suny, p. 184, note 5..

[2] Sakya Paṇḍita : “Nowadays, some claim that the blessing-rite of the Vajra Sow (Vajravarahi) is itself an initiation. I have seen that, having opened the door to doctrine with this, such people practice the inner heat (gtum mo, caṇḍālī and other meditations.” TIB. deng sang rdo rje phag mo yi byin rlabs dbang bskur yin zhes zer 'di yis chos kyi sgo phye nas gtum mo Ia sogs bsgom pa mthong (4)

[3] Sarah Harding citant Pao Tsuklak Trengwa : “Later on, Vajravārāhı’s blessing, a dream-based [tradition of] bodhichitta, instantaneous creation in meditation of the yidam, the white single sufficient remedy, and many such perverse teachings that contravene the buddhadharma are spreading around these days.”

[4] dPal rdo rje rnal 'byor ma'i gsang bsgrub rje btsun mo lhan skyes, réf. TBRC CW23651

[5] zhes lung bstan pa ltar/_so sa'i gling du dpal ldan lhan cig skyes ma dang dngos su mjal te dbang bzhi brda'i sgo nas bskur/_shel gyi gri gug gis thugs ka kha phye nas sngags kyi 'khor lo bstan/_skyed rdzogs bla mas gsungs pa ji lta ba nyid gnang nas rdo rje'i gdan du ston pa'i tshems mche ba ltos la bod du song zhig zhes lung bstan/_rdo rje'i gdan du tshems mche ba gzigs pas skyed rdzogs kyi man ngag bla ma dang mkha' 'gros ji ltar gsungs pa de nyid tA la'i lo ma la li khris sing+ga la'i yi ger bris pa brnyed de spyan drangs/

[6] des na rje sa skya pas/_rdo rje phag mo'i byin rlabs ni/_/mar pa lho brag pa la med/_/ces dang*/_/phyi nas phag mo'i byin rlabs dang*/_/zhes chos log tu 'dren pa sogs ni tshangs pa chen po'i mdzad pa kho na ste kho bos bkag pa'i phyir zhes pa kho na rigs pa'i mthar thug yin no/_/yang de'i rjes 'brang kha cig na re/_skor ne ru pa bya ba log chos pa cig gis _phag mo brda bzhi'i dbang_ bya ba'i rdzun dbang byas pa de dgag pa yin zer ba yang cha med par smra ba la rings pa yin te/

[7] Un commentaire de la pratique de Vajravārāhī par padma Karpo porte le titre “lus med mkha' 'gro'i chos sde'i rnam par bshad pa chos kyi nying khu” (TBRC W10736).

samedi 16 mai 2015

Des histoires à coucher debout (âmes sensibles s'abstenir)



« La méthodologie historique cherche notamment à établir les causes des événements historiques, ainsi que leurs répercussions sur le devenir historique. L'histoire, comme son origine le rappelle, est d'abord une enquête (Ἱστορίαι [Historíai] signifie « enquête » en grec). Il ne suffit pas de lire les écrits laissés par les anciens pour savoir ce qui s'est passé. D'une part parce que ces récits ne témoignent pas de toute la réalité ; d'autre part parce qu'ils peuvent être constitués partiellement ou entièrement d'informations fausses ou déformées. » (wikipedia)

Ce que nous connaissons de Tailopa/Tillipa/Tilopa nous vient principalement des hagiographies (composées au XV-XVIème siècle)[1], et de quelques écrits qui lui sont attribués. En prenant les hagiographies au pied de la lettre, une des premières hagiographies de Tilopa serait celle que l’on attribue à un auteur qui l’a écrit pour le bien de son fils Dodé (tib. mdo sde). Ceux qui connaissent un peu l’hagiographie de Marpa le traducteur (1012-1097)[2], n’auront pas de mal à reconnaître dans cette dédicace le grand maître de Milarepa.

La traduction anglaise de cette hagiographie a été publiée en 1995 sous le titre « The Life of the Mahāsiddha Tilopa » par LTWA. La traduction est de Fabrizio Torricelli et Acarya Sangye T. Naga, qui présentent en effet Marpa Chos kyi blo gros comme son auteur. Or, cette hagiographie a été compilée dans la première moitié du 16ème siècle par Shar kha ras chen[3] (XVème s.), Kun dga' dar po (aussi connu sous le nom Grub mchog Anandadaya) et leur disciple byang chub bzang po. Nous sommes bien dans la mouvance des yogis « fous » (smyon pa).

