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dimanche 19 juin 2016

Réchungpa, l'enfant terrible de Milarepa


Le fils prodigue, Rembrandt


Le Milarepa que nous connaissons surtout est celui né de l’imagination de Tsangnyeun heruka (gtsang smyon he ru ka sangs rgyas rgyal mtshan 1452 - 1507), et publié dans la vie et les chants de Milarepa (tib. rnam mgur). Le volume des chants est quelquefois considéré comme le commentaire de l’hagiographie.[1] La version des Chants de Tsangnyeun heruka a un objectif très clair : promouvoir la voie des expédients (sct. upāyamārga) yoguique, que l’on considère descendre de Réchungpa, le disciple de cœur (tib. thugs sras)[2] et d’autres grands disciples yogi de Milarepales douze grand fils [répas], tib. bu chen bcu gnyis) et montrer comment Milarepa fut le détenteur de ces méthodes. Autrement dit, il veut authentifier des méthodes apparues plus tardivement à Milarépa, par la composition de l’hagiographie et des Chants et la compilation des diverses transmissions aurales (tib. snyan brgyud) qui descendraient de Réchungpa.

Tsangnyeun heruka a véritablement voulu incarner Milarepa tel qu’il le voyait. Il s’identifie à lui et on n’échappe pas à l’impression qu’il a sans doute mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Réchungpa[3]. La vie de Réchungpa traverse les Chants de Milarepa comme un fil rouge et l’on trouve des références de toutes les diverses transmissions aurales (tib. snyan brgyud) dans les Chants.

C’est dans la 10ème histoire (ras cgung pa dang mjal ba’i skor[4]) que Réchungpa apparaît pour la première fois. On y apprend que Milarépa lui apprit la chaleur mystique (tib. gtum mo) et que Réchungpa avait contracté la lèpre par un mauvais sort et qu’il devait aller en Inde, pour être guéri par un certain gourou Balacandra. Après son retour, il rejoint Milarepa.

Réchungpa fait son retour dans la 23ème histoire (na ro bon chung btul ba’i skor[5]) où il atteint l’éveil. Lors d’un gaṇacakra avec ses disciples, des ḍākinī viennent leur offrir des dons célestes. Dans la 25ème histoire (Ras chung ma dang mjal ba’i skor[6]), Réchungma, une ḍākinī réincarnée en une jeune femme de bonne famille et ses quatre amies entrent en scène. Réchungma enlève la pierre de jade qu'elle porte dans sa ceinture et l'offre à Réchungpa. Elle devient son disciple et médite avec lui et les autres yogis. Milarepa pensa que Réchungma en tant que « ḍākinī qualifiée » ferait une bonne partenaire pour un yogi (tib. mstan ldan gyi rnal ‘byor ma spyod pa’i grogs su ‘od pa). Elle lui donna toutes les instructions, et ordonna à Réchungpa de s’occuper d’elle. Elle servit de partenaire à la pratique de Réchungpa (tib. re zhig gi bar du ras chung pa’i thugs dam gyi grogs mdzad p. 429).

Les Chants intègrent également une série d'histoires (tshe ring mched lngas drod nyul ba dang zhus lan gyi rim pa p. 451) où figurent la déesse Tseringma et ses quatre sœurs, qui viendraient de Ngendzongpa et de son maître Bodhirāja. Selon ces sources, Tséringma et ses sœurs auraient servi de partenaire sexuelle (sct. karmamudrā) à Milarepa. En fait, le chapitre de Tseringma et les pratiques qui y sont expliquées correspondent à la série de six états intermédiaires (bar do drug gi khrid yig) de Karma Lingpa (1326–1386). Tséringma et ses sœurs font référence à Guru Padmasambhava (tib. slob dpon pad+ma ‘byung gnas p. 503), qui de retour du Tibet, les aurait données les instructions ésotériques. Et en plus, en Inde, elles auraient, dans le charnier Obscure et bruyant (tib. dur khrod mun pa sgra sgrog) étaient initiées par le maître Digvarman (slob dpon phyogs gyi go cha) et Kṛṣṇācāryavratapāda (brtul zhugs spyod pa nag po zhabs) dans le grand maṇḍala. C’est la raison pourquoi elles seraient des récipients qualifiés pour Milarepa. Milarepa leur donne les instructions des six bardos, très proches de celles de Karma Lingpa. A la fin de celles-ci Tséringma promet de désormais toujours suivre Milarepa et d’être sa mudrā[7]. L’instruction et la pratique de la karmamudrā suivent (pp. 517-521).

