lundi 22 octobre 2018

Trop bref aperçu d'anti-lumières et d'un des apports de l'indianisme du XIXème siècle



En faisant des recherches sur les origines et les promoteurs de l'idée de réincarnation en Europe, je fais des découvertes (un peu pèle-mêle), dont je compte parler et spéculer sur mon blog. Les deux derniers billets, sur le joachimisme et les millénarismes annoncent une certaine liberté de pensée où l'exploitation de telles idées était possible, et qui préparaient ce qui allait venir par la suite.

Il faudrait sans doute remonter au arguments présocratiques, ou au dixième livre des Lois de Platon, où « l’Athénien » parle de gens qui ne croient pas en l’existence des dieux, et où Platon enseigne la primauté et l’immortalité de l’âme, le principe qui se meut lui-même, et qui est antérieure à la nature, c’est-à-dire le feu, l'eau, la terre et l'air, qui produisent à leur tour des milliers et des milliers de choses mues.[1]

Quand les religions monothéistes prennent la relève de la philosophie et deviennent des religions d’état, les sciences, la politique et la société subissent son « enchantement ». Avec l’essor des sciences au XVI-XVIIème siècle, les tensions entre la religion et la science s’intensifient. Giordano Bruno meurt sur le bûcher en 1600 pour son « panthéisme », que l’on considéra très proche de l’athéisme. Galileo Galilée devait abjurer ses thèses en 1633 pour hérésie. Sous le choc de ce dernier événement, René Descartes décide d’écrire Le discours de la méthode, publié en 1637), qui a entre autres comme thèse que l'homme peut s'appuyer sur la raison seule, et n'a pas besoin des «lumières de la foi» pour accéder à la connaissance.

L’accueil de sa philosophie et les réactions à celle-ci étaient pour une grande partie en fonction du rôle de la foi dans la vie. Il y avait ceux qui étaient contre ou pour cette philosophie, éventuellement en l’amendant. Scientifiques et philosophes reprenaient la main dans leurs domaines respectifs. Ceux qui pensaient que les lumières de la foi, ou la métaphysique avaient un rôle à jouer devenaient les « antiphilosophes » ou les « anti-lumières »).

En réalité, les choses sont plus nuancées que cela, mais on choisit quand même plus ou moins son camp. Les églises catholiques et protestantes ne pouvaient évidemment pas accepter qu’on renonce aux lumières de la foi. Certains théologiens, plutôt protestants, ont néanmoins évolué en direction des Lumières, sans renoncer à la foi. On peut aussi y ranger la Naturphilosophie de Friedrich Schelling (1775-1854, figure centrale), qui réconcilie la Nature et l'Esprit.[2] Certains adeptes d’ésotérismes et de sciences occultes non rattachés à des églises officielles ou des sociétés secrètes, se rangeaient également parmi les anti-lumières, ce qui ne les empêchait pas en même temps de continuer à s’opposer aux églises officielles et à leur domination.

Dans ces temps d’adaptation, certains ont essayé de plus ou moins marier la méthode scientifique avec des sciences davantage occultes ou théosophiques, ou à s’inspirer d’autres spiritualités, hérétiques[3] ou même non-chrétiennes, notamment en Inde.

En gros, tout ceux qui croyaient non seulement aux « forces de l’esprit », mais surtout à la primauté et l’immortalité de l’esprit, et par conséquent aux arrière-mondes avaient toujours besoin des lumières de la foi. Certains étaient totalement hostiles aux philosophes et aux Lumières, d’autres étaient plus accommodants. Tous, étaient bien obligés de tenir compte de la nouvelle donne, ne serait-ce qu’au niveau de la science et de la politique, deux domaines où le rôle des églises allait décroître.

Pour ce qui est du sauvetage des doctrines hérétiques, voir (Gotthold Éphraïm) Lessing (1729–1781) et les hérétiques de Michel Espagne, ou encore le sauvetage de Maître Eckhart par Franz Xaver von Baader (1765-1841). Lessing s’intéressait aussi à l’indianisme naissant et avait lu les Essais sur les dogmes de la métempsychose et du purgatoire (publié en 1770) du suisse Jean Rodolphe Sinner  1730-1787), gérant de la bibliothèque de Berne. C’est une sorte de compte-rendu des études indianistes entremêlés des opinions de Sinner et d'autres.

Sinner s’intéresse notamment à l’existence en Inde (« Indostan ») de la doctrine de la métempsychose. Le bouddhisme (les Samanéens) n’est pas mentionné dans ce livre, qui parle surtout des Védas et du brahmanisme. Selon Sinner, qui s'appuie sur d'autres, l’Inde est le véritable berceau du culte des idoles[4] et de la doctrine de la métempsychose, qui sont passés par la suite en Égypte, en Grèce (Pythagore) etc. L’Inde serait à l’origine de la croyance en l’immortalité de l’âme et des migrations de l’âme « par differens corps où elle séjourne pour éprouvée & purifiée de ses péchés ». Il voit en cela un point commun avec le purgatoire qui a une fonction similaire. Le rapprochement entre le purgatoire et la métempsychose semble être attribué à un certain Père Grueber (source : The Idea of Re-birth by Francesca Arundale). Laisser un message si quelqu'un connaît ce Grueber...

