dimanche 28 octobre 2018

Bouddhisme pérennialiste ?


Scène de Little Buddha, la bataille contre Māra

« Philosophia perennis, la formule a été créée par Leibniz ; mais la chose, -- la métaphysique qui reconnaît une réalité divine substantielle au monde des choses, des vies et des esprits ; la psychologie qui trouve dans l’âme quelque chose d’analogue, ou même d’identique, à la Réalité divine, l’éthique qui place la fin dernière de l’homme dans la connaissance du Fondement immanent et transcendant de tout ce qui est--, la chose est immémoriale et universelle. On trouve des rudiments de la Philosophia Perennis parmi le savoir traditionnel des peuples primitifs, dans toutes les régions de la terre, et, sous ses formes les plus pleinement développées elle trouve une place dans chacune des religions supérieures. » Extrait de l’Introduction à La Philosophie éternelle d’Aldous Huxley. 
Quand cette « philosophie » se confond avec une théologie, elle est aussi nommée prisca theologia (« antique théologie »).

Les universitaires américains Sheldon R. Isenberg et Gene R. Thursby[1] proposent de distinguer deux courants dans le pérennialisme (philosophie pérenne ou éternelle) contemporains. Un courant « évolutionnaire » (evolutionarist) et un courant « dévolutionnaire » (devolutionarist). Dans le courant dévolutionnaire sont classés René Guénon, Frithjof Schuon, Seyyed H. Nasr, Marco pallis, Titus Burckhardt et Huston Smith. En revanche, George I. Gurdjieff, Jacob Needleman et Ken Wilbur représenteraient le courant évolutionnaire.

Antoine Faivre (dans Accès de l’ésotérisme occidental) distingue trois voies : 1. la voie « sévère » ou « puriste » (dévolutionnaire), 2. la voie « éclectique » (dévolutionnaire), et 3. la voie « humaniste », ou « alchimique », selon Faivre la véritable voie d'Hermès  (évolutionnaire).

1. La voie « sévère » ou « puriste » pose une Tradition primordiale qui n’est ni historique, ni chronologique, ni d’origine humaine (ou « d’origine non-humaine » Guénon). Elle a pour but une « fusion dans le Même » (Faivre) par voie mystique ou par la Connaissance. Sa vision du Monde est « atomique, plate, amorphe », matérialiste dirions de nombreux spiritualistes contemporains.

2. La voie « éclectique » que Faivre considère également comme « dévolutionnaire » est davantage consumériste (« shopping around »). C’est, dans un esprit syncrétiste, saisir les modes d’émergence de la « Tradition » originelle et primordiale à travers diverses traditions. Tous les chemins mènent à Rome. Il faut dire que cette voie éclectique existe au sein même du bouddhisme mahāyāna où le Bouddha enseigna en fonction de la disposition des êtres et où chacun trouvera ce qu’il lui faut parmi les 84.000 Dharmas. Faivre cite en France les associations Atlantis et La Nouvelle Acropole comme des exemples de cette voie.

3. La voie « humaniste » ou « alchimique » ou encore voie d’Hermès (évolutionnaire), dans le cadre du Pérennialisme rappelons-le, mais qui prend en compte la modernité, est pour Faivre une voie proprement ésotérique qui donne accès au « Transconscient » et au Monde imaginal (Corbin). On y parle plutôt d’esprit traditionnel que de « Tradition ». Pour Faivre, les expressions de cet ésotérisme contemporain se retrouvent dans les sciences humaines : psychologie, anthropologie… pédagogie ?, puis - côté alchimique sans doute – biologie, microphysique… physique quantique ?[2] Cette voie peut selon Faivre déboucher sur une philosophie de la Nature (enchantée, Naturphilosophie) au sens théosophique du terme. Même si le bouddhisme n’est au départ pas une tradition pérennialiste, ces catégories peuvent aussi s’appliquer à ses formes davantage pérennialistes. Personnellement, je verrais bien un bouddhisme « éclairé » (c’est un comble quand-même…), mais vouloir chercher les Lumières dans le bouddhisme historique serait une illusion. 

On pourrait dire, comme certains le font, que le bouddhisme a pratiqué un éclectisme au cours de son histoire, par pragmatisme (upāya), par volonté de survie, par volonté de puissance, par prosélytisme... A moins que le bouddhisme ésotérique ne soit une voie d’Hermès (Nāgārjuna, Mañjuśrī ou Vajrapāṇi ?). Et que c’est ainsi qu’il était devenu davantage pérennialiste, avant même que l'orientalisme ne s'en mêle. Il a intégré la théurgie et les mystères associés, d’abord par éclectisme, puis cette tradition théurgique d’upāya est devenue comme une « Tradition » et était désormais traitée comme une Tradition, en perdant l’aspect upāya et la vacuité, devenu comme un simple élément liturgique (stong pa’i ngang las[3]…). La façon de laquelle le vajrayāna est pratiqué de nos jours, et sans doute depuis le début de la deuxième propagation au Tibet, est celle de la voie « puriste » et « sévère », dévolutionnaire. L’épisode de l’affaire Sogyal (2017) et les réactions de maîtres vajrayāna (samaya), ainsi que leur refus ou rejet des valeurs modernes et du « matérialisme » le démontrent 

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[1] Dans leur article Sheldon R. Isenberg and Gene R. Thursby, “Esoteric Anthropology: ‘Devolutionary’ and ‘Evolutionary’ Orientations in Perennial Philosophy,” Religious Traditions 7–9 (1984–86), pp. 177–226.

[2] Faivre, p. 39

[3] Oṁ śūnyatā-jñāna-vajra-svabhāvā-tmako’ham. Oṁ svabhāva-śuddhāḥ sarva-dharmāḥ svabhāva-śuddho‘ham.

samedi 27 octobre 2018

"Spirited away"


C'est Achille que l'on voit trempé dans l'eau de l'immortalité par sa mère Thétis

En 1762, JJ Rousseau publie Emile ou de l’éducation qui incorpore dans son chapitre IV la Profession de foi du vicaire savoyard, l’éducation religieuse, qui doit faire partie intégrale de l’éducation d’Emile. Le livre fera scandale (brûlé à Paris, saisi à Genève) dès son apparition, principalement à cause de la partie de l’éducation religieuse. Voltaire, chef autoproclamé du ‘parti philosophique’, celui-là même qui a écrit « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire », publie Sentiment des citoyens, sous l’identité d’un calviniste indigné, qui appelle les autorités genevoises à la répression contre l’œuvre et l’auteur[1].
« Que peut donc contenir la Profession de foi pour provoquer un tel scandale? Une diatribe contre les miracles, la dénonciation des « absurdités » de tel dogme, la critique du célibat des prêtres, la remise en cause du principe d’autorité, la méfiance envers toutes les Églises, l’affirmation de la primauté absolue de la conscience, la dénonciation des dévots? Sans doute Rousseau est un remarquable polémiste, on l’ignore souvent, et bien des pages de la Profession de foi frappent par leur virulence. »[2]
Quoi qu’il en soit, ce traité de l’éducation, avec sa partie sur la religion naturelle, sera une Bible pour les pédagogues ouverts aux « lumières de la foi », et pas seulement les pédagogues. Contrairement à l’animal, l’homme n’est pas parfait et doit être perfectionné par l’éducation. Au départ cela concerne évidemment surtout la jeunesse (Emile), mais la perfectibilité continue au-delà de la jeunesse, notamment dans le domaine de la religion naturelle[3] (la lumière intérieure qui nous guide, influence de Fénelon ?). La perfectibilité est un mot-clé pour Rousseau et pour ceux qui le suivent.

En 1776, le philosophe et théologien Adam Weishaupt fonde le Cercle des Perfectibilistes (Bund der Perfektibilisten) à Ingolstadt en Bavière, mieux connu sous son nom ultime l’Ordre des illuminés (les illuminés de Bavières). L’ordre sera rapidement interdit, mais on y trouve de très grands noms (Goethe, Herder). Début 1780, l’Ordre comptait 1500 à 2000 membres. Avec un tiers d’aristocrates, 12 pour-cent de clercs religieux. 70 pour-cent avait suivi une formation universitaire, 25 pour-cent était des travailleurs manuels et 10 pour-cent de marchands.[4] Leur objectif était le perfectionnement et progrès de l'humanité dans la liberté, l'égalité et la fraternité (discours de Weishaupt en 1782). Tous semblaient en avoir à découdre avec les jésuites... En 1785 l’Ordre fut interdit, suite à la dénonciation d’un franc-maçon écossais, John Robison, informé par un moine agent secret et le jésuite français Augustin Barruel. Alexander Fleming aurait dû en faire un livre. C’est ce groupe qui a inspiré les nombreuses théories de complot sur les Illuminati.