Ce passage dans les Chants sert à fournir la preuve de la pratique de karmamudrā par Milarepa (1052-1135) dans le cadre des instructions des six bardos. Le même type d’instructions que le terteun Karma Lingpa (1326–1386) avait redécouvert plus de 200 ans plus tard. Il faudrait comparer les textes de ces instructions. Les instructions de karmamudrā de Milarepa auraient ensuite été transmises à un certain Bodhirāja puis à Ngendzongpa, pour finalement être intégrées dans la collection des transmissions aurales de Tsangnyeun heruka (1452-1507). On pourrait imaginer que les instructions des six bardos de Karmalingpa aient pu être récupérées puis intégrées comme une transmission aurale, qu’il fallait authentifier par d’autres moyens (hagiographiques). C’est une possibilité. J'y reviendrai sans doute.

Poursuivons le fil rouge de Réchungpa dans les Chants de Milarepa. Suite à l’épisode du conflit avec les moines scolastiques, Réchungpa avait honte du manque d’érudition de son maître et souhaitait aller en Inde (ras chung ti pu’i skor p. 556) pour sa formation scolastique. C’est dans ce chapitre que nous apprenons que Milarepa n’avait reçu que quatre des neuf instructions du Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu) que Tailopa/Tillipa aurait reçu directement de Vajravarāhī. Marpa aurait dit à Milarepa que les cinq autres instructions seraient encore disponibles en Inde et qu’un disciple de Milarepa les obtiendrait d’un disciple de Nāropa. Réchungpa part en Inde avec un groupe de quinze moines sous la direction d’un lama (dzogchenpa) du nom de Kyiteun (tib. kyi ston). Au Népal, Réchungpa rencontre Bharima, une disciple (et peut-être la femme) de Tipupa, à son tour un disciple de Nāropa[8], qui transmet les instructions à Réchungpa, que celui-ci pratiquera avec sa femme Bharima. C’est dans l’hagiographie de Réchungpa que nous apprenons que Tipupa vit au Népal. Dans les Chants, c’est en Inde que Réchungpa le rencontre.

Pendant le même voyage, « de retour de l’Inde », Réchungpa fait la rencontre de la yoginī Machig la Reine des siddhas (tib. ma gcig grub pa’i rgyal mo), qui lui transmets les Instructions de la vie infinie.

L’histoire de la corne du yack (gyag ru’i skor, p. 578) raconte le retour de Réchungpa et les retrouvailles avec Milarepa. Réchungpa montre avec fierté tout ce qu’il avait trouvé en Inde/Népal, mais Milarepa n’est pas impressionné. Milarepa dit qu’il était très satisfait des six yogas et de la mahāmudrā et que ce voyage en Inde était en fait inutile.[9] Dans l’histoire suivante (rkyang mgur gyi skor, p. 597), en absence de Réchungpa, brûle la plupart des textes que celui-ci avait ramenés. En rentrant, Réchungpa sentant une odeur de brûlé se fâcha contre Milarepa quand il vit ce qu’il avait fait. Pour regagner la confiance de Réchungpa, Milarepa montre un miracle après l’autre mais sans impressionner Réchungpa qui lui dit en boudant « Tes miracles sont comme des jeux d’enfants, tu en fais tellement que ça en devient ennuyeux, rends-moi mes textes ! » Finalement quand Milarepa s’envole de plus en plus haut et que Réchungpa a peur de le perdre, il se repentit. Milarepa ne garde que les cinq instructions du Cycle et dit que les autres textes ne sont que des mantras hérétiques (tib. mu stegs kyi ngan sngags p. 609). Ils ne disparaîtront cependant pas tout à fait

La fin des Chants consiste en une série d’histoires diverses (kha ‘thor sna tshogs kyi skor p. 678 etc.), qui ont peut-être été ajoutées ultérieurement. Le Milarepa qui y est présenté devient quelquefois un peu caricatural, c’est souvent le thaumaturge plutôt que l’ami spirituel que l’hagiographe montre. L'hagiographe, en bon communiquant, semble y planter des « éléments de langage ».