Sinner aime faire toutes sortes de syncrétismes entre les aspects religieux de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce, du judaïsme et du christianisme. Il cite le livre de La Croze[5]. Il émet l’idée que les Indiens pourraient nous être supérieurs en préceptes de morale et de vertu et qu’ils pourraient faire honte aux Chrétiens dans ce domaine.[6] Le livre de Sinner suggère que la doctrine de la métempsychose (passé en Occident par l’Inde) et les méthodes de la purification de l’âme sont peut-être dans un état plus originel et moins altéré qu’en Occident. L’Inde est peut-être la source d’une spiritualité[7] plus pure au niveau de la doctrine (hérétique) de la métempsychose, pas au niveau de la pureté de la foi chrétienne évidemment. « La félicité de la vie à venir [est] comme une espèce d Exstase & une manière d’exister entièrement différente de toutes les sensations humaines ». Cela traduit l’expression d’Alexander Dow (1735-1779) « Consciousness is lost in bliss ».

Un an après la publication du livre de Sinner, en 1771, Anquetil-Duperron (1731-1805) introduit le mot Aryen en Europe, après avoir commencé ses traductions des Vedas et de l'Avesta en 1762. Ce fut la source principal de Schopenhauer en matières de l'Inde, selon ses prorpes dires.

Lessing fera sienne l’idée de la métempsychose ou palingenèse en l’appliquant plutôt dans le sens de la philosophie de l’histoire : la purification graduelle de l’Humanité[8]. Mais l’idée de l’Inde comme berceau de la religion primordiale à l’état le plus pur fera son chemin en Allemagne qui va trouver plusieurs liens avec ce pays des Aryens, comme l’a montré Roger-Pol Droit dans Le culte du néant. Le chapitre sur Gobineau (1816-1882) et les inégalités des races au niveau de l’esthétique, de la force et de l’intellect, les Aryens étant la race-mère. Le chapitre sur Friedrich Schlegel (1772-1829) avec sa classification en langues fortes et faibles et où la langue-mère, "l’indo-germain", est naturellement noble. Carl-Friedrich Köppen (1808-1863) qui écrit un livre sur le bouddhisme, Die Religion des Buddha, où il essaie de montrer que le bouddhisme a été un facteur d’« affaiblissement » de la culture des Aryens. Ce livre a été lu par Schopenhauer, Wagner, Nietzsche et Taine…

Oeuvre d'Arno Breker,
antithèse de l'« art dégénéré »
On y perçoit une obsession de la vigueur (virilité), et de tout ce qui est susceptible d’affaiblir la vigueur d’une race (sang), d’une langue, d’une culture, d’une société. Roger-Pol Droit parle de « affaiblissement bio-socio-culturel » pour décrire l'effet que Taine attribue au bouddhisme (p. 195). La compassion bouddhiste, une marque de faiblesse, y figure évidemment. Plus une société refuse ce qui affaiblit sa vigueur virile, et plus elle sera forte. Il lui faut un sang fort (non mêlé), une doctrine forte (non mêlée), des valeurs fortes (viriles), un fort caractère, et de l’autorité (virilité) pour maintenir tout cela. Les Aryens de l’Indostan avaient eu toutes ces qualités selon les indianistes, philosophes, historiens etc. de l'époque, l’Allemagne aussi, mais ils pensaient aussi que la vigueur des Aryens de l’Indostan avait décru à cause de plusieurs facteurs, entre autres le nihilisme (terme anti-lumières inventé par Obereit en 1787, diffusé par Friedrich Heinrich Jacobi (1743–1819), le pessimisme, l’immobilisme (« inaction paisible » terme de Nietzsche pour qualifier le bouddhisme) et la compassion du bouddhisme. Les frères Aryens en Europe étaient avertis... Voir le livre de Roger-Pol Droit.

Petite anecdote : au Parlement des Religions Chicago tenu en 1893, Vivekananda (influencé par Paul Deussen, disciple de Schopenhauer) parle de la « religion indienne », le Vedanta, la seule religion unique. Vivekananda y utilise le terme 'Aryen' dans le sens indogermain « dans des énoncés où il était question de la ‘race’, du ‘type’, du ‘sang’ » (Culte du néant, p. 227). Il reprend d’ailleurs de nombreuses thèses d’indianistes allemands[9] dans ses Conférences et autres écrits. Gandhi tenait le même type de discours d'aryanité indo-européenne (incluant les Anglosaxons) dans une lettre ouverte au conseil de Durban en 1894, "pour revendiquer une place particulière pour l’Inde dans l’Empire britannique." 