Un des membres du Cercle des Perfectibles fut le pédagogue suisse[5] Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), qui cherchait à appliquer les principes de l’Emile de Rousseau dans les écoles qui’il avait fondées, et qui allaient servir de modèles en toute l’Europe.

« Tout effet a une cause.
Tout effet intelligent a une cause intelligente.
La puissance de la cause intelligente est en raison de la grandeur de l'effet. »
Une de ses écoles était établie au château d'Yverdon, sur le lac de Neuchâtel. C’est là qu’un certain Hippolyte-Léon-Denizard Rivail (1804-1869), mieux connu sous le nom Allan Kardec, sera éduqué selon les principes de Rousseau. Léon Rivail deviendra lui-même un pédagogue et s’installera à Paris. 

En 1848, les deux sœurs, Kate et Margaret Fox (dix et douze ans) font fureur aux Etats-Unis. Elles communiquent avec les âmes des morts par le biais de tapotements de la table de cuisine de la famille Fox, produits par Monsieur « Pied fourchu » (Split-foot). Une famille de quakers américaine les rendit célèbres et le nom « spiritualisme » tombait pour désigner le phénomène de communiquer avec les morts, qui allait occuper une bonne partie du XIX-XXème siècle. Le mode passe en Europe, et à Paris, où Léon Rivail le connaîtra en 1853. En 1857, il publie son Livre des Esprits, où l’on apprend l’existence du monde spirite. Le livre consiste en les réponses que les esprits ont soufflé à Allan Kardec (car tel était son nom réincarnationiste de druide dans une existence antérieure) suite à ses questions, et qui constituent le credo spiritiste, où l’on reconnaît un mélange de l’idée de réincarnation hardcore et de la palingénésie plus soft façon Lessing.

Voici le credo spiritiste tel que résumé sur le site Wikipédia consacré au Livre des Esprits. Je les ai numérotés pour pouvoir y référer plus facilement.

« 1. Dieu est éternel, immuable, immatériel, unique, tout-puissant, souverainement juste et bon. Il a créé l'univers qui comprend tous les êtres animés et inanimés, matériels et immatériels.
2. Les êtres matériels constituent le monde visible ou corporel, et les êtres immatériels le monde invisible ou spirite, c'est-à-dire des Esprits.
3. Le monde spirite est le monde normal, primitif, éternel, préexistant et survivant à tout.
4. Le monde corporel n'est que secondaire ; il pourrait cesser d'exister, ou n'avoir jamais existé, sans altérer l'essence du monde spirite.
5. Les Esprits revêtent temporairement une enveloppe matérielle périssable, dont la destruction, par la mort les rend à la liberté.
6. Parmi les différentes espèces d'êtres corporels, Dieu a choisi l'espèce humaine pour l'incarnation des Esprits arrivés à un certain degré de développement, c'est ce qui lui donne la supériorité morale et intellectuelle sur les autres.
7. L'âme est un Esprit incarné dont le corps n'est que l'enveloppe.
8. En quittant le corps, l'âme rentre dans le monde des Esprits d'où elle était sortie, pour reprendre une nouvelle existence matérielle après un laps de temps plus ou moins long pendant lequel elle est à l'état d'Esprit errant.
9. L'Esprit devant passer par plusieurs incarnations, il en résulte que nous tous avons eu plusieurs existences, et que nous en aurons encore d'autres plus ou moins perfectionnées, soit sur cette terre, soit dans d'autres mondes.
10. Les différentes existences corporelles de l'Esprit sont toujours progressives et jamais rétrogrades ; mais la rapidité du progrès dépend des efforts que nous faisons pour arriver à la perfection.
11. Les qualités de l'âme sont celles de l'Esprit qui est incarné en nous ; ainsi l'homme de bien est l'incarnation du bon Esprit, et l'homme pervers celle d'un Esprit impur.
12. Les Esprits incarnés habitent les différents globes de l'univers.
13. Les Esprits non incarnés ou errants n'occupent point une région déterminée et circonscrite ; ils sont partout dans l'espace et à nos côtés, nous voyant et nous coudoyant sans cesse ; c'est toute une population invisible qui s'agite autour de nous.
14. Les relations des Esprits avec les hommes sont constantes. Les bons Esprits nous sollicitent au bien, nous soutiennent dans les épreuves de la vie, et nous aident à les supporter avec courage et résignation ; les mauvais nous sollicitent au mal : c'est pour eux une jouissance de nous voir succomber et de nous assimiler à eux.
15. La morale des Esprits supérieurs se résume comme celle de Jésus en cette maxime évangélique : Agir envers les autres comme nous voudrions que les autres agissent envers nous-mêmes ; c'est-à-dire faire le bien et ne point faire le mal. L'homme trouve dans ce principe la règle universelle de conduite pour ses moindres actions.
»

Nous y trouvons l’article de la foi du Vicaire savoyard sur la volonté meut l'univers (1). En revanche, les lois de l’article deux du Vicaire (« La matière mue selon certaines lois me montre l'intelligence ») deviennent ici des œuvres divines (à découvrir par la théosophie), le monde spirite préexistant (au monde dit matériel, et qui est finalement sa vraie nature (primauté de l’esprit 2, 3, 4). Numéros 5 à 12 définissent l’idée de la réincarnation spirite. Je m’attends à ce que beaucoup de personnes croyant en la réincarnation puissent s’y retrouver. Le numéro 10 correspond à l’idée de la réincarnation façon Lessing en tant que le progrès de l’humanité vers l’Harmonie, ou à l’idée de progrès. On ne peut que progresser, pas rétrograder. Numéros 13 à 15 sont rassurants, enfin, les Esprits cohabitent et interagissent avec nous (13-15). Il n’y a donc pas de lieu de perdition particulier (Enfers, purgatoire, limbes…), et ils peuvent nous guider ainsi. Plus besoin de lumière intérieure (Rousseau).

Numéro 12 laisse la possibilité de l’existence de l’Atlantide et la Lémurie ou d’autres endroits fréquentés par les Esprits. Il est évident que ces Esprits peuvent nous renseigner sur les divers mondes imaginaux et apporter beaucoup en matière de théosophie. Nous sommes (presque) tous des Esprits qui s'ignorent.


Scène de Spirited Away (d'où le titre du billet, puisqu'ici ce sont les Lumières qui sont "spirited away"), en français Le voyage de Chihiro

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Article sur l'influence de Kardec au Brésil.

Des fantômes pour combattre le rationalisme naissant

Sur l'entretien du tunnel



Sur l'invention du Chos nyid bardo L'ingénierie du bardo pour finir l'année

[1] Profession de foi du vicaire savoyard, GF Flammarion poche, introduction de Bruno Bernardi, p. 12-13

[2] Bruno Bernardi, p. 14

[3] Par la bouche du vicaire, Rousseau propose trois articles de foi :
- Je crois qu'une volonté meut l'univers.
- La matière mue selon certaines lois me montre l'intelligence.
- L'homme est libre dans ses actions et comme tel animé d'une substance immatérielle.

[4] Données du sociologue Eberhard Weis sur le site Wikipedia allemand.

[5] Pestalozzi fut proclamé citoyen français par l’Assemblée législative le 26 août 1792 (wikipedia).

jeudi 25 octobre 2018

Stagnations et embourbements à mi-chemin


Súbor:Bundesarchiv Bild 146-1981-149-34A, Russland, Herausziehen eines Autos

Au XVIIIème siècle naissait l’idée de l’Inde comme le berceau de la religion primitive de l’humanité de la race « aryenne », dont le culte des dieux et la croyance en la réincarnation (métempsychose, palingénésie, …) sont par la suite passés en Egypte, en Grèce etc., mais de façon altérée et amoindrie. L’influence du judaïsme et l’avènement du christianisme avait étouffé ce polythéisme et la croyance en la réincarnation. A la Renaissance, que les Anti-Lumières considéraient comme la première Renaissance, on reprit contact avec l’Antiquité et sa philosophie, mais aussi avec ses religions et croyances. Les Lumières ont conduit à un rôle de moindre importance pour les religions, et à la séparation de l’état et la religion et la science et la religion. Cette mise à l’écart fut suivie de réactions Anti-Lumières. Le rejet total des Lumières étant impossible, il fallait faire avec, mais en retrouvant une place pour les « lumières de la foi », une alliance entre la science et l’esprit.