L’histoire sur l’initiation et la consécration (dbang bskur dang rab gnas kyi skor p.701) nous montre comment Milarepa confère l’initiation-vase (tib. rin chen bum chu’i dbang bskur) d’une lignée aurale (tib. mkha’ ‘gro snyan brgyud kyi gdams ngag). Non seulement, Milarepa fut détenteur de la lignée aurale, il l’avait aussi transmise. Qui furent présents ? Sont mentionnés nommément Réchungpa et Ngendzongpa « etc. ». Gampopa n’y est pas par exemple. Le vase s’élève dans le ciel et confère lui-même l’initiation (bum ba rang gis dbang bskur la/) faisant descendre les sagesses, la compassion des lamas de la lignée kagyu (bka’ brgyud bla ma’i thugs rje yin). Cette histoire courte finit par montrer comment Milarepa consacre (tib. rab gnas) une représentation de Vajravārāhī peinte par Réchungpa, en faisant pleuvoir des fleurs amenées par les ḍākinī venues de la Terre pure du corps réel du Bouddha (tib. rgyal ba chos sku’i zhing khams nas).

L’histoire de la chanson à boire (chang glu’i skor, p. 718) constitue un autre élément traditionnel des lignées réchungpistes. Ici, c’est Milarepa qui pousse ses compagnons à boire et qui leur montre la meilleure façon.
« Je suis un yogi qui boit
Premièrement, parce que le corps réel (sct. dharmakāya) s’y manifeste clairement et authentiquement
Deuxièmement, parce que c’est le Bouddha dans son corps imaginal (sct. saṃbhogakāya)
Troisièmement, parce que le corps apparitionnel (sct. nirmāṇakāya) se manifeste en tout
Ce boisson fermenté qui coule constamment
Les prédisposés le boivent comme du nectar (sct. amṛta)
Et d’éventuels non prédisposés sans hésitation
. »[10]
L’histoire suivante (ram ldings gnam phug ma’i skor, p. 724) met en scène Réchungpa et Drigompa (‘bri sgom pa) en train de discuter longuement sur les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Un autre thème qui revient souvent dans les hagiographies kagyupas (p.e. dans La Vie de Marpa, p. 83 éd. Claire Lumière). Pour les Réchungpistes, la part de Nāropa, ce sont les six yogas et la part de Maitrīpa la mahāmudrā.[11] Cette discussion récurrente reflète sans doute des débats au sein des écoles kagyupas. Milarepa fait un chant dans lequel il tente des réunir les deux points de vue. Réchungpa est invité par des bienfaiteurs et s’absente pendant trop de jours. Quand il revient Milarepa s’est enfermé chez lui. Réchungpa est encore trop enclin aux huit soucis du monde selon Milarepa.

Dans l’histoire suivante (ras chung dbus bzhud kyi skor p. 731), Réchungpa veut rendre visite à ses propres disciples dans la province de Ü (tib. dbus). Milarepa pense qu’il n’est pas encore prêt. Réchungpa résiste et Milarepa finit par accepter. Avant de laisser partir Réchungpa, Milarepa lui donne les derniers conseils. Il le prévient notamment contre une « chienne » (« bitch ») à Ü qui lui attrapera le pied[12]. Il lui recommande de ne pas oublier son lama et sa pratique quand cela lui arrivera. Après son départ, Milarepa est triste : « Il y a beaucoup de répa, mais un comme Réchungpa est difficile à trouver. »[13] Dans la province Ü, Réchungpa alla au monastère kadampa de Dyayul (tib. bya yul bka’ gdams kyi grwa sar) où il fut nommé Khenpo Mindrol ? (tib. mkhan po smin grol la bkod pa ?). Il s’y attacha à une aristocrate (tib. lha lcam) du nom de Dame Dembou (lha lcam ldem bu) ; la « chienne », contre laquelle Milarepa avait prévenu Réchungpa et dont Milarepa viendra le libérer. C’est le sujet de la suite de l’histoire du voyage à Ü (dbus bzhud phyi ma’i skor, p. 779).

Pierre de jade olmèque pour culte d'offrande

Milarepa se transforme en un mendiant et se rend à la maison du couple. Réchungpa, ne le reconnaît pas mais lui offre une grosse pierre de jade (tib. g.yu). C’est le don de la pierre de jade qui causera une dispute dans le couple qui se sépare. En rentrant chez Milarepa et ses yogis, Réchungpa voit la pierre de jade au milieu d’un maṇḍala préparé pour une initiation. Il se rend compte que Milarepa l’avait libéré de sa relation avec l’aristocrate :la « chienne ». A la fin de l’initiation, le répa Zhi ba ‘od se lève et dit : « Pourquoi quelqu’un comme Réchungpa, qui maîtrise parfaitement le corps subtil aurait encore besoin de la protection de Milarepa quand il prend une femme pour le yoga sexuel ? » Milarepa répond : « Pour cette pratique, il faut connaître le moment opportun et les bonnes conditions. »[14] Cette épisode rappelle par ailleurs le sauvetage de Goraknāth de son gourou Matsyendranāth retenu captif par des femmes. Il faudra revenir sur le symbolisme de la pierre de jade dans les Chants.