Ce texte se présente comme l’hagiographie de Tilopa, écrite par Marpa (donc officiellement au XIème siècle), pour le bien de son fils Darma Dodé, mort tragiquement. L’auteur implore le pardon des ḍākinī pour avoir ainsi écrit des choses qui auraient dû rester sous le sceau de l’écrit. Ces choses étant notamment les Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu), que Tilopa aurait reçu de la Jñānaḍākinī à Oḍḍiyāna. Il s’agit d’une transmission aurale (tib. snyan brgyud), transmise sous le sceau du secret à un seul disciple à la fois, une fois pendant sa vie (tib. cig brgyud). Selon les hagiographes, le fils de Marpa, Dodé, serait mort tragiquement d’une chute de cheval, ce qui avait pour effet d’interrompre la transmission de la pratique du transfert de la conscience (tib. 'grong 'jug), qui fait partie des Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle. Comme Marpa la lui avait déjà transmise, il ne pouvait la transmettre à un autre.

Par bonheur, Dodé était encore en état de transférer sa conscience sur un autre corps (sct. para-kāya-praveśa tib. 'grong 'jug), juste avant de mourir. Il la transféra sur le corps d’un pigeon voyageur. Pendant que Dodé rendait l’âme, le pigeon reprit vie et s’envola vers l’Inde, sur les instructions de Marpa. Il se trouva qu’un couple de brahmanes déplora la perte de leur jeune fils de treize ans.
« Tarma Dodé leur dit[4] qu’il avait transféré sa conscience par l’intermédiaire du corps d’un pigeon et raconta toute l’histoire. Dans le dialecte de cette région de l’Inde, un pigeon se dit tipou et, en raison de ce prodige, Tarma Dodé fur surnommé Tipoupa ».[5]
L’hagiographie de Marpa suggère ainsi que le Tipupa dans lequel le fils de Marpa, Dodé, avait transféré sa conscience, serait le même que celui qui fut détenteur de l’ensemble des Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle. En effet, selon les Chants de Milarépa[6] (de Tsangnyeun Heruka), Nāropa n’avait transmis que quatre des neuf cycles, et l’intégralité à un autre disciple, nommé Tipupa. C’est ce Tipupa, qui aurait transmis l’intégralité de la transmission aurale de Tilopa, les Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle, à Réchungpa, après que celui les avait reçus une première fois de sa disciple Bharima[7]... Et c’est à travers Réchungpa, par le biais de Phamoudroupa, le 1er Karmapa[8] etc. que la lignée kagyupa dispose du « siddhi authentique »[9]. Le rôle joué par Tipupa et Réchungpa, en tant que détenteurs des Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle qui descendraient de Tilopa et la Jñānaḍākinī d’Oḍḍiyāna, est crucial pour la transmission de la mahāmudrā tantrique de la lignée kagyupa.

Comment avons-nous eu connaissance de leur importance à cet égard ? C’est grâce à des hagiographies qui abondent en détails, en comparaison des hagiographies très sobres de Nāropa, Marpa et Milarepa composées auparavant, p.e. par Gampopa[10]. Si nous lisons par exemple le colophon de « Guirlande de la voie sublime », nous n’y verrons pas le nom de Tilopa (et sa Bharima[11]), ni de Tipupa (et sa Bharima)...
« J'ai pu étudier auprès de mes bienveillants instructeurs Kadampa la transmission des paroles (gsung) authentiques (dri ma med pa) du glorieux Dīpāṅkara et les générations suivantes, autorisés (mnga' gsol) par leurs instructeurs dotés d'une compréhension juste (zag med) et les divinités tutélaires comme Tara etc. d'éclairer (gsal byed) la doctrine au pays des neiges au nord. J'ai été pris en charge (rjes su 'dzin pa) par le souverain parmi les seigneurs, Milarepa, qui détenait la quintessence de l'Esprit (thugs kyi bcud) de grands êtres, tels Nāropa et Maitrīpa, réputés comme le soleil et la lune au noble pays de l'Inde, et de grands sages accomplis tels Marpa de lho brag etc. J'ai regroupé leurs paroles authentiques (dri ma med pa) en ce texte intitulé "Guirlande de la voie sublime". Ce trésor qui contient les paroles des deux [transmissions] Kadampa et Mahāmudrā a été composé par Dwags po snyi sgom bsod nams rin chen. »
Aucune mention non plus de la transmission aurale des Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle. A toute vraisemblance, Gampopa ne la connaissais pas, ni le rôle de Tilopa dans cette transmission, contenant tout le « siddhi authentique » de la lignée. Elle est apparue plus tard. Il est difficile à dire quand. Mais on peut constater une grande activité hagiographique aux XV-XVIème siècles, qui a pour but de raconter les origines de la transmission orale et les hagiographies de ses détenteurs. L’objectif de la Vie de Tilopa attribuée à Marpa est de raconter l’origine de la transmission aurale reçue de Tilopa, en montrant ainsi que Marpa aurait connaissance d’elle et qu’il l’aurait reçue. Dans les autres hagiographies, on apprend comment elle fut transmise en Inde (à Nāropa, à Tipupa), puis au Tibet (à Marpa, et partiellement à Milarepa, puis à Réchungpa etc.). En réalité, la Vie de Tilopa a été « compilée » dans la première moitié du XVIème siècle[12] par Shar kha ras chen (XVème s.), Kun dga' dar po (aussi connu sous le nom Grub mchog A nanda da ya[13]) et leur disciple byang chub bzang po. Les autres grandes hagiographies, dont certaines sont mondialement connues, ont toutes été composées aux XV-XVIème siècles par un cercle de yogis, se réclamant de Réchungpa et de la lignée de Nāropa (= transmission historique et transmission aurale), et qui protestaient contre les « réformes » des grands centres monastiques, y compris kagyupa.

Les hagiographes font dire à Milarepa (en 1476) :
« Les Kadampas possèdent des instructions (gdams ngag), mais n'ont pas d'instructions [orales][14]. Parce qu'un démon avait pénétré le cœur du Tibet, on n'avait pas permis au vénarable maître (Jo bo rje) Atīśa d'enseigner le mantra secret. Si on l'avait laissé faire, le Tibet aurait été entièrement rempli de saints. La phase de génération des kadampas ne consiste qu'en la méditation sur cinq divinités dans leur aspect veuf (c.à.d. sans śakti, lnga pho) et leur phase de dissolution ne consiste qu'en des méditations, où le monde et les habitants fondent dans la lumière rayonnante ('od gsal roerich : sphère ābhāsvara). Tu devrais cultiver ma pratique de caṇḍalī en forme de petit A (gtum mo a thung) ».[15]
Et à Marpa :
« Tout le monde possède une lignée, et pourtant, celle qu'il faut avoir, c'est celle de la ḍākinī. Tout le monde possède un patriarche atteint l'éveil par la méditation, et pourtant ce qu'il faut réaliser, c'est l'éveil sans médite, et pourtant celui qu'il faut avoir, c'est Tilopa. » Et « Tout le monde possède des instructions orales, et pourtant celles qu'il faut avoir, ce sont celles de la Transmission aurale. » (Marpa, éd. Claire Lumière, p. 211)
Et à Dodé, le fils de Marpa, dans son dernier souffle, avant de transférer sa conscience sur un pigeon voyageur :
« Comment pouvez-vous dire que tous les enseignements traduits en Inde ne sont pas véridiques ? Et plus encore, ceux que mon noble père a données ? Ne vous méprenez pas au sujet du lama. Entretenir des vues erronées concernant le lama est une cause d'errance dans les mondes inférieurs. »[16]
Ce qui, pour une grande partie, est en jeu dans tout cela, ce sont les pratiques faisant intervenir les « dieux et démons » et les siddhi dont ils seraient détenteurs[17], et aussi les pratiques de la porte inférieure, et de karmamudrā, techniquement interdites à des moines, mais pas à des prêtres mariés (vajrācārya) Newar.

Quand Réchungpa habite au Népal avec son maître Tipupa, il est logé à l’étage inférieur. Son maître et sa femme dormaient à l’étage supérieur. Ce sont nos hagiographes qui racontent la suite, résumée par Peter Alan Roberts (je traduis).
« Une nuit, Réchungpa monte doucement à l’étage supérieur pour espionner Tipupa, et voir ce qu’il pratique. Il est découvert par Ma Lotsawa, qui l’accuse de malveillance. La femme de Tipupa [« bharima »] vient à la défense de Réchungpa.[18] Il n’y a pas d’autre mention de la femme, et son rôle dans l’histoire n’est pas très claire. Peut-être (toujours Roberts) est-ce un relief d’une version précédente, car peu après Tipupa cède et initie Réchungpa à la pratique sexuelle. Il n’est pas précisé avec qui, mais au cours de l’initiation officielle, le disciple est censé avoir commerce avec la femme du gourou, après que le gourou l’ait précédé. L’initiation n’était transmise qu’à un seul disciple à la fois, ce qui avait pour nom « transmission unique » (tib. cig brgyud), bien que ce terme ait souvent été mésinterprété comme un lama ne faisant passer la transmission qu’à un seul disciple ».[19]
Pour montrer que ce n’était pas seulement les pratiques sexuelles qui étaient contestées dans les pratiques Newar, que Réchungpa auraient apportées à Milarepa, l'histoire sur la Répentance de Rechungpa dans la Vie de Milarepa par Tsangnyeun relate comment, en absence de Rechungpa, Milarepa feuillete les textes ramenés par lui du Népal et en brûle la plus grande partie, en priant les Protecteurs du Dharma de « détruire tous les livres hérétiques de mantras malveillants qui nuiront à la Doctrine et aux êtres »[20]. Les Annales Bleus nous donnent une idée sur le genre de mantras que Milarepa aurait pu craindre. Rechungpa aurait été en possession d'un mantra maléfique capable de dérober la vie[21] et, craignant lui-même que ce mantra sera néfaste, il l’aurait caché. Lisez entre les lignes afin de pouvoir être retrouvé plus tard comme un terma[22]. L'autodafé de Milarepa aurait rendu furieux Rechungpa, mais lorsque les textes des ḍākinī informelles furent reconstitués miraculeusement, il s’apaisa.

Les textes brûlés par Milarepa, ont été reconstitué miraculeusement (sans doute quelques siècles plus tard) et le mantra maléfique que Réchungpa aurait caché sera retrouvé comme un terma ultérieurement. La transmission de Réchungpa fut ainsi "sauvée".

Exemple d'un autre texte attribué à Milarepa. Réponse de Milarepa à la question s'il avait eu Dagméma, la femme de Marpa, pour partenaire. Il s'agit principalement de propos attribués à Milarepa quelques siècles après sa mort.

***

[1] Répertoriées par Torricelli et Sangye Tendar Naga dans The Life of the Mahāsiddha Tilopa

[2] Marpa, Maître de Milarépa, Sa vie, ses chants, trad. Christian Charrier, éd. Claire Lumière

[3] Disciple du deuxième Droukchen kun dga' dpal 'byor (1428-1476), qui fut un des maîtres de Tsangnyeun Heruka (1452-1507).

[4][4] Grâce à son père Marpa le traducteur, Dodé parla un peu « la langue indienne ». p. 194

[5] Vie de Marpa, p. 194

[6] Mgur ’bum p. 397-401

[7] Dans The Life of Milarepa (2010) de Tsangnyon Heruka, traduit par Andrew Quintman, on trouve un autre spin off du rôle de Bharima, qui semble avoir particulièrement inspiré Tsangnyeun.

[8] Suite à cette épisode, toujours selon ‘Gos lo, le 1er karmapa se serait rendu auprès de Rechungpa à Lo re et aurait reçu de lui les Six yogas de Nāropa, l'application de sessions de pratique de méditation (thun 'jog ) et toutes les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Rechungpa lui aurait transmis toutes les instructions pratiques (dmar khrid ) du chemin des expédients (thabs lam) et le 1er Karmapa reconnut (ngo 'phrod pa) la gnose consubstantielle de la félicité vide, comme s'il se regarda dans une glace.

[9] 8ème Karmapa : « Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, qui est présent dans les intuitions analogique et réelle (dpe don gyi ye shes) authentiques[14], qui ne sont pas manifestes (ngon sum) avant les trois initiations supérieures des quatre initiations (mchog dbang gong ma gsum) mais ce sont le Parāmitāyāna causal[15] de nos jours et la tradition des instructions communes de Samātha-Vipassana qui viennent d’Atisha et font partie du chemin graduel de l’éveil, enseignés par Gampopa et Pamodroupa (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l'ont appelés pour cette raison la mahāmudrā intégrée naturellement (phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant l'initiation, ce qui est appelé la Tradition commune du Sūtrayāna et du Mantrayāna. »

[10] La hagiographie de Tilopa et Nāropa dans l’oeuvre complet de Gampopa n’est pas signée. Elle relate la vie de Nāropa et sa rencontre avec Tilopa. Nāropa lui demande les instructions de la Mahāmudrā (p. 6). La hagiographie de Marpa et de Milarepa (p. 25) est écrit par le même auteur anonyme. Elle est présentée comme un texte séparé, mais qui est en fait la continuité du texte précédent. "de'i sras su gyur pa mar pa lo tsa va de nyid yin te".

[11] Selon Hubert Decleer, le terme bharima désigne la femme d’un bhare, un mot Newari dérivé de vajrācārya, « maître vajra », une femme de prêtre marié. The Rechungpa biographies par Peter Alen Roberts. Si ce terme est réellement d’origine Newar, on peut s’interroger sur sa présence comme nom propre de la courtisane, dans l’hagiographie de Tilopa, attribuée à Marpa.

[12] Life of the mahāsiddha Tilopa, preface VII

[13] http://rywiki.tsadra.org/index.php/Kagyu_Namthar

[14] Lire transmission aurale, c’est-à-dire les Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle.

[15] Annales bleus p. 455-456 DT 543

[16] Vie de Marpa, éditions Claire Lumière p. 191

[17] Voir la conversation entre Réchungpa et Bharima (« femme de vajrācārya »).

[18] Rappelons la scène dans la vie de Milarepa où la femme de Marpa prend sa défense.

[19] Biographies of Rechungpa, Peter Alan Roberts

[20] Volume 2, p.442. Milarepa n'avait gardé que les instructions des ḍākinī informelles p. 452

[21] AB p. 438. Milarepa avait dans sa jeunesse lui-même pratiqué ce genre de mantras maléfiques et était donc particulièrement sensible à cette matière.

[22] Dans un texte (à partir de p. 317) sur la pratique de Cakrasaṁvara selon le système de Rechungpa, composé par Djamgoeun Kongtrul (1813 - 1899) : Yang ‘gro mgon gtsang pa rgya ras (1161-1211) gyis ras chung rdo rje grags pas sbas pa’i gter kha ro snyom skor drug phogs lho brag mkhar chu nas spyan drangs pa gDams ngag mdzod, vol. Bka’ brgyud pa dang po, p. 330

vendredi 22 août 2014

Il est des nôtres...



Selon l’historien tibétain Bu-ston Rin-chen Grub (1290–1364)[1], Vasubandhu (IIIe - IVe siècle) se serait suicidé en arrivant au Népal, où il vit un moine labourer un champs en tenant un jarre d’alcool. Il aurait dit “la Doctrine a cessé d’exister”, et après avoir, totalement déprimé, cité à l’envers le dhāraṇī d’Uṣṇīṣa Vijaya[2] (S. Uṣṇīṣa Vijaya Dhāraṇī Sūtra T. rnam rgyal ma’i gzungs) il serait mort ainsi.

Il y a quasiment un millénaire entre la vie de “l’historien” Bu-ston et ce suicide hagiographique de Vasubandhu, quand ce dernier aurait été confronté à un bouddhisme plus débridé au Népal. En revanche, nous semblons tenir ici un thème récurrent, une constante hagiographique de la période du protectorat mongol (1246-1720), et plus particulièrement du gouvernement Phagmodrupa (1354-1481). Le barde yogi Tsang Nyön Heruka (1452-1507), l’auteur des vies de Marpa, Milarepa, Réchungpa etc., l’utilisera souvent. Quand Milarepa rencontre Marpa pour la première fois, il perçoit un moine (sic !) corpulent en train de labourer son champs. Le moine lui promet de le conduire auprès de Marpa, s’il l’aide à labourer le champs. Le moine lui donne alors un jarre de bière, qu’il boit entièrement. Cela désaltère Milarepa et lui donna de l’énergie.[3] Ce moine s'avère être Marpa. Contrairement à Vasubandhu, Milarepa ne s’offusqua pas d’un moine laboureur et buveur et il deviendra un des plus grands saints du Tibet.

Quand Gampopa rencontra Milarepa, anecdote racontée par le même barde, il lui fit offrande d’un maṇḍala de seize onces d’or et d'un bloc de thé. Milarepa prit un morceau d’or et le lança dans le ciel en l’offrant à Marpa. Il prit ensuite un kapala rempli d’alcool, en but la moitié et passa l’autre moitié à Gampopa, qui hésita mais but tout, montrant ainsi que lui aussi était un digne récipient![4]

Ce n’est pas tout. Buddhajñānapāda/Buddhaśrījñāna (T. sangs rgyas ye shes zhabs), qui accessoirement aurait aussi été un des maîtres de Vimalamitra, est traditionnellement situé au 8ème siècle. Il serait à l’origine d’une transmission Guhyasamāja. Au bout de nombreux périples racontés par son disciple Vitapāda, ce maître finit par étudier avec l'ācārya Mañjuśrīmitra, un « moine à la robe ouverte »[5] Quand il le rencontra, Mañjuśrīmitra était en train de labourer son champs, ayant improvisé un chapeau avec ses robes de moine. Il vivait là avec deux autres guru, une prostituée avec son enfant et un chien blanc (flatté par l'honneur qu'on lui fait en le mentionnant). Buddhaśrījñāna ne ressentit rien de spécial, concluant d’abord qu’ils furent simplement sans vergogne. Toute la petite bande allait cependant se manifester à Buddhaśrījñāna comme le maṇḍala de Mañjughoṣa[6]. Ici aussi, cela se termine mieux que dans l’anecdote de Vasubandhu, qui n’est pas des nôtres, car il n’avait pas bu son verre comme tous les autres…

Les Annales bleues racontent « comme un démon avait pénétré le cœur du Tibet, Atiśa, qui y arriva en 1042, n'était pas autorisé (par son disciple 'Brom ston) d'enseigner le Vajrayāna, lorsque celui-ci commençait à enseigner les dohā » et ajoutent que s'il avait été autorisé de le faire, « le Tibet aurait été tout entier rempli de saints ! », reprenant ainsi les propos de Milarepa, yogui et adepte militant du chemin des Sciences.[7] Pour la même raison, les pratiques des divinités du système Kadampa ne contiennent que des divinités dans leur aspect de « veuf », c'est-à dire sans śaktī, donc sans puissance[8]

Gampopa appartenait à la lignée (kadampa) descendant d’Atiśa. Ayant reçu de Milarepa les instructions de la mahāmudrā, il avait fait converger ces deux transmissions dans une école (kagyupa) plutôt monastique. Après les attaques de Sakya Pandita (1182–1251) et avec la montée en puissance des yogi "pamodroukpa", le barde Tsang Nyön Heruka (1452-1507) avait ressenti le besoin de sauver hagiographiquement Gampopa du syndrome de Vasubandhu. Il fallait qu’il boive son verre comme tous les autres. Ce qui fut chose faite par ses hagiographies. Mais comment expliquer que dans son monastère, les moines vivaient véritablement comme des moines, tout en ayant accès à ce que le vayrayāna avait à offrir de mieux ? Un maître de discipline trop zélé et borné ? Des moines qui ne furent pas (encore) de bons récipients ? Hagiographiquement, le monastère et la lignée de Gampopa seront sauvés par trois moines qui eux furent d’excellents récipients, trois hommes du Kham. Un des trois, Pamodrupa (1100-1170), dont les fils spirituels gouverneront le Tibet entre 1354 et 1481), aurait même écrit un chant sur la meilleure façon de boire de la bière.[9]

On appréciait la bière qui coulait à flots sous le protectorat mongol. Lama 'Phags-pa (1235–1280 CE), moine pleinement ordonné et neveu de Sakya Pandita, bien vu par Kubilai Khan (1215-1294, petit-fils de Gengis Khan (v. 1160-1227), l'aimait au point de faire son éloge. Dan Martin a traduit son Hymne à la bière, inclus dans son oeuvre complet !