La découverte de l’Inde, son culte de dieux et sa croyance en la métempsychose ont amenés certains indianistes, historiens, philologues etc. à spéculer que les formes indiennes étaient plus anciennes et que l’Inde pourrait être le berceau de cette religion primitive, dont on connaissait déjà les formes plus « tardives » et diluées de l’Antiquité, notamment en Egypte.
« Tous ceux qui ont voyagé dans l’Inde attestent que les Divinités de l’Egypte & de la Grèce y sont adorées. Surtout on trouve dans tous les Temples & sur tous les grands chemins le culte du dieu Apis sous la figure d’une vache. » (le jésuite allemand Athanase Kircher 1602-1680)[1].
« C est de voir encore au milieu de ces Peuples non seulement des préceptes de Morale & de Vertu très beaux mais de voir peut être à la honte des Chrétiens les mèmes Préceptes suivis & pratiqués mieux que parmi nous. » Sinner (1770)
Pour les Anti-Lumières (hormis les églises catholiques et protestantes établies), la redécouverte de la religion primitive de l’Inde est vu comme un potentiel antidote des Lumières, une seconde Renaissance, cette fois-ci spirituelle. C’est le début de nombreuses recherches, études, traductions et publications sur l’Inde, l’hindouisme et le bouddhisme.

Certains considèrent que la première diffusion de cette religion primitive indienne s’était arrêtée à mi-chemin, en moyen-orient, en Egypte et en Palestine, et qu’elle avait été altérée par le judaïsme et le christianisme. En plus, sa force aurait été diminuée par la « pitié dangereuse »,[2] que l’on reprochera plus tard au bouddhisme nihiliste sapeur et sa compassion.
« En même temps, et ceci relève plus de l’histoire des idées que de l’économie de « la pensée une », Schopenhauer s’efforce - comme Herder, comme Schelling, comme Friedrich von Schlegel, qui pourtant milita pour l’émancipation des Juifs - d’arracher le christianisme à sa racine hébraïque, et de lui trouver une origine indienne. Il en résulte un comparatisme religieux dont le principe n’a d’autre consistance que la dépréciation et l’isolement de l’Ancien Testament. Schopenhauer se savait-il, sur ce point, proche de Schelling qu’il critiquait par ailleurs ? Schelling avait en effet commencé par penser que la religion indienne était la source de l’idéalisme le plus ancien, et que les livres bibliques faisaient obstacle à la perfection du christianisme. « Le Nouveau Testament, écrit Schopenhauer, [...] doit avoir une origine indienne quelconque : son éthique qui transfère la morale dans l’ascétisme, son pessimisme et son avatar en témoignent. [...] Comme un lierre en quête d’un appui s’enlace autour d’un tuteur grossièrement taillé, s’accommode à sa difformité, la reproduit exactement, mais reste paré de sa vie et de son charme propres, en nous offrant un aspect des plus agréables, ainsi la doctrine chrétienne issue de la sagesse de l’Inde a recouvert le vieux tronc, complètement hétérogène pour elle, du grossier judaïsme [...]. Ainsi nous voyons que les doctrines du Nouveau Testament ont rectifié et changé celles de l’Ancien, ce qui les a mises en accord, dans leur fond intime, avec les antiques religions de l’Inde. Tout ce qui est vrai dans le christianisme se trouve aussi dans le brahmanisme et le bouddhisme. Mais la notion juive d’un néant animé, d’un bousillage passager qui ne peut assez remercier et louer Jéhovah pour son existence éphémère pleine de désolation, d’angoisse et de misère, on la cherchera en vain dans l’hindouisme. »[3]
C’est au niveau doctrinaire que la belle religion primitive aurait été étouffée, à mi-chemin, par les doctrines de l’Ancien Testament, le Nouveau Testament ayant réussi à corriger le tir un peu, mais de façon incomplète. Mais à cela, s’ajouteront encore des arguments linguistiques (langue mère –indogermain - pure et forte) et raciaux (la race aryenne). Trois facteurs responsables de l’affaiblissement de la religion primitive. Il fallait sauver le christianisme de ses racines hébraïques et le restaurer en puisant dans la religion primitive indienne, avec sa métempsychose… Après l’épisode « culte du néant » du bouddhisme, qui avait également affaibli la religion aryenne originelle, c’était finalement le Vedanta, en tant que religion universelle, qui pourrait aider l’Occident de guérir de son matérialisme (Lumières).

Vivekananda sut trouver les mots qui allaient droit au cœur d’un Occident en pleine crise d’identité. En parlant en termes de Religion universelle, de race, de type et de langue, les anti-lumières allemands ont dû bien le comprendre, il parlait parfaitement « indogermain ».

Extrait de Le culte du néant :
« [Vivekananda] imagine une dégénérescence liée à l’existence du bouddhisme. Elle n’est pas dépourvue de connotations raciales. « Les Tartares, les Béloutches et toutes les affreuses races humaines se déversaient sur l’Inde et se faisaient bouddhistes, se fondaient avec nous et apportaient leurs coutumes nationales. ». Cette dégénérescence est évoquée en des termes particulièrement haineux. Vivekânanda écrit en effet: «Les cérémonies les plus repoussantes, les livres les plus horribles et les plus obscènes qui n’aient jamais été écrits par la main de l’homme ou conçus par son cerveau, les plus grandes bestialités qui se soient jamais donné pour de la religion ont tous été le produit du bouddhisme dégénéré. »[4]
Parmi les Anti-Lumières (allemands), on trouvait à la fois des catholiques et des protestants pour qui l’Ancien Testament était un livre sacré et dont il convenait de s’inspirer, mais aussi des protestants qui rejetaient l’apport hébraïque de l’Ancien Testament et cherchaient à restaurer le christianisme en le complétant par une mythique religion originelle indienne. Ils n’étaient pas gênés par les notions de nation, de pureté de race, de religion, de langue etc. La compassion était peut-être même pour eux un facteur d’affaiblissement. Les nationalismes étaient à la mode. Peut-on réellement considérer comme des progressistes des personnes pensant en ces termes-là ? Remplacer une tradition antique par une autre, imaginaire, comme source d’inspiration est-ce vraiment un progrès ?

« Pour certains chercheurs comme Isaiah Berlin ou Zeev Sternhell, la pensée des contre-Lumières a eu des filiations intellectuelles dans certains courants de pensées apparus plus tard, comme le totalitarisme ou le néoconservatisme. » (wikipedia)
MàJ15092021 When the Nazis sent scientists to the Himalayas BBC News site

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[1] Cité dans les Essais sur les dogmes de la métempsychose et du purgatoire (publié en 1770) du suisse Jean Rodolphe Sinner (1730-1787).

[2] Elisabeth de Fontenay, ‘La pitié dangereuse’, dans Présences de Schopenhauer, R-P. Droit. Sur l’expression « puanteur juive » (Foetor judaïcus) utilisée par Schopenhauer.

[3] Elisabeth de Fontenay, ‘La pitié dangereuse’

[4] Le culte du néant, Roger-Pol Droit p. 228

mercredi 24 octobre 2018

L'indispensable idée de la Réincarnation

Rudolf Steiner en 1912
Rudolf Joseph Lorenz Steiner (1861-1925) était un autre descendant des anti-lumières qui cherchait à allier la science et la spiritualité en développant une « science spirituelle », qui plus tard - après sa séparation de la société théosophique en 1912/13 – sera appélee « anthroposophie ». Les Archives Rudolf Steiner (wn.rsarchive.org) sont bien fournis. Sauf avis contraire, les oeuvres mentionnées dans ce billet peuvent y être trouvées (anglais & allemand).