Dans la même histoire, Milarepa recommande à Réchungpa de s’établir à Loro (lo ro), près de la forêt Dyarpo (byar po’i nags) à proximité de la montagne Shambo (sham po’i gangs) à la frontière tibétaine (tib. rdo bod kyi mtshams su), où il pourra se rendre utile à tous les êtres. Et notamment à tous les détenteurs des lignées kagyupa qui auront besoin d’être affiliés aux transmissions aurales (snyan brgyud) de Réchungpa… Mais, en tant que disciple de cœur, il est important que Réchungpa soit présent au moment de la mort de Milarepa, contrairement à Gampopa qui sera absent et arrivera en retard. Milarepa lui demande donc de venir le quatorzième jour (tshes bcu bzhi pa) du mois du cheval (rta'i zla ba) de l’année du lièvre (1135, shing mo yos). « C’est très important ! ». Dans le chant qui suit, Milarepa loue Réchungpa pour être le plus véritable (tib. don po) fils de ces quatre fils (bu bzhi’i nang na don po khyod, p. 787). Quand Réchungpa résida au temple forestier de Shar mo, Dame Dembou venait le voir accompagné de son oncle frappé de lèpre. Elle était méconnaissable, sans argent, ayant subie des épreuves physiques et mentales. Le chant qui suit raconte en détail le déroulement de la dispute au sujet de la pierre de jade et de la séparation. Réchungpa lui donne une pépite d’or, pour qu’elle puisse purifier ses péchés, pratiquer les rituels et les mantras et atteindre les siddhis. Réchungpa s’occupa d’eux par compassion. Elle devint une grande yoginī.

Ici se termine le fil rouge de l’histoire de Réchungpa et des transmissions aurales dans les Chants de Milarepa. On voit que tous les ingrédients des lignées yoguiques réchungpistes sont présents (banquets, ḍākinī, bière, femmes difficiles, miracles volontaires…). Dans les Chants, qui montrent différents profils de Milarepa, on trouve le Milarepa naturel (sahaja) doublé d’un Milarepa thaumaturge, expert en expédients (sct. upāya).

***

[1] The Yogin and the Madman, Andrew Quintman

[2] Selon Tsangnyeun heruka

[3] Les 3 voyages en Inde/Népal, la relation avec les femmes,

[4] Version mtsho sngon mi rigs par khang, 1981, P.275

[5] P. 376

[6] P. 415

[7] Yang zhabs spyi bor blangs nas rje btsun la dus ‘di nas bzung ste skye gnas thams cad kho mo phyi bzhin du ‘brang zhing las kyi phyag rgya bgyid par mtshal bas/

[8] Ou bien le fils de Gayadhara le scribe.

[9] Garma C.C. Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa, p. 431

[10] Da ni rnal ‘byor chang ‘thung ste// dang po chos skur gsal la dag// gnyis pa longs skur rdzogs sangs rgyas// gsum pa sprul skur ci yang snang*// rgyun chad med pa’i sings po la// skal ldan bdud rtsir ‘thung stem chi// skal med ‘thung mkhan byung dogs med//

[11] Dans l’histoire de Shi ba ‘od « Rje btsun zhabs drung du lo lnga bsdad pas yongs su grags pan A ro pa’i chos drug dang*/ mnga’ bdag mai tri pa nas brgyud pa’i phyag rgya chen po rnams nyams khrid du bskyangs te gdams ngag ma lus pa gnangs nas/ « p. 349

[12] Khyod la dbus su khyi mo zhig gis rkang ba nas ‘ju bar ‘dug pas/ de dus bla ma dang nams len ma brjed par gyis gsungs// p. 742

