mercredi 8 mai 2019

L'entrepreneuriat attentionnel


Photo : Radio-Canada / Danny Braün


Un message hier sur le timeline FB de Vincent Cespedes (public) m’avait alerté. Je l’ai partagé sur mon timeline Hridayartha. Ce message m’a fait me lancer dans des recherches sur l’association SEVE.

Les associations (SEVE, Chemins d’enfances, Ashoka France, etc.) vivent de dons déductibles des impôts.
Votre don ouvre droit à déduction fiscale, à hauteur de 66% de votre impôt sur le revenu. Un don de 100€ par exemple ne vous coûte en réalité que 34€ (66€ sont déduits de vos impôts).
En tant qu’entreprise, vous bénéficiez d’une réduction d’impôt à hauteur de 60 % de votre don, dans la limite de 0,5 % de votre chiffre d’affaire HT
.” Source
Mention SEVE avant l'abolition de l'ISF : "ISF : Impôt de Solidarité sur la Fortune, déduction à hauteur de 75%

Les entreprises ou donateurs qui font des dons (“mentors philantropes”), qui permettent de réduire leurs impôts de façon significative en choisissant la cause/charité privée qui a leur préférence. Ces dons viennent donc amoindrir le budget de l’état pour sa gestion (dépenses, remboursement des dettes etc.). L’argent qui était destiné au public va donc finalement vers des initiatives privées, qui peuvent avoir leurs propres critères pour sélectionner les bénéficiaires de leurs causes/charités. Cela a pour conséquence de diminuer la capacité de l’état pour gérer ses propres projets, voire pour rembourser ses dettes.

Cela fait entrer sur la scène toutes sortes d’initiatives privées qui capturent l’argent des “mentors philantropes” avant que celui-ci n’aille sous forme d’impôts vers l’état. Et ceux à l’origine de ces initiatives auront tenteront leurs chances d’obtenir gain de cause auprès des “mentors philantropes”. Si c’est le cas ce sera une relation gagnant-gagnant aux dépens de l’état. Cette logique conduirait à terme à la reprise des activités sociales par le secteur privé. D’où le phénomène d’entrepreneuriat social, inventé par Bill Drayton, un ancien employé de McKinsey and Company et inventeur de la devise : "l'entrepreneur social ne se contente pas de donner un poisson, ou d’apprendre à pêcher : il ne sera satisfait que lorsqu’il aura révolutionné toute l’industrie de la pêche". Avec son fonds Ashoka, et projets annexes, il veut préparer les “acteurs de changement” (Changemakers) de demain, dès l’école primaire.
"Ashoka aide les entrepreneurs à travailler ensemble, ainsi qu’avec des partenaires dans des entreprises, gouvernements, universités et d’autres institutions influentes, afin de mobiliser et démontrer le pouvoir de l’entrepreneuriat collaboratif."
Cela implique que l’éducation nationale serait incapable de préparer les “acteurs de changement” de demain ? A moins qu’elle ne manque de moyens, à cause de problèmes de budget… Les entreprises et les “mentors philantropes” ont certes plus de moyens, entre autres grâce aux déductions d’impôts associées à leurs dons aux causes privées, mais non seulement. Avec ses demandes incessantes de dé-régularisations, le secteur privé sape les moyens (et l’autorité) de l’état, dans tous les domaines, y compris l’éducation nationale. En plus de manquer des moyens, les écoles seraient incapables de préparer les “acteurs de changement” de demain et auraient besoin d’un coup de main dans ce domaine. Quel sorte de changement d'ailleurs, qui en décide ?

La présidente du Fonds Ashoka France pour l’entrepreneuriat social, Martine Roussel Adam, avait en 2016 co-fondé l’association SEVE (Savoir Être et Vivre Ensemble) avec le philosophe expert en religions Frédéric Lenoir. SEVE propose aux écoles primaires etc. d’animer des classes de philo-méditation, officiellement “Ateliers de philosophie et pratique de l’attention”. Les animateurs/animatrices de ces “ateliers philosophiques” ont suivi une formation SEVE (8 jours, 500 €) au préalable. “Au terme du parcours, une attestation est remise à chaque stagiaire ayant suivi complètement le parcours.”