Steiner est l’auteur d’un livre Réincarnation et Karma (Reinkarnation und Karma, Vom Standpunkte der modernen Naturwissenschaft notwendige Vorstellungen 1903 ), dont une traduction anglaise est disponible en ligne dans les archives RS sous le titre « Reincarnation and Karma, Their Significance in Modern Culture ».


J’ai repéré au moins une traduction française sous le titre relativement simple « Réincarnation et Karma », publié en 1990 par les Ed. Anthroposophiques. En couverture, on voit en filigrane les notions « science de l’homme, science de l’esprit ». Un autre livre est le fruit de notes prises[1] lors des conférences données par Steiner sur la réincarnation et le karma. Elles furent publiées en anglais, sans être révisées par l’auteur des conférences, sous le titre « Reincarnation and Karma — Two Fundamental Truths of Human Existence ». 

Il s’agit de cinq conférences données en 1912.

Conférence I : Comment obtenir une conception directe du noyau interne (inner kernel) de l’être de l’homme qui passe par de nombreuses existences sur la terre ? 23 janvier 1912

Conférence II: L’éventuel besoin de développer une ‘mémoire sensitive’ (feeling-memory) avant l’expérience directe de la réincarnation. 30 janvier 1912

Conférence III: La connaissance de la réincarnation et du karma à travers des exercices de pensée. 20 février 1912

Conférence IV: Des exemples d’opérations karmiques entre deux incarnations. 21 février 1912

Conférence V: Réincarnation et karma : les idées fondamentales de la conception du monde anthroposophique. Le renforcement de sa vie morale. 5 mars 1912

Pour Steiner, il est indispensable de développer la conviction de la réalité de la réincarnation. 
« L’incarnation suivante fera totalement sens pour ceux qui ont acquis la conviction que leur vie, telle qu’elle est maintenant, n’est pas complète en soi, mais contient les causes de la suivante. La vie de ceux qui croient que la réincarnation est un non-sens sera dépourvu de sens et morne, puisqu’ils auront rendu leurs vies stériles et vides. »[2]
Steiner était en contact avec la société théosophique depuis 1899 et y donna régulièrement des conférences diverses, très appréciées. En 1904, Steiner est nommé chef des sections allemandes et autrichiennes de la société par Annie Besant. Le titre allemand de son livre sur la réincarnation suggère qu'il présente un point de vue moderne et scientifique de l’idée de la Réincarnation et du Karma, tout comme ceux de la fondation August Jenny.  Selon son article Wikipédia, Steiner se serait (depuis 1907) plutôt basé sur les traditions philosophiques et ésotériques occidentales, à la différence de la société théosophique, et aurait développé une terminologie différente de celle de Madame Blavatsky, sans doute davantage celle de la philosophique et ésotérique occidentales. Il se sépara de la société théosophique en 1912/1913, quand Leadbeater et Besant présentèrent Jiddu Krishnamurti comme le véhicule (avatar) de Maitreya, le nouveau chef spirituel du monde. En 1912, la société anthroposophique fut fondée.

Kafka en 1911
C’est vrai que Steiner se considéra lui-même comme un chef spirituel, voire un gourou, plus adapté à l’occident. L'écrivain Franz Kafka l’avait rencontré pendant quand Steiner était encore un Théosophe. Kafka avait suivi ses conférences en 1911 à Berlin. Il en parle dans ses Tagebücher 1910-1923, tout en donnant des détails intimes sur sa propre façon d’aborder l'écriture. Kafka disait à Steiner qu'il pensa qu’un écrivain peut entrer dans des états voisinant la clairvoyance ("hellseherischen Zuständen"), mais que ce n’était pas dans ces états qu’il écrivait le mieux. On peut trouver ici la traduction française de son entretien avec Steiner (qui a alors 50 ans) le 28 mars 1911. 
« Il m’a écouté avec la plus grande attention, sans jamais avoir l’air de m’observer, entièrement concentré sur ce que je disais. Il a hoché la tête de temps en temps, ce qu’il semble considérer comme un moyen permettant de développer une forte concentration. Au début un rhume silencieux l’a gêné, son nez coulait et il le travaillait sans cesse avec un mouchoir qu’il y enfonçait profondément, un doigt dans chaque narine. » trad. Laurent Margantin
Un autre passage du Journal de Kafka montre Steiner sous les lumières d'un gourou (très drôle et assassin, surtout en allemand). Exemples.
Frau F. « Ich habe ein slechtes Gedächtnis. »
Dr. St. « Essen Sie keine Eier. »
– Madame Fanta : J’ai une mauvaise mémoire.
Dr. St. Ne mangez pas d’œufs. trad. Laurent Marganten
Autre extrait de l'édition critique du Journal de Kafka (I,32) : Le Dr. Steiner
« Fin atlantique du monde, fin lémurienne et maintenant fin par l’égoïsme. – Nous vivons à une époque décisive. »
 Phrase très elliptique, en allemand :
« Atlantischer Weltuntergang, Lemurischer Untergang und jetzt der durch Egoismus. – Wir leben in einer entscheidenden Zeit. »
La succession de la liste est drôle, et rend bien le grand mélange de la théosophie (et de leurs rejetons), avec des éléments très différents et des objectifs pas très réalistes, voire imaginaires. Est-ce c'est à cela que Kafka fait allusion ici ? 

L'Atlantide et la Lémurie

La fin des Atlantides, la fin des lémuriens et maintenant celle de l'égoïsme. Fait-il peut-être référence à des articles de ce genre, où Steiner mentionne « l’abolition de l’égoïsme » («Die Abschaffung des Egoismus» Das Wesen des Egoismus). Est-ce peut-être le début de l’idée de tuer l’ego ? Après la destruction des Atlantides et des lémuriens, le moment est venu d’en finir avec l’ego ? « Nous vivons à une époque décisive. » 


Le Messie cosmoplanétaire (Gilbert Bourdin) parlant de ses batailles

Trêve d'anecdotes et de plaisanteries. Ce que j'essaie de démontrer dans ces recherches sur les origines de l'idée de la réincarnation en occident, c'est que cette idée (voire l'envie) précède l'avènement du bouddhisme. Autrement dit, avant d'aimer le bouddhisme en Occident, on semblait avoir aimé l'idée de la réincarnation. Au point que même Steiner, qui avait opté pour une voie plus occidentale (contrairement à la théosophie davantage tournée vers l'Orient) dit que la croyance en la réincarnation est indispensable et enseigne des exercices de sensitivité et de pensée, pour développer cette croyance. C'est l'idée du Purgatoire (et d'une purification graduelle) qui avait idéologiquement rendu possible cette greffe. Éventuellement aidée par l'espoir d'une âme immortelle que l'idée de réincarnation satisfait implicitement. J'y reviendrai.     

***


[1] Par D. S. Osmond, C. Davy et S. et E. F. Derry.

[2] « The next incarnation will be full of meaning for those who have acquired the conviction that their life, as it now is, is not only complete in itself but contains causes for the next. Meaningless and desolate will be the life of those who, because they believe reincarnation to be nonsense, have themselves rendered their own lives barren and void. »

lundi 22 octobre 2018

Promouvoir l'idée de la réincarnation

Parlement des Religions de Chicago en 1893

Tant que le sujet est chaud. Je veux revenir sur Vivekananda qui s’était fait connaître au monde en tenant un discours devant le Parlement des religions de Chicago en 1893. Il y présente le Vedanta comme la seule religion unique et cite un certain Karl Heckel dans ses écrits, pour étayer l’idée que l’idée de réincarnation était originaire de l’Inde.