[13] Ras pa mang ste ras chung pa ‘dra bar nyung*/ p. 747

[14] Ras chung la rlung sems la dbang thob pa’i skyes bu gsang yum bzhes pa la/ rje btsun gyis kyang thugs rjes gzigs dgos shing*/ ras chung pa yang gshags pa ‘bul dgos pa’i rgyu mtshan ci lags zhus pas/ dus tshod gnan bkag shes dgos pa yin gsungs nas mgur ‘di gsungs so/ p. 783

dimanche 27 mars 2016

Gratitude



Le premier chapitre des Chants de Milarepa est un de mes favoris. Il parle de volonté et d’involonté, et du non-agir (tib. byar med).
« Ayant retrouvé l'enthousiasme, [Milarepa] repris son habit en coton, emporta une poignée de bois et retourna dans son lieu de pratique.
Dans sa cabane étaient assis cinq atsara[1] de [couleur] métallique, leurs yeux écarquillés comme des soucoupes. Un, assis dans le lit du Seigneur, enseignait la doctrine. Deux autres l'écoutaient. Un autre pétrissait de la pâte [pour faire des tormas]. Encore un autre se distrayait en feuilletant les textes [de Milarepa] (tib. phyag dpe)
. »
Tant que Milarepa cherche à se débarrasser des cinq atsara, ils resteront. Plus Milarepa veut se débarrasser d’eux et plus les atsara se montrant menaçant. C’est seulement quand il les invite à rester avec lui, qu’ils disparaissent.

Une des méthodes utilisées par Milarepa est la louange du lieu (tib. gnas la bstod pa).
« Au départ, il [se disait] qu'il leur était peut-être redevable de grâces (tib. zil). Ensuite il pensait que c'était peut-être un prodige provoqué par des dieux locaux mécontents.
"Partout où j'ai habité, je n'ai jamais eu besoin d'offrir des oblations/gâteaux sacrificiels (sct. bali tib. gtor ma) Je n'ai jamais manqué de faire l'éloge de chacun de ces [lieux]. Il va falloir aussi l'éloge de celui-ci." pensa-t-il
. »
Il chante alors les louanges du lieu, de ses habitants, et des génies qui l’animent. Il invite tous les génies (bhūta) et non-humains à boire du « nectar de l'amour et de la compassion » et de retourner dans leurs lieux respectifs, conformément aux rituels tantriques. Mais cela ne « fonctionne » pas, car Milarepa veut toujours se débarrasser des atsara. C’est la raison même pourquoi ils restent.

Même les louanges et les hymnes peuvent être des actes intéressés. Jaillissent-ils spontanément de nous, ou sont-ils un numéro obligé ? Quand j’étais allé voir l’ermite de Roquebrune sur-Agens frère Antoine, il y a quelques années, nous avions parlé de son séjour en Inde et de son intérêt pour les religions de l’Inde. Je voulais savoir quelle fut sa pratique, peut-être un mélange de christianisme et d’hindouisme ? Il n’avait qu’une seule pratique répondit-il, dire merci. Cela ne veut pas dire qu’il passe ses journées à dire « merci » comme un mantra, mais qu’il est continuellement rempli d’un sentiment de gratitude. La présence continue de gratitude vient automatiquement avec un sens de grâce. Comme si la grâce (« don accordé sans qu'il soit dû ») ne pouvait exister sans la gratitude.

***

[1] Déformation d'ācārya. Ce sont les clowns, caricatures d'ācārya indiens, que l'on voit pendant les danses religieuses. Dans ce chant, les caricatures d’ācārya servent à tourner en dérision les actes intéressés dits « religieux ».