Quels que soient le contenu et les effets de ces ateliers, “l'entrepreneuriat social” fait ainsi son entrée dans l’éducation nationale, avec une activité plutôt sympathique, mais apparemment pour combler une lacune… La philosophie enseignée par les professeurs serait-elle déficiente par rapport à celle enseignée par les animateurs SEVE ? La “pratique de l’attention” demanderait-elle des interventions d’animateurs externes co-financées par Ashoka ou des “mentors philantropes” ? Est-ce le livre Philosopher et méditer avec les enfants de Frédéric Lenoir qui servira de guide ? Voici la présentation de ce livre :
"Ce livre raconte l'aventure extraordinaire que j'ai vécue avec des centaines d'enfants à travers le monde francophone, de Paris à Montréal, en passant par Molenbeek, Abidjan, Pézenas, Genève, Mouans-Sartoux, la Corse et la Guadeloupe. Pourquoi, en effet, attendre la classe de terminale pour aborder le questionnement des thèmes existentiels : l'amour, le respect, le bonheur, le sens de la vie, les émotions, etc. ? Ces ateliers philosophiques montrent une étonnante capacité des enfants de 6 à 10 ans à penser. Au-delà des concepts, ils y apprennent les règles du débat d'idées et développent leur discernement et une réflexion personnelle.
Parce que les enfants ont souvent du mal à se concentrer, je fais précéder les ateliers d'une courte méditation, ou pratique de l'attention, qui permet à chacun de retrouver sa réceptivité sensorielle et d'être présent dans l'instant.
Cet ouvrage propose une méthode et des outils concrets pour tous ceux qui, parents, enseignants, amis, souhaitent accompagner les enfants dans cette pratique de l'attention et des ateliers philosophiques.
"
Ces sujets ne sont-ils jamais abordés dans l’école ? Peut-être pas comme on le souhaiterait ? Le “sens de la vie”, est-ce que cela s’enseigne à l'école laïque ?

Le plus grand désavantage en tout cela est que “l’attention” y est fétichisée ou transformée en marchandise (commodified). En fait, cette association ainsi que d’autres “entrepreneurs attentionnels” ou “producteurs d’attention” en font un produit. Il y a une offre et une demande en matière d’attention. Ceux qui se sentent en manque d’attention peuvent faire appel à des professionnels de l’attention pour combler leur manque par le biais d’ateliers, de coaching etc. Le manque d’attention et l’attention deviennent quasiment mesurables. Il suffit de trouver à “l’intérieur de soi-même” (les causes ne se trouvent jamais à l’extérieur !) le bouton pour l’augmenter. Chacun est responsable de son attention ou déficit d’attention, quelles que soient les conditions de son environnement et milieu. Que celles-ci deviennent invivables (ou pas !), que les cadences, les sollicitations et les responsabilités augmentent ne devraient empêcher personne de bien fonctionner, pourvu qu’il/elle ait l’attention. Et l’attention ne regarde que l'individu, qui en est entièrement responsable.

La “méditation” (pleine conscience etc.) est la méthode remède qui permet de “développer” et “renforcer” l’attention. Si les enfants, les employés, les traders, les DRH, les forces de l’ordre etc. ont du mal à se concentrer c’est-à-dire à fonctionner conformément, il leur suffirait d’une “courte méditation” pour être de nouveau en état de bien fonctionner...

La concentration ou l’attention sont pourtant naturelles (Buddhadasa). Si elles ne se produisent pas naturellement, il faudrait revoir les conditions, y compris externes. Les méthodes bouddhistes anciennes accentuent l’importance des “préparatifs” de la “méditation”, l’octuple chemin, où “la pratique”, est octuple… Si la concentration et l’attention “justes” font défaut, il se peut que l’effort ne soit pas juste, ou sinon les moyens d’existence, l'action, la parole, la pensée, la compréhension… Si c’est le cas, on se demande ce que pourrait bien faire une “courte méditation” avant de retourner dans le manque de compréhension juste, de la pensée juste, de la parole juste, de l’action juste, des moyens d’existence justes…

Il ne s'agit évidemment pas de signaler un manque de contenu bouddhiste dans le projet SEVE ou de regretter l'enseignement du bouddhisme orthodoxe à l'école. Une fois de plus, la pleine conscience, le Mindfullness, l'attention (altruiste ou non) semblent se prêter à être utilisées comme une sorte de cheval de Troie d'autres projets de disponibilité de cerveau pour le "changement", dès le jeune âge. Pourquoi des grandes entreprises à but lucratif, demandant toujours plus de dérrégularisations et moins d'impôts et de services publics, sont-ils si généreux avec leurs dons déductibles aux associations d'entrepreneurs sociaux cherchant à s'immiscer dans des activités sociales généralement réservées à l'état ?