« Socialisme, occultisme, et féminisme »[10] sont encore aujourd'hui considérés comme ce qui menace la volonté d’une nation forte, un peu partout dans le monde. Le néolibéralisme mondialiste et les diverses migrations n’arrangent évidemment pas ses affaires.
« Pour certains chercheurs comme Isaiah Berlin ou Zeev Sternhell, la pensée des contre-Lumières a eu des filiations intellectuelles dans certains courants de pensées apparus plus tard, comme le totalitarisme ou le néoconservatisme. » (wikipedia)

A suivre...
***

Article sur la Réincarnation par Vivekananda

Enregistrement du discours de 1893

[1] Dans le sillage de Citoyen Dupuis, Platon sur l'âme immortelle

[2] « L'ensemble de sa vie intellectuelle sera marquée par la quête d'un système qui réconcilie la Nature et l'Esprit, les deux versants (inconscient et conscient) de l'Absolu. Cette quête le conduit dans un premier temps à construire sa « philosophie de l'identité », qui sera critiquée de manière polémique par son ex-ami Hegel, dans la préface à la Phénoménologie de l'Esprit (1807) ».

« La philosophie de Schelling est une « odyssée intellectuelle », faite d'étapes (Iéna, Munich, Berlin, etc.) et de différentes strates : « philosophie de la nature », « philosophie de l'identité », philosophie de l'art, philosophie de la mythologie, « philosophie de la Révélation » et « philosophie rationnelle », philosophie positive (religieuse) ou bien philosophie négative, etc. Parfois les philosophies se complètent : "La philosophie de la Nature traite de la Nature comme le philosophe transcendantal traite le Moi." Parfois elles se succèdent (la philosophie de l'identité ne dure que de 1801 à 1808 inclus), ou elles s'emboîtent (la philosophie de la Révélation est une partie de la philosophie positive). » Wikipedia Schelling


[3] Lessing et les hérétiques, Michel Espagne, Revue germanique internationale 9 | 2009
Haskala et Aufklärung.


[4] Il cite le jésuite allemand Athanase Kircher (1602-1680) :
« Tous ceux qui ont voyagé dans l’Inde attestent que les Divinités de l’Egypte & de la Grèce y sont adorées. Surtout on trouve dans tous les Temples & sur tous les grands chemins le culte du dieu Apis sous la figure d’une vache. »
[5] « Mr De la Croze a traité amplement de la Religion des Peuples de l Indostan dans son Histoire du Christianisme des Indes mais il ne connaissoit non plus que les Auteurs dont j ai parlé ni la Langue Sanscrit ni les Codes Sacrés des Bramins. »

[6] « C'est de voir encore au milieu de ces Peuples non seulement des préceptes de Morale & de Vertu très beaux mais de voir peut être à la honte des Chrétiens les mèmes Préceptes suivis & pratiqués mieux que parmi nous. »

[7] Idée reprise par Vivekanda, qui s’appuie sur Karl Heckel, dont l’article sur la Ré-incarnation (Die Idee der Wiedergeburt, Leipzig, Verlag von Max Spohr, 1889) est cité dans The Theosophist. Extraits de Conférences et écrits de Vivekananda :  
« C'est en Inde et chez les Aryas que la doctrine de la préexistence, de l'immortalité et de l’individualité de l'âme est d’abord apparue. Des recherches récentes en Egypte n’ont pas réussi à montrer quelque trace que ce soit de doctrines d’une âme indépendante et individuelle existant avant et après la phase d'existence terrestre. Quelques-uns des mystères étaient sans doute en possession de cette idée, mais ils ont été retracés en Inde. » 
Et aussi : 
« Je suis convaincu", dit Karl Heckel, "que plus nous entrons profondément dans l’étude de la religion égyptienne et plus il est clair que la doctrine de la métempsychose était entièrement étrangère à la religion populaire égyptienne; et même que ce qu’en possédaient de simples mystères n’était pas inhérent aux enseignements d’Osiris, mais dérivait de sources Hindoues. » 
Conférences et écrits 

[8] On pourrait même se demander si la dialectique de Hegel, thèse-antithèse-synthèse à l’infini, ne doit pas quelque chose à l’idée de la métempsychose…

[9] « Il est dit que Pythagore a été le premier grec à enseigner la doctrine de la palingenèse chez les Hellènes. En tant que race aryenne, qui brûlait déjà ses morts et qui croyait à la doctrine d’une âme individuelle, il était facile pour les Grecs d’accepter la doctrine de la réincarnation à travers l’enseignement pythagoricien. Selon Apuleius, Pythagore était venu en Inde où il avait été instruit par les Brahmines. »

[10] P.e. Philippe Murray dans Le XIXème siècle à travers les âges, Jean-Louis Harouel dans Droite-Gauche : ce n’est pas fini. Marion Dapsance tente de réintroduire le (néo)bouddhisme comme un facteur antichrétien (ou d’affaiblissement ?) dans ses conférences, p.e. « le bouddhisme en Occident : réalités méconnues et histoire occulte ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire