Rembrandt, Faust (1652) |
Les idées d’envoyés, de messies, d’émanations (avatars), d’imams à partir d’une sorte de plérôme peuvent exister indépendamment de la croyance en la réincarnation (par ignorance et oubli). On trouve aussi bien l’idée d’émanations que de réincarnations (tib. sprul sku) dans le bouddhisme tibétain. Actuellement, on semble se poser la question si le XIVème Dalaï-Lama continuera d’exister, et si oui, sous forme d’émanation ou de réincarnation (Claude Arpi, India and the Dalai Lama's Successor ). « The choice is between a reincarnation and an emanation; the latter seems more adapted to a modern system of governance which cannot afford a gap of 20 years or so in leadership. »
Je suis en train de lire Le XIXème siècle à travers les âges de Philippe Murray (pour qui les maux du monde moderne viennent d’une convergence de féminisme, socialisme et occultisme ; ce sera un autre sujet[1]), où je tombe sur un passage qui aborde la métempsychose (p.173), où le Saint-Esprit joue un rôle central, et où l’on voit divers personnages intéressants passer la revue de façon un peu aléatoire : Joachim de Flore (1130-1202), Guillaume Postel (1510-1581), Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781), Johann Gottfried von Herder (1744-1803), puis les romantiques allemands (Heinrich Heine). Tout cela débouchera sur la théosophie.
L’idée des envoyés se trouve déjà dans l’évangile :
« C'est pourquoi, voici, je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes. Vous tuerez et crucifierez les uns, vous battrez de verges les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville. » (Mathieu 23, 34)Joachim de Flore, qui apparemment considérait Saint-François comme une réincarnation du Christ, est l’inventeur de la théorie des trois âges (trois règnes du monde) : du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
« Le premier est l'âge de la servitude servile, le second de l'obéissance filiale, le troisième de la liberté. »L’âge du Saint-Esprit et de la liberté est le troisième et nouvel âge (« New Age ») « que nous attendons prochainement » (on est au XIIème siècle). Il se divise encore en trois périodes : « celle de la ‘lettre de l'Évangile’, celle de l'’intelligence spirituelle’, celle enfin de la ‘pleine’ « manifestation de Dieu » (Wikipedia)
Guillaume Postel (1510-1581) est un esprit nettement plus libre et tourné vers l’Orient. Il se voyait sans doute habité par le Saint-Esprit (glossolalie), car « bien que de comportement humble et religieux, il est incapable de s'abstenir de vaticinations en public, ce qui est source d'embarras et de scandale. » (Wikipedia)
Wikipedia donne un exemple de ses « vaticinations » :
« Mère Jeanne (ou « Zuana »)[2] étant morte (le 29 août 1550, avant le retour de Postel d'Orient), il est alors convaincu qu'elle a pris possession de son « corps spirituel » (le 6 janvier 1552, jour de son « Immutation »), et il prétend avoir des visions annonciatrices de la fin du monde. Il consacre deux livres à la mystique : Les très merveilleuses victoires des femmes du nouveau monde et La vergine venetiana. »Cette relation inhabituelle où une femme, « la nouvelle Ève mère du monde », prend le rôle de « confesseur » pour un homme, prêtre et érudit, fait penser aussi à la relation entre Madame Guyon (1648-1717) et Fénelon (1651-1715). Postel ne sera jamais qualifié d'hérétique, « mais de fou (amens), et laissé en liberté » (Wikipedia). Postel écrit dans De admirandis numerorum platonicorum secretis :
« Que les esprits puissent et doivent revenir dans les mêmes corps, après un long sommeil, est aujourd’hui tenu pour certain par les Ismaélites, les Chrétiens, les Juifs et la meilleure partie des païens, au point que, chez les Indiens, ces reines qui, par ailleurs, furent très chères au roi défunt et comblées des délices d’une vie présente très confortable, recherchent très librement la mort par désir spontané de l’immortalité. Qu’ils reviennent après quelque temps, j’ai pu le constater par mes sens. En effet, j’ai parlé avec ceux qui étaient revenus du tertre funéraire après deux jours. Mais quoi ? Quand nous voyons les esprits rester très longtemps liés aux corps sans nourriture ni boisson, que voyons-nous de difficile à propos du composé né de nouveau, quand nous constatons qu’il vit très longtemps sans aucune alimentation dans son organisme, comme si celui-ci était immortel? »[3] (traduction de Jean-Pierre Brach)Chez Lessing (1729-1781), la croyance en la métempsychose se combine avec le progrès de la Raison. Chaque réincarnation successive (ou palingénésie) conduirait l’humanité vers son « âge adulte ». Johann Gottfried von Herder (1744-1803) est plus prudent, mais n’en pense pas moins : eine grosse Palingenesie der Gesinnungnen » (une grande palingénésie des convictions) et « ein Reich der Vernunft, Billigkeit und Güte » (un royaume de la Raison, de l’Équité et du Bien).
La thèse de Murray est que le côté obscur de la médaille (inconscient) de la poursuite des Lumières est « l’illuminisme » et que les deux vont de paire souvent sous la direction de « nouvelles Èves ». Les exemples qu’il cite sont néanmoins très intéressants, et même s’il n’y a pas ici de ligne claire dans l’évolution de l’idée de réincarnation en Europe, et que la volonté de Murray de faire converger ces trois facteurs force un peu trop le trait à mon avis, cela vaut le coup de s’y plonger. On voit bien que ça grondait pas mal bien avant le XIXème siècle et les Lumières (Ose savoir !), qui ne sont pas tombées du ciel.
On dirait presque qu’avec les Lumières on était enfin prêt à sacrifier les religions (trop dogmatiques et contraignantes) mais pas la croyance en l’immortalité, et donc en une sorte d’âme. Métempsychose, palingénésie, réincarnation, renaissance, avènement d’un troisième règne (non merci, pas de quatrième), d’un nouvel âge d’« intelligence spirituelle » et de liberté. Ceux qui voudraient resserrer la vis et revenir en arrière auront tort, ce serait forcément du « néo » : faire du neuf avec du vieux. le ver était déjà dans la pomme bien avant les Lumières et l'« anti-christianisme » qui s'en est suivi. Y compris les inventeurs du néobouddhisme.
Le contrôle d’une religion ne convenait clairement plus, donc davantage de liberté, moins d’hiérarchie, plus d’égalité, et moins d’ignorance (obscurantisme), davantage de Raison, ce qui ne voulait pas dire qu’on renonçait à toute « intelligence spirituelle » ou à la soif d’immortalité. Ce n’est pas comme si « l’occultisme » ne serait que la religion refoulée qui saute à la figure des « illuminés ». Que l’« intelligence spirituelle » post-Lumières avançait à tatillons, c’est certain. Qu’il y eut beaucoup de délires, aussi, mais toutes les religions en sont autant capables. D'ailleurs ce sont elles qui fournissent les matières premières, le plus souvent déjà des produits recyclés.
Quand, avec l’avènement des Lumières, ça commence à tourner mal pour les religions, comment réagissent-elles ? Voir mon billet Des fantômes pour combattre le rationalisme naissant et Sur l'entretien du tunnel.
En parlant d’Auguste Comte et de Madame Blavatski, Murray parle de « tous les sauveteurs de l’occulte par la science » et « tous les guérisseurs de la science par l’occulte »[4]. J'aime bien ces formules. Pour moi, l’occulte n’est autre que le désir d’immortalité. Et l’occultisme c’est bien la recherche de cette immortalité, ou de sa preuve, par tous les moyens, parce qu’au fond on n’y croit pas… Et donc si la science (d’habitude si « matérialiste ») pouvait donner un coup de pouce pour prouver l’existence de l’âme, de la Conscience ou de l’Esprit, ce serait formidable... Les Catholiques, les Protestants et autres membres des religions officielles sont prêts à s’allier avec leurs ennemis « illuministes » pour réaliser ce vœu.
Voir Corps d'arc-en-ciel et de résurrection.
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[1] Un Jean-Louis Harouel – Droite, gauche ce n’est pas fini - partage les mêmes idées.
[2] « En 1547, Postel se trouve à Venise où il travaille sur une traduction en latin du Zohar et du Bahir. Il y rencontre une religieuse, mère Jeanne (ou « Zuana »), qui a fondé des hospices pour les pauvres, d'abord à Padoue, ensuite à Venise près du monastère Saints-Jean-et-Paul, et qui prétend avoir des visions d'origine divine. Elle demande à Postel d'être son confesseur et directeur spirituel, et il s'enthousiasme pour elle, la considère comme une prophétesse, et n'hésite pas à l'appeler « la nouvelle Ève mère du monde ». Cette rencontre entre deux exaltés est à l'origine d'un étrange messianisme, d'essence sophianique : spirituellement proche du grand kabbaliste juif Isaac Louria, Postel professe, en conformité avec le Zohar, qu'il y a deux messies. L'esprit féminin de l'homme, qu'il nomme (le premier) anima, compromis par le pêché d'Ève et n'ayant pas fait l'objet de la rédemption du Christ, doit être sauvé par un messie femme, incarnation de l'âme du monde (la Sophia, identifiée à mère Jeanne). » Wikipedia
[3] De admirandis numerorum platonicorum secretis. De Guillaume Postel, Jean-Pierre Brach
[4] Dzongsar KR veut par exemple sauver la science (trop matérialiste) par le bouddhisme. Voir L'union de vacuité et d'encens brûlé http://hridayartha.blogspot.com/2015/07/lunion-de-vacuite-et-dencens-brule.html
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