Die Idee der Wiedergeburt, Karl Heckel
On ne trouve pas grand-chose sur Karl Heckel sur Internet. En fouillant un peu, on trouve qu’il est l’auteur d’un livre intitulé « Die Idee der Wiedergeburt », publié en 1889 à Leipzig par Verlag von Max Spohr. Ce livre a été primé (« Preisgekrönt ») par la fondation August Jenny (August Jenny Stiftung). August Jenny de Dresde avait créé cette fondation, afin de promouvoir l’idée de la réincarnation, telle que Gotthold Ephraim Lessing l’expose dans son livre « L'Éducation du genre humain » (1780) (Erziehung des Menschengeschlechts).[1]


La fondation August Jenny a également primé Wilhelm Friedrich pour son livre « Über Lessings Lehre von der Seelenwanderung », publié en 1890 par Leipzig Mutze, ainsi que la traduction anglaise par Francesca Arundale du livre déjà primé de Karl Hecker sous le titre The Idea of Re-Birth (accessible en ligne) également publié en 1890, par Kegan Paul, Trench Trübner & Co, Londres. Ce livre est préfacé (9 pages) par « A. P Sinnett ». Il s’agit d’Alfred Percy Sinnett (1840-1921), l’auteur de « Le Bouddhisme ésotérique » (Esoteric Buddhism, 1883), Ed. Adyar, 1989. C’était un membre de la société théosophique, spécifiquement chargé par Blavatsky pour écrire sur le « bouddhisme ésotérique », comme une source d’inspiration pour la doctrine secrète de la théosophie. Les instructions de ce « bouddhisme ésotérique » furent télépathiquement communiquées par les « Frères du Tibet » aux médiums de la société, ou tout simplement en postant des lettres.

La traductrice Francesca Arundale (1847-1924) était par ailleurs une théosophe et franc-maçonne brittanique. Une amie proche d’Helena Blavatsky et d’Annie Besant. Son fils adopté George Sidney Arundale (1878-1945), éduqué par Charles Webster Leadbeater (1854–1934), devint plus tard le président de la société théosophique d’Adyar. Leadbeater éduqua également Percy Sinnet, le fils d'Alfred Percy Sinnet, ainsi que Jiddu Krishnamurti, qu'il avait "découvert".

On trouve encore une petite référence à August jenny dans « Rezensionen und Kritiken (1894-1900) » d’Ernst Troeltsch. Ernst Troeltsch (1865-1923), était un philosophe, théologien protestant et sociologue allemand, proche des positions de Max Weber qui étudiait les églises indépendantes et des sectes (Wikipedia). Il mentionne dans son livre simplement qu’August Jenny est un « ami de l’idée de la réincarnation » qui avait créé une fondation à Dresde, qui avait pour but de promouvoir cette vérité par le biais scientifique et littéraire. Troeltsch qualifie la fondation comme une activité de la société théosophique qui a pour but de promouvoir ses propres idées.[2]

Quand dans ses articles et conférences, Vivekanda cite Karl Heckel et ses idées sur la réincarnation, il se rapproche en fait des idées de la société théosophique à ce sujet, ou pour le moins il fait la promotion de l’idée de la réincarnation. Il semblerait que ses rapports avec la la société théosophique ne furent pas toujours excellentes.

Vivekananda, Chicago 1893
Vivekanda n’était pas invité au Parlement mondial des religions de 1893, et se serait rendu à Chicago à sa propre initiative. Il réussit à se faire inviter in extremis en tant que moine de l’ordre le plus ancien de sannyāssis fondé par Śaṅkara et put tenir son discours le jour de l’ouverture même. La société théosophique fut également présente au Parlement. « Deux jours entiers furent consacrés à l'exposition des théories de la Société théosophique. Plusieurs théosophes se sont exprimés parmi lesquels Annie Besant, William Quan Judge[3], et Gyanendra Nath Chakravarti ». (wikipedia). La société théosophique y était invitée pour représenter l’hindouisme, ensemble avec le mouvement Brahmo Samaj. La société théosophique avait refusé d’aider Vivekanda, la condition étant qu’il devait devenir un membre[4], ce qu’il aurait réfusé. C’est un certain John Henry Wright, qui avait finalement réussi à le faire inviter. Les relations entre Vivekanda et la société théosophique furent apparemment complexes. Des réactions plutôt positives en public, et négatives en privé de la part de théosophes éminents. Dans cet article, Annie Besant est montrée très enthousiaste, et Vivekananda aurait parlé au nom de la société théosophique…[5]

Pour revenir à l’Idée de la réincarnation, on trouve en ligne un livre en allemand de 1904 qui a pour titre Gibt es eine Seelenwanderung ?, écrit par Robert Falke. La traduction complète du titre en français est La réincarnation existe-t-elle ? Une question moderne de notre temps…

Le livre de notre auteur, Karl Hecker, y est mentionné. Voici la bibliographie complète (1904) de livres (plutôt de vulgarisation) traitant de la réincarnation, telle que donnée par Robert Falke

K. E. Neumann: « Buddhistische Anthologie » et « Die innere Verwandtschaft buddhistischer und christlicher Lehren ».
Paul Dahlke: « Aufsätze zum Verständnis des Buddhismus (I et II.)
Arthur Pfungst: « Aus der indischen Kulturwelt. »
M.Arendt-Denart: « Christus kein Welterlöser. »

Puis la bibliographie d’auteurs chrétiens défendant la thèse de la réincarnation :

Karl Andresen: « Die Lehre von der Wiedergeburt auf theistischer Grundlage. » 
Ernst Diestel: « Gerechtigkeit, Gnade und Wiederverkörperung. »
Karl Heckel: « Die Idee der Wiedergeburt. » (cité par Vivekananda)
Wilhelm Friedrich: « Uber Lessings Lehre von der Seelenwanderung. »

Robert Falke ajoute que les deux derniers livres reçurent un prix (preisgekrönt) de 10 000 Mark Allemand, de la part d’une fondation privée d’August Jenny de Dresde.

***
Voir aussi le billet La réincarnation est-elle attirante ?

[1] « Beschreibung: IV, 71 S., 2 Bll., 8°, Marmoriertes Halbleinen d. Zt.
Der Privatmann August Jenny gründete eine Stiftung um die Idee der Wiedergeburt des Menschen, wie sie Gotthold Ephraim Lessing in seiner "Erziehung des Menschengeschlechts" beschreibt, weiter zu fördern u. zu verbreiten. Auf Veranlassung von Jenny kam es zu einem Wettbewerb für "Abhandlungen, welche die letzten sieben Paragraphen in Lessings Schrift [...] behandeln, zweitens für Erzählungen ähnlicher Tendenz." (S.III) Aus den abgegebenen 37 Abhandlungen wählte man die vorliegende als beste. - Heckel bezieht sich u.a. auf Buddha, das Christentum, die Philosophen Plato u. Schopenhauer. - Einband etwas berieben; halb abgeriebenes Rückenschild; Titel mit zwei Stempeln, sonst gutes Expl.
» Source Internet

[2] « Tatsächlich handelt es sich um August Jenny, vgl. S. 171: „Ein Freund der Idee der Wiedergeburt, August Jenny in Dresden hat das Verdienst, vor einigen Jahren eine Stiftung ins Leben gerufen zu haben, deren Zweck die wissenschaftliche und litterarische Förderung und Verbreitung jener Wahrheit ist.“ Auf dieser und der folgenden Seite schließen sich noch weitere Ausführungen über die Aktivitäten der Theosophen zur Popularisierung ihrer Ideen an. Zur Theosophischcn Gesellschaft vgl. oben, Anm. 216, S. 143, sowie unten, Anm. 401, 402 und 404, S. 479. » Rezensionen und Kritiken (1894-1900), Ernst Troeltsch

[3] « At a time when Swami Vivekananda was gaining increasing popularity in the USA, William Quan Judge – who in private letters described Vivekananda as a “sly” and cunning person – stated that “Those Hindus who come here are not teachers. They have come here for some personal purpose and they teach no more nor better than is found in our own theosophical literature: their yoga is but half or quarter yoga, because if they knew it they would not teach a barbarian Westerner. What little yoga they teach is to be read at large in our books and translations.” (“Forum Answers” May 1895-February 1896 series) » Source Internet

[4] Source : A History of Modern Yoga: Patanjali and Western Esotericism, Elizabeth De Michelis

[5] « Annie Besant was present at the World Parliament of Religions in Chicago in 1893 where Swami Vivekananda spoke, representing the Theosophical Society. She wrote about the event: "A striking figure, clad in yellow and orange, shining like the sun of India in the midst of the heavy atmosphere of Chicago, a lion head, piercing eyes, mobile lips, movements swift and abrupt - such was my first impression of Swami Vivekananda. All was subdued to the exquisite beauty of the spiritual message which he had brought, to the sublimity of that matchless truth of the East which is the heart and the life of India, the wondrous teaching of the Self. Enraptured, the huge multitude hung upon his words; not a syllable must be lost, not a cadence missed! "That man, a heathen!" said one, as he came out of the great hall, "and we send missionaries to his people! It would be more fitting that they should send missionaries to us!" Annie Besant became the most vocal and dynamic Western figure in India to support India, its culture and traditions. She was critical of the British effort, starting with Lord Macaulay, to anglicise Indian education and identity. She sought to create a new educational approach that honoured India's spiritual and cultural traditions, but modernised them as well. » Article

Trop bref aperçu d'anti-lumières et d'un des apports de l'indianisme du XIXème siècle



En faisant des recherches sur les origines et les promoteurs de l'idée de réincarnation en Europe, je fais des découvertes (un peu pèle-mêle), dont je compte parler et spéculer sur mon blog. Les deux derniers billets, sur le joachimisme et les millénarismes annoncent une certaine liberté de pensée où l'exploitation de telles idées était possible, et qui préparaient ce qui allait venir par la suite.

Il faudrait sans doute remonter au arguments présocratiques, ou au dixième livre des Lois de Platon, où « l’Athénien » parle de gens qui ne croient pas en l’existence des dieux, et où Platon enseigne la primauté et l’immortalité de l’âme, le principe qui se meut lui-même, et qui est antérieure à la nature, c’est-à-dire le feu, l'eau, la terre et l'air, qui produisent à leur tour des milliers et des milliers de choses mues.[1]

Quand les religions monothéistes prennent la relève de la philosophie et deviennent des religions d’état, les sciences, la politique et la société subissent son « enchantement ». Avec l’essor des sciences au XVI-XVIIème siècle, les tensions entre la religion et la science s’intensifient. Giordano Bruno meurt sur le bûcher en 1600 pour son « panthéisme », que l’on considéra très proche de l’athéisme. Galileo Galilée devait abjurer ses thèses en 1633 pour hérésie. Sous le choc de ce dernier événement, René Descartes décide d’écrire Le discours de la méthode, publié en 1637), qui a entre autres comme thèse que l'homme peut s'appuyer sur la raison seule, et n'a pas besoin des «lumières de la foi» pour accéder à la connaissance.

L’accueil de sa philosophie et les réactions à celle-ci étaient pour une grande partie en fonction du rôle de la foi dans la vie. Il y avait ceux qui étaient contre ou pour cette philosophie, éventuellement en l’amendant. Scientifiques et philosophes reprenaient la main dans leurs domaines respectifs. Ceux qui pensaient que les lumières de la foi, ou la métaphysique avaient un rôle à jouer devenaient les « antiphilosophes » ou les « anti-lumières »).

En réalité, les choses sont plus nuancées que cela, mais on choisit quand même plus ou moins son camp. Les églises catholiques et protestantes ne pouvaient évidemment pas accepter qu’on renonce aux lumières de la foi. Certains théologiens, plutôt protestants, ont néanmoins évolué en direction des Lumières, sans renoncer à la foi. On peut aussi y ranger la Naturphilosophie de Friedrich Schelling (1775-1854, figure centrale), qui réconcilie la Nature et l'Esprit.[2] Certains adeptes d’ésotérismes et de sciences occultes non rattachés à des églises officielles ou des sociétés secrètes, se rangeaient également parmi les anti-lumières, ce qui ne les empêchait pas en même temps de continuer à s’opposer aux églises officielles et à leur domination.

Dans ces temps d’adaptation, certains ont essayé de plus ou moins marier la méthode scientifique avec des sciences davantage occultes ou théosophiques, ou à s’inspirer d’autres spiritualités, hérétiques[3] ou même non-chrétiennes, notamment en Inde.

En gros, tout ceux qui croyaient non seulement aux « forces de l’esprit », mais surtout à la primauté et l’immortalité de l’esprit, et par conséquent aux arrière-mondes avaient toujours besoin des lumières de la foi. Certains étaient totalement hostiles aux philosophes et aux Lumières, d’autres étaient plus accommodants. Tous, étaient bien obligés de tenir compte de la nouvelle donne, ne serait-ce qu’au niveau de la science et de la politique, deux domaines où le rôle des églises allait décroître.

Pour ce qui est du sauvetage des doctrines hérétiques, voir (Gotthold Éphraïm) Lessing (1729–1781) et les hérétiques de Michel Espagne, ou encore le sauvetage de Maître Eckhart par Franz Xaver von Baader (1765-1841). Lessing s’intéressait aussi à l’indianisme naissant et avait lu les Essais sur les dogmes de la métempsychose et du purgatoire (publié en 1770) du suisse Jean Rodolphe Sinner  1730-1787), gérant de la bibliothèque de Berne. C’est une sorte de compte-rendu des études indianistes entremêlés des opinions de Sinner et d'autres.

Sinner s’intéresse notamment à l’existence en Inde (« Indostan ») de la doctrine de la métempsychose. Le bouddhisme (les Samanéens) n’est pas mentionné dans ce livre, qui parle surtout des Védas et du brahmanisme. Selon Sinner, qui s'appuie sur d'autres, l’Inde est le véritable berceau du culte des idoles[4] et de la doctrine de la métempsychose, qui sont passés par la suite en Égypte, en Grèce (Pythagore) etc. L’Inde serait à l’origine de la croyance en l’immortalité de l’âme et des migrations de l’âme « par differens corps où elle séjourne pour éprouvée & purifiée de ses péchés ». Il voit en cela un point commun avec le purgatoire qui a une fonction similaire. Le rapprochement entre le purgatoire et la métempsychose semble être attribué à un certain Père Grueber (source : The Idea of Re-birth by Francesca Arundale). Laisser un message si quelqu'un connaît ce Grueber...

Sinner aime faire toutes sortes de syncrétismes entre les aspects religieux de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce, du judaïsme et du christianisme. Il cite le livre de La Croze[5]. Il émet l’idée que les Indiens pourraient nous être supérieurs en préceptes de morale et de vertu et qu’ils pourraient faire honte aux Chrétiens dans ce domaine.[6] Le livre de Sinner suggère que la doctrine de la métempsychose (passé en Occident par l’Inde) et les méthodes de la purification de l’âme sont peut-être dans un état plus originel et moins altéré qu’en Occident. L’Inde est peut-être la source d’une spiritualité[7] plus pure au niveau de la doctrine (hérétique) de la métempsychose, pas au niveau de la pureté de la foi chrétienne évidemment. « La félicité de la vie à venir [est] comme une espèce d Exstase & une manière d’exister entièrement différente de toutes les sensations humaines ». Cela traduit l’expression d’Alexander Dow (1735-1779) « Consciousness is lost in bliss ».

Un an après la publication du livre de Sinner, en 1771, Anquetil-Duperron (1731-1805) introduit le mot Aryen en Europe, après avoir commencé ses traductions des Vedas et de l'Avesta en 1762. Ce fut la source principal de Schopenhauer en matières de l'Inde, selon ses prorpes dires.

Lessing fera sienne l’idée de la métempsychose ou palingenèse en l’appliquant plutôt dans le sens de la philosophie de l’histoire : la purification graduelle de l’Humanité[8]. Mais l’idée de l’Inde comme berceau de la religion primordiale à l’état le plus pur fera son chemin en Allemagne qui va trouver plusieurs liens avec ce pays des Aryens, comme l’a montré Roger-Pol Droit dans Le culte du néant. Le chapitre sur Gobineau (1816-1882) et les inégalités des races au niveau de l’esthétique, de la force et de l’intellect, les Aryens étant la race-mère. Le chapitre sur Friedrich Schlegel (1772-1829) avec sa classification en langues fortes et faibles et où la langue-mère, "l’indo-germain", est naturellement noble. Carl-Friedrich Köppen (1808-1863) qui écrit un livre sur le bouddhisme, Die Religion des Buddha, où il essaie de montrer que le bouddhisme a été un facteur d’« affaiblissement » de la culture des Aryens. Ce livre a été lu par Schopenhauer, Wagner, Nietzsche et Taine…

Oeuvre d'Arno Breker,
antithèse de l'« art dégénéré »
On y perçoit une obsession de la vigueur (virilité), et de tout ce qui est susceptible d’affaiblir la vigueur d’une race (sang), d’une langue, d’une culture, d’une société. Roger-Pol Droit parle de « affaiblissement bio-socio-culturel » pour décrire l'effet que Taine attribue au bouddhisme (p. 195). La compassion bouddhiste, une marque de faiblesse, y figure évidemment. Plus une société refuse ce qui affaiblit sa vigueur virile, et plus elle sera forte. Il lui faut un sang fort (non mêlé), une doctrine forte (non mêlée), des valeurs fortes (viriles), un fort caractère, et de l’autorité (virilité) pour maintenir tout cela. Les Aryens de l’Indostan avaient eu toutes ces qualités selon les indianistes, philosophes, historiens etc. de l'époque, l’Allemagne aussi, mais ils pensaient aussi que la vigueur des Aryens de l’Indostan avait décru à cause de plusieurs facteurs, entre autres le nihilisme (terme anti-lumières inventé par Obereit en 1787, diffusé par Friedrich Heinrich Jacobi (1743–1819), le pessimisme, l’immobilisme (« inaction paisible » terme de Nietzsche pour qualifier le bouddhisme) et la compassion du bouddhisme. Les frères Aryens en Europe étaient avertis... Voir le livre de Roger-Pol Droit.

Petite anecdote : au Parlement des Religions Chicago tenu en 1893, Vivekananda (influencé par Paul Deussen, disciple de Schopenhauer) parle de la « religion indienne », le Vedanta, la seule religion unique. Vivekananda y utilise le terme 'Aryen' dans le sens indogermain « dans des énoncés où il était question de la ‘race’, du ‘type’, du ‘sang’ » (Culte du néant, p. 227). Il reprend d’ailleurs de nombreuses thèses d’indianistes allemands[9] dans ses Conférences et autres écrits. Gandhi tenait le même type de discours d'aryanité indo-européenne (incluant les Anglosaxons) dans une lettre ouverte au conseil de Durban en 1894, "pour revendiquer une place particulière pour l’Inde dans l’Empire britannique." 

« Socialisme, occultisme, et féminisme »[10] sont encore aujourd'hui considérés comme ce qui menace la volonté d’une nation forte, un peu partout dans le monde. Le néolibéralisme mondialiste et les diverses migrations n’arrangent évidemment pas ses affaires.
« Pour certains chercheurs comme Isaiah Berlin ou Zeev Sternhell, la pensée des contre-Lumières a eu des filiations intellectuelles dans certains courants de pensées apparus plus tard, comme le totalitarisme ou le néoconservatisme. » (wikipedia)

A suivre...
***

Article sur la Réincarnation par Vivekananda

Enregistrement du discours de 1893

[1] Dans le sillage de Citoyen Dupuis, Platon sur l'âme immortelle

[2] « L'ensemble de sa vie intellectuelle sera marquée par la quête d'un système qui réconcilie la Nature et l'Esprit, les deux versants (inconscient et conscient) de l'Absolu. Cette quête le conduit dans un premier temps à construire sa « philosophie de l'identité », qui sera critiquée de manière polémique par son ex-ami Hegel, dans la préface à la Phénoménologie de l'Esprit (1807) ».

« La philosophie de Schelling est une « odyssée intellectuelle », faite d'étapes (Iéna, Munich, Berlin, etc.) et de différentes strates : « philosophie de la nature », « philosophie de l'identité », philosophie de l'art, philosophie de la mythologie, « philosophie de la Révélation » et « philosophie rationnelle », philosophie positive (religieuse) ou bien philosophie négative, etc. Parfois les philosophies se complètent : "La philosophie de la Nature traite de la Nature comme le philosophe transcendantal traite le Moi." Parfois elles se succèdent (la philosophie de l'identité ne dure que de 1801 à 1808 inclus), ou elles s'emboîtent (la philosophie de la Révélation est une partie de la philosophie positive). » Wikipedia Schelling


[3] Lessing et les hérétiques, Michel Espagne, Revue germanique internationale 9 | 2009
Haskala et Aufklärung.


[4] Il cite le jésuite allemand Athanase Kircher (1602-1680) :
« Tous ceux qui ont voyagé dans l’Inde attestent que les Divinités de l’Egypte & de la Grèce y sont adorées. Surtout on trouve dans tous les Temples & sur tous les grands chemins le culte du dieu Apis sous la figure d’une vache. »
[5] « Mr De la Croze a traité amplement de la Religion des Peuples de l Indostan dans son Histoire du Christianisme des Indes mais il ne connaissoit non plus que les Auteurs dont j ai parlé ni la Langue Sanscrit ni les Codes Sacrés des Bramins. »

[6] « C'est de voir encore au milieu de ces Peuples non seulement des préceptes de Morale & de Vertu très beaux mais de voir peut être à la honte des Chrétiens les mèmes Préceptes suivis & pratiqués mieux que parmi nous. »

[7] Idée reprise par Vivekanda, qui s’appuie sur Karl Heckel, dont l’article sur la Ré-incarnation (Die Idee der Wiedergeburt, Leipzig, Verlag von Max Spohr, 1889) est cité dans The Theosophist. Extraits de Conférences et écrits de Vivekananda :  
« C'est en Inde et chez les Aryas que la doctrine de la préexistence, de l'immortalité et de l’individualité de l'âme est d’abord apparue. Des recherches récentes en Egypte n’ont pas réussi à montrer quelque trace que ce soit de doctrines d’une âme indépendante et individuelle existant avant et après la phase d'existence terrestre. Quelques-uns des mystères étaient sans doute en possession de cette idée, mais ils ont été retracés en Inde. » 
Et aussi : 
« Je suis convaincu", dit Karl Heckel, "que plus nous entrons profondément dans l’étude de la religion égyptienne et plus il est clair que la doctrine de la métempsychose était entièrement étrangère à la religion populaire égyptienne; et même que ce qu’en possédaient de simples mystères n’était pas inhérent aux enseignements d’Osiris, mais dérivait de sources Hindoues. » 
Conférences et écrits 

[8] On pourrait même se demander si la dialectique de Hegel, thèse-antithèse-synthèse à l’infini, ne doit pas quelque chose à l’idée de la métempsychose…

[9] « Il est dit que Pythagore a été le premier grec à enseigner la doctrine de la palingenèse chez les Hellènes. En tant que race aryenne, qui brûlait déjà ses morts et qui croyait à la doctrine d’une âme individuelle, il était facile pour les Grecs d’accepter la doctrine de la réincarnation à travers l’enseignement pythagoricien. Selon Apuleius, Pythagore était venu en Inde où il avait été instruit par les Brahmines. »

[10] P.e. Philippe Murray dans Le XIXème siècle à travers les âges, Jean-Louis Harouel dans Droite-Gauche : ce n’est pas fini. Marion Dapsance tente de réintroduire le (néo)bouddhisme comme un facteur antichrétien (ou d’affaiblissement ?) dans ses conférences, p.e. « le bouddhisme en Occident : réalités méconnues et histoire occulte ».

mercredi 17 octobre 2018

Occultistes et néo-païens



Le millénarisme est un phénomène issu de la religion, mais qui fait preuve de plus de real-politik. C’est très bien qu’ultimement tous les torts soient redressés dans l’au-delà, où l’on trouvera enfin la justice qui fait si cruellement défaut ici-bas, mais les millénaristes espèrent en même temps l’avènement d’un meilleur âge ici-bas. Un petit bout de ciel sur terre en attendant.

Il n’y a pas que les religions monothéistes qui ont connu des mouvements millénaristes (bien que l’origine du mot soit plutôt monothéiste, je l'utilise ici pour désigner des dissidents qui désirent un nouvel âge), on les trouve aussi dans le bouddhisme, notamment en Chine et en Inde. Ce que ces mouvements semblent avoir en commun, c’est un mécontentement vis-à-vis des élites séculiers et religieux. Quand le nouvel âge viendra enfin, ils ne seront plus en charge.

En fait ce sont des mouvements dissidents, mais à cause de l’emprise d’une religion, ce sont les arguments religieux qui sont utilisés, que ce soit en Europe, en Inde, en Chine ou ailleurs. Les arguments religieux pointent alors souvent le décalage ressenti entre le message idéal des fondateurs de la religion et sa mise en œuvre par son clergé. Un envoyé du ciel descendra (avatāra) alors pour guider « les rebelles » pour renverser les faux moines, faux guides, faux prêtres, des démons qui prennent l’aspect de moines etc. et pour établir un règne plus juste en attendant la récompense ultime. La perspective d’une justice dans l’au-delà ne leur suffit plus.

