Le millénarisme est un phénomène issu de la religion, mais qui fait preuve de plus de real-politik. C’est très bien qu’ultimement tous les torts soient redressés dans l’au-delà, où l’on trouvera enfin la justice qui fait si cruellement défaut ici-bas, mais les millénaristes espèrent en même temps l’avènement d’un meilleur âge ici-bas. Un petit bout de ciel sur terre en attendant.
Il n’y a pas que les religions monothéistes qui ont connu des mouvements millénaristes (bien que l’origine du mot soit plutôt monothéiste, je l'utilise ici pour désigner des dissidents qui désirent un nouvel âge), on les trouve aussi dans le bouddhisme, notamment en Chine et en Inde. Ce que ces mouvements semblent avoir en commun, c’est un mécontentement vis-à-vis des élites séculiers et religieux. Quand le nouvel âge viendra enfin, ils ne seront plus en charge.
En fait ce sont des mouvements dissidents, mais à cause de l’emprise d’une religion, ce sont les arguments religieux qui sont utilisés, que ce soit en Europe, en Inde, en Chine ou ailleurs. Les arguments religieux pointent alors souvent le décalage ressenti entre le message idéal des fondateurs de la religion et sa mise en œuvre par son clergé. Un envoyé du ciel descendra (avatāra) alors pour guider « les rebelles » pour renverser les faux moines, faux guides, faux prêtres, des démons qui prennent l’aspect de moines etc. et pour établir un règne plus juste en attendant la récompense ultime. La perspective d’une justice dans l’au-delà ne leur suffit plus.
Pendant ces périodes, on ressent une certaine urgence, et des raccourcis et des méthodes spectaculaires, des moyens courts (tib. shin tu bsdus pa) et faciles sont enseignés, prenant quelquefois le contre-pied des méthodes anciennes, qui ne sont visiblement plus à la hauteur… On y trouve aussi le désir d’un accès pour tous (égalitarisme) aux bienfaits de la religion et aux méthodes salvifiques (purāṇa, dhāraṇī qui sauvent, mantras, tantras, …), hors-castes et femmes y comprises.
« Ce sera le règne du Saint- Esprit, âge de perfection et de bonheur, où disparaîtront les schismes et les scandales qui ont affligé l’église aux siècles passés. L’intelligence alors sera pour tous, car la vie contemplative sera ouverte à tous, sans qu’on ait besoin du ministère des docteurs. Les Grecs et les Juifs, que la loi évangélique n’a pas eu la force de s’assimiler, se convertiront et surpasseront à leur tour l’ancien peuple latin en sainteté et en ferveur. C’était, on le voit, une reproduction pure et simple des rêves de Joachim, de Jean de Parme, de Pierre-Jean d’Olive. »[1] Ernest Renan, Joachim de Flore et l'Evangile éternelCes demandes ne relèvent pas d’un « anti-christianisme », mais montrent un mécontentement par rapport à la gestion, à l’hiérarchie ou la domination, au traitement inégale et ceux qui enseignent un christianisme avec des moyens plus faciles, destinés à tous, auront plus de chance d’être écoutés. Est-ce que le protestantisme est un « anti-christianisme » ? Non, il s’oppose à une certaine pratique du christianisme ou du catholicisme. Idem pour les bouddhistes chinois millénaristes et les hindous qui suivent les Purāṇa et qui attendent le nouvel âge établi par un avatār de Viṣṇu, le dieu immanent. Ce que réclament ces « millénaristes », à différentes époques et à différents endroits est assez semblable. Ces rebellions ont le plus souvent été écrasées dans le sang. Ceux qui répandent ces théories sont déclarées hérétiques ou fous, et brûlés ou enfermés.
Un nouvel âge d'intelligence spirituelle. Le ‘Saint-Esprit’, ou ‘l’intelligence spirituelle’, mouvement du libre esprit, Guillaume de Hildernissem (1411) et les ‘frères de l’intelligence’, ou côté féminin la Sophia, la nouvelle Ève mère du monde… Et comme l’intelligence est pour tous, la méthode doit être facile. Mettre l’intelligence à la portée de tous est déjà un acte de rébellion, qui semble ainsi vouloir abolir les hiérarchies. Ce n’est peut-être pas un hasard qu’un Gampopa qui enseigne la mahāmudrā à tous était considéré comme une émanation de Prince Clair-de-lune (Candraprabha), tout comme ‘garçon Clair-de-lune' (Yueguang tongzi’ Liu Jinghui) qui conduisait les rebelles ‘millénaristes’ chinois.
Cette recherche religieuse de l’intelligence et de la Sophia semble avoir abouti à la recherche de la Raison des lumières (Ose savoir), qui a boosté les sciences, qui ont mis à mal la religion, qui cherche maintenant à faire prouver ‘l’intelligence spirituelle’ ou ‘la Conscience’ par la science et la Raison à l’aide de quelques électrodes…
L'abjuration de Galilée |
La différence entre l’Europe et l’Orient est la présence des nouveaux scientifiques dont le travail ne pouvait plus être encadré par la religion. Les millénarismes étaient à l’origine des affaires religieuses, réglées entre gens de la même religion. Comme les pouvoirs séculiers et religieux étaient reliés, il était difficile de faire la différence, et le peuple ne savait de toute façon pas faire la différence. Le développement des nouvelles sciences, divorcées de la religion, et la séparation entre le pouvoir séculier et religieux, on fait que ceux qui désiraient un « nouvel règne », les « millénaristes », n’avaient plus besoin de passer par la religion pour cela. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’avaient pour autant plus d’intérêt pour le religieux. Si leur ancienne religion ne propose qu’un package deal, à prendre ou à laisser, il n’est pas surprenant que d’autres formes de religion ont pu paraître plus intéressantes. Toute recherche spirituelle en dehors du christianisme (catholicisme) est qualifiée d’« occultisme ». C’est un mot emblématique, un élément de langage pour désigner des potentiels nouveaux convertis (quelquefois des ex-chrétiens) à la recherche d’autres formes de spiritualité.
L’objectif devient alors de regrouper tous ces chercheurs spirituels sous le terme « occultisme » et de les ridiculiser en soulignant les formes « occultes » les plus farfelues ainsi que les déviances, peut-être dans l’espoir de ramener quelques brebis galeuses. C’est de bonne guerre. Philippe Murray dans Le XIXème siècle à travers les âges s’y donne à cœur joie, name dropping y compris. Son livre est comme un annuaire d’occultisme. La droite catholique (p.e. Jean-Louis Harouel) apprécie et s’en sert. Marion Dapsance est devenue sa spécialiste en (néo)bouddhisme et donne des conférences sur cette forme d’occultisme (p.e. « le bouddhisme en Occident : réalités méconnues et histoire occulte »).
Les ex-rebelles millénaristes, sans soif de spiritualité, sont tout simplement des matérialistes (hédonistes) et passent au camp du « socialisme ». Ex-millénaristes spiritualistes et matérialistes constituent ensemble les « occulto-socialistes », ennemis du christianisme (catholicisme).
C’est sur ce type de raisonnement que se fonde sans doute l’idée que le bouddhisme occulte, ou néoboudhisme est apparu en Occident au XIXème siècle comme un « anti-christianisme ». « Le bouddhisme, une réinvention anti-chrétienne? » est le titre de la conférence que donna Marion Dapsance devant le cercle « Terre et Famille » le 21 octobre 2017 à Briant ( Saône et Loire).
Dans l’occulto-socialisme il manque encore le troisième facteur infernal, le féminisme. Pour Jean-Louis Harouel, la théosophie avec Mme Blavatski et Mme Besant à sa tête est un symbole idéal où les trois alliés infernaux sont réunis.
« Un fatras de croyances mystico-magiques avec lequel le socialisme a fait très bon ménage et qui a été le terreau fécond où s’est développé le féminisme. » Droite-Gauche : ce n'est pas fini, Jean-Louis Harouel.La figure d’Alexandra David-Neel, qui était « socialiste » (anarchiste), « occultiste » (convertie bouddhiste) et « féministe » par son activité, regroupe les trois facteurs. En plus elle était membre de la franc-maçonnerie et de la société théosophique. Une cible idéale.
Au lieu de suivre un néobouddhisme, les « occultistes » convertis au bouddhisme sont invités de pratiquer cette religion de façon orthodoxe, tous les rituels, pratiques dévotionnelles et superstitions y compris. Et s'ils en sont capables, guéris de leur millénarisme, pourquoi ne pas retourner à leur religion d’origine :
« S'ils veulent véritablement comprendre et pratiquer le bouddhisme, les nouveaux adeptes doivent reconsidérer leurs conceptions initiales du bouddhisme et s'interdire de réduire « la religion » à un ensemble de contraintes superflues, voire despotiques. Le religieux est alors subitement revalorisé, au point que certains adeptes se réorientent, décomplexés, vers la pratique catholique qu'ils avaient si vigoureusement condamnée dans leur éloge de la « spiritualité bouddhiste ». » Extrait de : Sur le déni de la religiosité du bouddhisme. Un instrument dans la polémique antichrétienne. Marion Dapsance
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[1] Ernest Renan, Joachim de Flore et l'Evangile éternel
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