Moralité de tout cela : méfiez-vous de moines amères sans femme qui ne boivent pas, si vous voulez remplir votre pays de saints !

Pour conclure, un extrait d’un interview avec lama Chökyi Nyima (Richard Barron), le traducteur canadien de Kalou Rinpoché I. Il raconte la visite de Kalou Rinpoché chez Trungpa Rinpoché.

« Nous étions invités à diner chez Trungpa Rinpoché, ce qui était déjà en soi tout une mise en scène, avec son majordome qui portait des gants blancs et qui servait les plats avec des plateaux en argent. Le lendemain matin, Kalou Rinpoché devait parler à la sangha. Je me souviens que c’était à cette occasion qu’Allen Ginsberg décida de jouer l’avocat du diable en demandant “ Quelle est la raison dharmique ou a-dharmique de l’amour du boisson de Trungpa? Et en tant que ses étudiants, comment devrions nous réagir?” un silence de mort s’ensuivit et je pense que les gardes vajra étaient sur le point de se précipiter sur lui en de lui couper la langue, mais je l’ai néanmoins traduit pour Kalou Rinpoché. Il esquissait une sorte de sourire et dit “Bon, d’abord je vous parlerai un peu de Padampa Sangyé. Padampa Sangyé avait une sacrée descente et cela posait un problème pour de nombreux étudiants. Finalement, un d’eux finit par lui demander comment c’était possible, étant un maître éveillé, qu’il soit toujours ivre. Et Padampa répondit “Ah, le Pha dam pa n’est peut-être pas sans défaut, mais le don dam pa (l’absolu) l’est.”

Souvent ce genre de blagues tombe à plat. Elles donnent du sel à la causerie, mais elles ne fonctionnent pas en anglais, si on traduit trop littéralément. Mais dans ce cas précis, cela tomba à pique et le public avait adoré. Cela lui permetta de poursuivre, “Alors, ayant dit cela, je me fais moi-même des soucis au sujet de la santé de Trungpa Rinpoché. Je n’ai pas de problème avec l’aspect moral ou éthique de son amour de la boisson, mais je me fais des soucis pour sa santé, et je pense qu’étant ses étudiants, vous pourriez le voir en lui disant : “S’il vous plaît monsieur, nous avons une foi absolue en vous en tant que maître, mais dans l’intérêt de tous les êtres, nous vous prions de prolonger votre vie en renonçant à boire. Il disait que quand on avait choisi quelqu’un comme son maître de vajrayāna, on ne pouvait plus lui parler d’u point de vue “J’ai raison et vous avez tort. Vous faites une erreur et vous faites quelque chose de mal, j’insiste que vous changiez.”

Il pouvait faire passer ce message avec tant de gentillesse, grâce à la blague au départ.»[10]


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MàJ 26082014 L'exemple de Danzan Ravjaa, heruka et auteur mongol d'un autre hymne à la bière

[1] Dorji Wangchuk : “According to the accounts of how he died, it seems that he committed suicide. Vasubandhu goes to Nepal and there he witnesses an ordained Buddhist monk holding a pot of alcohol (and ploughing a field?). He says: “The doctrine has ceased to exist.” He gets depressed, recites the rnam rgyal ma’i gzungs in the reverse order/sequence, and dies! What a means, what a method! See the Bu ston chos ’byung (pp. 156–157)”

[2] Ce dhāraṇī est censé prolonger la vie de celui qui le récite. L’anecdote semble suggérer qu’en le récitant en l’envers, il raccourcirait la vie… “The sūtra was translated a total of eight times from Sanskrit to Chinese between 679 CE and 988 CE.[2] It gained wide circulation in China, and its practices have been utilized since the Tang Dynasty, from which it then spread to the rest of East Asia.” Wikipedia

[3] The Life of Milarepa, Lobsang P. Lhalungpa, p. 45

[4] The Hundred Thousand Songs of Milarepa, Garma C.C. Chang, p. 473

[5] T. dge slong ‘ban po sham thabs bye zhing*/ Chez Davidson : byi ba’i sham thabs can (traduit par robe en peaux de souris…). Il faut sans doute lire "bye ba’i sham thabs can". Tout comme on parle de “loose women” on pourrait parler de “loose monks”.