Pendant ces périodes, on ressent une certaine urgence, et des raccourcis et des méthodes spectaculaires, des moyens courts (tib. shin tu bsdus pa) et faciles sont enseignés, prenant quelquefois le contre-pied des méthodes anciennes, qui ne sont visiblement plus à la hauteur… On y trouve aussi le désir d’un accès pour tous (égalitarisme) aux bienfaits de la religion et aux méthodes salvifiques (purāṇa, dhāraṇī qui sauvent, mantras, tantras, …), hors-castes et femmes y comprises.
« Ce sera le règne du Saint- Esprit, âge de perfection et de bonheur, où disparaîtront les schismes et les scandales qui ont affligé l’église aux siècles passés. L’intelligence alors sera pour tous, car la vie contemplative sera ouverte à tous, sans qu’on ait besoin du ministère des docteurs. Les Grecs et les Juifs, que la loi évangélique n’a pas eu la force de s’assimiler, se convertiront et surpasseront à leur tour l’ancien peuple latin en sainteté et en ferveur. C’était, on le voit, une reproduction pure et simple des rêves de Joachim, de Jean de Parme, de Pierre-Jean d’Olive. »[1] Ernest Renan, Joachim de Flore et l'Evangile éternel 
Ces demandes ne relèvent pas d’un « anti-christianisme », mais montrent un mécontentement par rapport à la gestion, à l’hiérarchie ou la domination, au traitement inégale et ceux qui enseignent un christianisme avec des moyens plus faciles, destinés à tous, auront plus de chance d’être écoutés. Est-ce que le protestantisme est un « anti-christianisme » ? Non, il s’oppose à une certaine pratique du christianisme ou du catholicisme. Idem pour les bouddhistes chinois millénaristes et les hindous qui suivent les Purāṇa et qui attendent le nouvel âge établi par un avatār de Viṣṇu, le dieu immanent. Ce que réclament ces « millénaristes », à différentes époques et à différents endroits est assez semblable. Ces rebellions ont le plus souvent été écrasées dans le sang. Ceux qui répandent ces théories sont déclarées hérétiques ou fous, et brûlés ou enfermés.

Un nouvel âge d'intelligence spirituelle. Le ‘Saint-Esprit’, ou ‘l’intelligence spirituelle’, mouvement du libre esprit, Guillaume de Hildernissem (1411) et les ‘frères de l’intelligence’, ou côté féminin la Sophia, la nouvelle Ève mère du monde… Et comme l’intelligence est pour tous, la méthode doit être facile. Mettre l’intelligence à la portée de tous est déjà un acte de rébellion, qui semble ainsi vouloir abolir les hiérarchies. Ce n’est peut-être pas un hasard qu’un Gampopa qui enseigne la mahāmudrā à tous était considéré comme une émanation de Prince Clair-de-lune (Candraprabha), tout comme ‘garçon Clair-de-lune' (Yueguang tongzi’ Liu Jinghui) qui conduisait les rebelles ‘millénaristes’ chinois.

Cette recherche religieuse de l’intelligence et de la Sophia semble avoir abouti à la recherche de la Raison des lumières (Ose savoir), qui a boosté les sciences, qui ont mis à mal la religion, qui cherche maintenant à faire prouver ‘l’intelligence spirituelle’ ou ‘la Conscience’ par la science et la Raison à l’aide de quelques électrodes…

L'abjuration de Galilée
Quand les sciences commencent à prendre son essor, l’Eglise perçoit leurs théories comme des attaques de sa doctrine, et demande aux scientifiques d’abjurer les théories contraires à la doctrine. Les "millénaristes" étaient des croyants, ils n’étaient pas contre le christianisme etc. Les scientifiques étaient souvent des croyants, mais ils n’étaient initialement pas autorisés à faire leur travail de façon scientifique. Les deux catégories ont été traitées comme des hérétiques ou des fous. Qui était le véritable « anti » dans l’histoire ?

La différence entre l’Europe et l’Orient est la présence des nouveaux scientifiques dont le travail ne pouvait plus être encadré par la religion. Les millénarismes étaient à l’origine des affaires religieuses, réglées entre gens de la même religion. Comme les pouvoirs séculiers et religieux étaient reliés, il était difficile de faire la différence, et le peuple ne savait de toute façon pas faire la différence. Le développement des nouvelles sciences, divorcées de la religion, et la séparation entre le pouvoir séculier et religieux, on fait que ceux qui désiraient un « nouvel règne », les « millénaristes », n’avaient plus besoin de passer par la religion pour cela. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’avaient pour autant plus d’intérêt pour le religieux. Si leur ancienne religion ne propose qu’un package deal, à prendre ou à laisser, il n’est pas surprenant que d’autres formes de religion ont pu paraître plus intéressantes. Toute recherche spirituelle en dehors du christianisme (catholicisme) est qualifiée d’« occultisme ». C’est un mot emblématique, un élément de langage pour désigner des potentiels nouveaux convertis (quelquefois des ex-chrétiens) à la recherche d’autres formes de spiritualité.

L’objectif devient alors de regrouper tous ces chercheurs spirituels sous le terme « occultisme » et de les ridiculiser en soulignant les formes « occultes » les plus farfelues ainsi que les déviances, peut-être dans l’espoir de ramener quelques brebis galeuses. C’est de bonne guerre. Philippe Murray dans Le XIXème siècle à travers les âges s’y donne à cœur joie, name dropping y compris. Son livre est comme un annuaire d’occultisme. La droite catholique (p.e. Jean-Louis Harouel) apprécie et s’en sert. Marion Dapsance est devenue sa spécialiste en (néo)bouddhisme et donne des conférences sur cette forme d’occultisme (p.e. « le bouddhisme en Occident : réalités méconnues et histoire occulte »).

Les ex-rebelles millénaristes, sans soif de spiritualité, sont tout simplement des matérialistes (hédonistes) et passent au camp du « socialisme ». Ex-millénaristes spiritualistes et matérialistes constituent ensemble les « occulto-socialistes », ennemis du christianisme (catholicisme).

C’est sur ce type de raisonnement que se fonde sans doute l’idée que le bouddhisme occulte, ou néoboudhisme est apparu en Occident au XIXème siècle comme un « anti-christianisme ». « Le bouddhisme, une réinvention anti-chrétienne? » est le titre de la conférence que donna Marion Dapsance devant le cercle « Terre et Famille » le 21 octobre 2017 à Briant ( Saône et Loire).

Dans l’occulto-socialisme il manque encore le troisième facteur infernal, le féminisme. Pour Jean-Louis Harouel, la théosophie avec Mme Blavatski et Mme Besant à sa tête est un symbole idéal où les trois alliés infernaux sont réunis.
« Un fatras de croyances mystico-magiques avec lequel le socialisme a fait très bon ménage et qui a été le terreau fécond où s’est développé le féminisme. » Droite-Gauche : ce n'est pas fini, Jean-Louis Harouel.
La figure d’Alexandra David-Neel, qui était « socialiste » (anarchiste), « occultiste » (convertie bouddhiste) et « féministe » par son activité, regroupe les trois facteurs. En plus elle était membre de la franc-maçonnerie et de la société théosophique. Une cible idéale.

Au lieu de suivre un néobouddhisme, les « occultistes » convertis au bouddhisme sont invités de pratiquer cette religion de façon orthodoxe, tous les rituels, pratiques dévotionnelles et superstitions y compris. Et s'ils en sont capables, guéris de leur millénarisme, pourquoi ne pas retourner à leur religion d’origine :
« S'ils veulent véritablement comprendre et pratiquer le bouddhisme, les nouveaux adeptes doivent reconsidérer leurs conceptions initiales du bouddhisme et s'interdire de réduire « la religion » à un ensemble de contraintes superflues, voire despotiques. Le religieux est alors subitement revalorisé, au point que certains adeptes se réorientent, décomplexés, vers la pratique catholique qu'ils avaient si vigoureusement condamnée dans leur éloge de la « spiritualité bouddhiste ». » Extrait de : Sur le déni de la religiosité du bouddhisme. Un instrument dans la polémique antichrétienne. Marion Dapsance 

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[1] Ernest Renan, Joachim de Flore et l'Evangile éternel