Jean-Michel Blanquer alerté sur des ateliers de «méditation de pleine conscience» dans les collèges, Le Parisien avec AFP, 18/01/2022 à 16h44



***

Message sur FB Vincent Cespedes

Un message privé Twitter de Katia, que je vous partage (et que je partage à 100%).
ALERTE !!!
Le film « Le cercle des petits philosophes » (déjà retransmis sur France 2) est une imposture.
Il faut rester vigilant car la pseudo-association* SEVE qui se trouve derrière ce documentaire a élaboré une stratégie de communication de masse devant lui apporter visibilité, légitimité et pérennité. Le film est tourné dans deux écoles car l’institution scolaire est l’une de ses cibles. Les médias applaudissent, la philo est à la mode et les parents veulent croire à cette solution-miracle. Si la « philo-méditation » entre dans les écoles primaires, quel formidable débouché pour vendre leurs formations clés en main (aujourd’hui, SEVE donne aux candidats son auto-certification d’animateur philo-méditation après 4 we et paiement de 500 € !!).
Mais dans « Le cercle des petits philosophes », de quelle philo s’agit-il ? N’y a-t-il pas une idéologie derrière ? Pourquoi l’associer à la méditation ? Est-ce un hasard si les fondateurs, dirigeants de cette association, sont les diffuseurs à grand succès de la psychologie positive, de la méditation et de l’injonction au bonheur ? On est en droit de se s’inquiéter. Car derrière les mots magiques auxquels tout le monde adhère : paix, bonheur, vivre ensemble, bien, bon, bienveillance, science, civilisation, progrès, liberté, démocratie…, se cache une idéologie perverse qui responsabilise les individus de se sentir heureux ou malheureux, de réussir leur vie ou pas. Allez dire aux Gilets Jaunes qu’ils ne doivent plus essayer de changer leurs conditions de vie collectivement mais tout simplement leur sentiment individuel vis-à-vis de leurs conditions de vie !
Le néo-libéralisme a trouvé là un moyen de promouvoir l’individu tout-puissant afin que le politique, l’État, puisse se désengager de ce qui est pourtant de son ressort. Affligeant. Remettre en question cette forme de tyrannie est un devoir. À la psychologie positive et tout le tralala New Age qui veut infiltrer tous les secteurs de la société (santé, travail, justice, éducation), je préfère les gens qui s’intéressent – comme vous – à la psychologie « négative » !
* (pas d’adhésion possible, pas d’AG depuis 3 ans d’existence)



Mes premières réactions

Chacun peut faire son enquête. J’ai commencé la mienne, et je trouve cela inquiétant. L’association SEVE (avec la fondation SEVE) a été fondée par Frédéric Lenoir et Martine Roussel Adam, qui est aussi présidente du Fonds Ashoka pour l’entrepreneuriat sociale.L’inventeur de l’entrepreneuriat social (et des réseaux de mentors philantropes - Microsoft etc. - qui vont avec) est Bill Drayton. Entrepreneuriat social rime avec conservatisme compassionnel et capitalisme progressiste (si si). Une des missions d’Ashoka est de préparer la prochaine génération d’acteurs de changement du privé pour filer des coups de main au public, faire mieux que le public voire le remplacer tout à fait.

Côté “recherches”, Frédéric Lenoir (à titre personnel) et maintenant SEVE semblent s’intéresser aussi à l'Institut Suisse des Sciences Noétiques (ISSNOE), qui avait découvert et fait la promotion du passe-muraille Nicolas Fraisse.

Je pense que l’idéologie néo-libérale tout englobante avec son culte de l’entrepreneuriat en tout genre a fait assez des dégâts. Pas besoin d’entrepreneuriat sociale, écologique, méditationnel etc.

Pour l’entrepreneuriat social https://www.ashoka.org/fr-FR/file/41915/download...
Pour les recherches sur l’existence de l’âme https://www.cath.ch/.../lexistence-de-lame-revelee-a-geneve/



"En 1996, Ashoka a établi un partenariat avec McKinsey & Company pour fonder le centre Ashoka/McKinsey pour l’entrepreneuriat social à São Paulo, au Brésil, afin d’aider Ashoka à apprendre à travailler efficacement au sein du secteur des entreprises et d’aider McKinsey à établir une activité dans le secteur social. La même année, ayant vu la majorité des Fellows Ashoka lancer leurs premières initiatives liées aux adolescents, Ashoka a lancé Youth Venture avec pour point de départ l’idée que la seule façon d’augmenter de manière significative la proportion d’adultes qui se considèrent comme des acteurs de changement et maîtrisent des compétences sociales fondamentales, indispensables et complexes, est de modifier la manière dont tous les jeunes grandissent. Youth Venture a commencé à s’investir auprès des jeunes afin qu’ils deviennent des acteurs de changement par le biais d’une expérience transformatrice, en lançant et en dirigeant leur propre projet durable."