[6] ji ltar rtogs she na sprul pa’i dge slong zhes pa la sogs pa’o/ de yang rdo rje ‘dzin pa chen pos sprul pa’i dge slong byi ba’i sham thabs can chos gos las thod byas pa gcig zhing rmo zhing gnas pa dang*/ bla ma gnyis te bu chung dang ldan pa’i bud med ngan pa dang*/ khyi mo dkar ba mtshan ma can no/ de rnams dang phrad ba las rtogs pa’i rlabs mi mnga’ bas bla mas de rnams la ma khrel to/. Source Mdzes pa’i me tog ces bya ba rim pa gnyis pa’i de kho na nyid bsgom pa zhal gyi lung gi ‘grel pa (To 1866), traduction tibétaine (par Kamalaguhya et (Tsalana) ye shes rgyal mtshan) du Suksumanāmadvikramatattvabhāvanāmukhāgamavṛtti. Kamalaguhya/gupta avait travaillé avec le grand traducteur Rin chen bzang po (958-1055). Tsalana ye shes rgyal mtshan était roi de Samyé entre env. 920-950 (Source : The mirror illuminating the royal genealogies: Tibetan Buddhist ... Par Bsod-nams-rgyal-mtshan (Sa-skya-pa Bla-ma Dam-pa, p. 442), mais devint un moine plus tard dans sa vie. Il était aussi traducteur. (Source : Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture Par Ronald M. Davidson, p. 113) To. 1866, feuilllets 89b4-90b5

[7] Blue Annals, p. 455-456, Deb sngon p. 396-397

[8] Blue Annals p. 456

[9] Source: Dan Martin. Dus gsum sangs rgyas thams cad kyi thugs rje'i rnam rol dpal ldan phag gru rdo rje rgyal po mchog gi gsung 'bum rin po che ("The Collected Works of Phag-mo Dru-pa"), Khenpo Shedup Tenzin & Lama Thinley Namgyal, Shri Gautam Buddha Vihara (Kathmandu 2003), in 9 volumes.VOLUME ONE KHA/JA rje phag mo gru pas mdzad pa'i mgur rnams kyi skor chos tshan bdun. 355-372.

[10] “We had dinner with Trungpa Rinpoche, which was quite a scene in itself with his butler wearing white gloves and serving the food from silver salvers. Then the next morning Kalu Rinpoche was asked to address the sangha. I remember it was on that occasion that Allen Ginsberg decided to play devil’s advocate, and said, “What is the dharmic or a-dharmic reason for Trungpa Rinpoche’s drinking? And, as his students, how should we relate to that?” Of course, a deathly silence fell over the room, and I think the vajra guards were ready to jump him and cut his tongue out, but I translated it for Kalu Rinpoche. Rinpoche sort of smiled and said, “Well, let me tell you first about Padampa Sangye. Padampa Sangye was a real boozer and a lot of his students had a problem with that, and one of them finally asked him why, if he was an enlightened master, he was always drunk. And Padampa said, ‘Ah, the Padampa may be impaired, but the döndampa (absolute) is not.’”

So often the things that die are the jokes. They’re the things that would make the talk happen, but they don’t work in English if you are doing too literal a job. In this case, it just fell into place, and the audience loved it. Then he was able to say, “Now having said that, I myself am concerned about Trungpa Rinpoche’s health. I have no concerns about the morals or ethics of him drinking. I am concerned about his health and I think you as his students should be too. And you could go to him and say, ‘Please sir, we have absolute faith in you as our teacher, but for the sake of all beings, please consider extending your life by cutting back on your drinking.’” He said once you’ve accepted someone as your vajrayana teacher, you can’t speak to them from a perspective of ‘I am right and you’re wrong. You’re making a mistake and doing something bad and I insist that you change.’

He was only able to get that message across so kindly because of the set-up with the joke.”
Source

[11] Dan Martin semble suggérer que ce ne fut pas le cas. Padampa aurait même composé un écrit contre les méfaits de l'alcool.
"There are a number of Tibetan works on the evils of beer, including one attributed to Padampa Sangyé I thought I would write about sometime if I get the chance."