"En 2018, McKinsey a été classé à la première position du classement Vault des cinquante meilleurs cabinets de conseil mondiaux, et a été jugé l'employeur post-MBA le plus attrayant par les diplômés des dix programmes MBA les plus sélectifs. En 2007, seize CEO d'entreprises mondiales cotées à plus de 2 milliards de dollars étaient des anciens de McKinsey & Company, classant l'entreprise comme la plus fertile en futurs CEOs (classement USA Today 20085).

En 2002, McKinsey conseille 147 des 200 premières entreprises mondiales. La firme participe également à un certain nombre de projets pro bono pour des organisations humanitaires. Forbes a estimé le chiffre d'affaires de l'entreprise à 7,8 milliards de dollars pour 2013."

https://fr.wikipedia.org/wiki/McKinsey_%26_Company

Autre manière de "traiter" le problème de l'inattention "la pilule de l'obéissance" (Monde Diplo)

6 commentaires:

  1. Je ne suis pas trop d'accord... Je comprends l'inquiétude mais opposer avancée sociale et bien-être individuel me semble trop simpliste.
    J'ai pratiqué la pleine conscience avec mes enfants et j'en ai vu les bienfaits sur mes enfants autant en terme d'épanouissement que de résultat scolaire.
    Se priver de ce genre de bienfait par peur qu'ils s'adaptent un peu trop bien à un système injuste c'est faire peu de cas de leur sens critique.
    La situation dans la plupart des écoles est assez catastrophique, en grande partie à cause des écrans, qui rend les enfants idiots.
    Certes nos enfant vont profiter du fossé entre ces enfants rendus idiots par les écrans et leur capacité attentionnelle gagnée gràce à la pleine conscience pour passer devant dans l'échelle sociale.
    Mais réduire le fossé me semble plus juste quitte à faire entrer des entreprises comme SEVE à l'école.

    Entre une classe où l'enseignant passe son temps à hurler sur les enfants et une classe où les enfants sont sage parce que l'enseignante aura fait 5 minutes de pleine conscience en début de classe mon choix est fait.
    Mais les enfants sages ne seront pas forcément moins apte à se rebeller s'il le faut que les enfants que se seront habitué à ce que leur crie dessus à longueurs de journée.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. Je n’ai pas d’arguments contre cela : si “les enfants sont sage parce que l'enseignante aura fait 5 minutes de pleine conscience”. Il faudrait voir si c’est en effet le cas, au-delà de l’effet de la nouveauté. Je suis plutôt contre l’entrée des entreprises (qui ont leur buts lucratifs à elles) dans tous les aspects de la vie. Attention aux chevaux de Troie.

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    1. Les effets pro-sociaux et attentionnel de la méditation de pleine conscience ont été prouvé par des études sérieuses.

      Est-ce que vos travaux sont rémunérés à un moment où à autre ou bien vous vivez de "prana"?

      Est-ce qu'il faudrait supprimer les aides à domiciles privés ou les maisons de retraites sous prétexte qu'elles ont des buts lucratifs?

      J'écoutais ça ce matin... Les applications contre les violences faites aux femmes, nouveau business ?
      https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/les-applications-contre-les-violences-faites-aux-femmes-nouveau-business

      Est-ce qu'il ne faut rien faire de lucratif pour lutter contre les violences faites aux femmes?

      Oh bien sûr la méditation... dans la mesure où il ne s'agit que de s'assoir, ça devrait être gratuit.
      La pratique du zen est une pratique collective par conséquent nous louons une maison en centre ville pour en faire un Dojo.

      Même s'assoir nécessite à un moment où à un autre des rentrées d'argent... Même Saint François d'Assise devait bien mendier sa nourriture s'il voulait rester en joie.

      Tout est question de quantités, d'esprit, plutôt que de principe strict.

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  4. Testons aussi l'effet de "bains de gongs" dans les classes :-)
    https://www.theguardian.com/lifeandstyle/shortcuts/2019/aug/28/gong-baths-work-stress-pressure-four-day-week-working-hours-wellness

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    1. Il se trouve que j'ai fait cette année un bain de bols tibétain après une séance de Yoga et que j'y suis très réceptif...
      J'ai toujours été hostile à tout discours magique ou ésotérique... probablement pour ça que j'apprécie votre blog, critique à l'égard du bouddhisme.
      Mais tant qu'on ne sent pas ses chakras... il est facile de s'en moquer.

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