mercredi 28 avril 2010

Cours : Milarepa et le moine scolastique repenti



Prologue
L'épisode (chapitre 42) de la conversion du moine scolastique Loteun (T. lo ston) fait suite à l'histoire (chapitre 34) où l'on voit deux moines scolastiques (ra ston dar ma blo gros = dar blo et blo ston) d'un grand centre monastique prospère à gnya' nang s'en prendre à Milarepa, très aimé par le village et qu'ils considèrent comme un hérétique.
A une période où la région souffrait de la disette, les villageois se tournèrent vers le monastère pour les aider. Les dirigeants, mécontents de la concurrence de Milarepa, refusèrent initialement en disant qu'ils n'avaient qu'à se tourner vers Milarepa, puisque c'était à lui et à sa communauté de yogis qu'ils avaient l'habitude de faire des dons. Les villageois firent alors un compromis et acceptèrent de faire aussi des dons au 
monastère. C'était dans ce contexte que les dirigeants du monastère décident de se débarrasser de Milarepa en exposant ses vues hérétiques à la population et en l'humiliant. Lors du débat, les moines utilisent le jargon scolastique habituel et Milarepa utilise ses pouvoirs miraculeux pour appuyer ses arguments, que Dharlo qualifie de magie noire. Milarepa rétorque que c'est lui-même Dharlo qui est sous l'emprise des démons. Loteun semble impressionné par Milarepa, mais Dharlo persiste. Milarepa avec sa clairvoyance confond alors l'abbé Dharlo en dévoilant sa relation avec une fille du village. Dharlo lance des injures à Milarepa et continue de vouloir tester ses pouvoirs de clairvoyance. Quand Loteun lui confie avoir été convaincu par Milarepa, Dharlo meurt avec des pensées de haine en médisant de Milarepa et en niant avoir eu une relation avec la fille. Sa mort est une illustration du pouvoir magique que l'on attribuait à la vérité, mais à la négative. En apprenant la mort de Dharlo, Milarepa raconte ses disciples qu'il a repris naissance comme un démon puissant. Quand Milarepa décrit l'érudition et les pouvoirs des preta dans l'histoire de Loteun, on pense évidemment au démon qu'est devenu Dharlo...
Contexte
L'histoire du moine Loteun n'est pas une simple rencontre entre le yogi Milarepa et un moine. Le contexte est celui de l'auteur, gTsang-smyon heruka (1452-1507), le fou de Tsang, qui appartenait à la lignée yoguique de Rechungpa (1084-1161).

Les frictions entre les communautés de yogi et les centres monastiques devenaient de plus en plus évidents après la mort de Gampopa (1153). Les biographies de Marpa, Milarepa et de Rechungpa, toutes de la main de gTsang-smyon heruka, s'inscrivent dans la tentative de restaurer la tradition yoguique qui remonte à Rechungpa. Le mouvement yoguique, auquel appartenait gTsang-smyon heruka, s'opposait à la prise du pouvoir des monastiques
[1] et aux réformes de la religion bouddhiste menées par Tsongkhapa (1357-1419) et ses successeurs au Tibet avec un arrière-plan très politique.
Rechungpa avait déjà la réputation d’être dégouté par les vénérables et de ne pas vouloir les recevoir.[2] L'attitude ouvertement critique des adeptes de sa lignée contre "l'establishment", les grands centres monastiques, s'exprimait dans leurs écrits et chants très populaires. Il est certain qu'à l'époque où les Chants de Milarepa étaient composés par gTsang-smyon heruka, le public reconnaissant sans doute bien les situations, voire certains personnages qui y étaient décrits a dû avoir pas mal de fous rires. Mais dans l'espace de quelques générations le mouvement yoguique était résorbe et intégré dans le cursus monastique orthodoxe et les hagiographies et les chants étaient récités au sein même des centres monastiques critiqués auparavant.
En lisant les Chants de Milarepa et les autres hagiographies de gTsang-smyon heruka, il faut être conscient de ce décalage historique. Par exemple, les "guéshé" présents dans les Chants de Milarepa ne peuvent pas être les "guéshés" visés par le mouvement yoguique. Les amis spirituels (S. kalyāṇamitra T. dge ba'i bshes gnyen) du vivant de Milarepa étaient principalement des moines appartenant à l'école Kadampa comme par exemple Gampopa. Les "guéshé" visés par le mouvement yoguique, étaient principalement mais pas exclusivement les moines rattachés au monastère de Gaden (T. dga' ldan dgon pa) fondé par Tsongkhapa et les monastères affiliés. Les moines de la lignée Kagyupa n'étaient cependant pas à l'abri de leur critiques et même Gampopa devait souffrir l'ironie de gTsang-smyon heruka par hagiographie interposée.
Il ne s'agit cependant pas uniquement d'une friction entre des yogis pratiquant les Yoginī tantra et des moines. Les tensions reflètent une confrontation entre plusieurs transmissions et approches différentes. Une remonte à Atiśa et suit un parcours où la vie monastique, l'étude de sūtra et de traités alliée à la pratique de la méditation prennent une place centrale. C'est la lignée Kadampa.
Une autre remonte à Marpa le traducteur. Quand on analyse les instructions enseignées[3] par Gampopa que ce dernier avait reçues de Milarepa, on remarque la pratique de Vajrayoginī, de caṇḍalī et de la Mahāmudrā. Les six yogas de Nāropa ne sont pas mentionnés. La biographie du "1er karmapa" dus gsum mkhyen pa (1110-1193) fournit des informations plus précises. Gampopa lui recommande de pratiquer le chemin graduel des Kadampa en disant "je l'ai cultivé, tu devras le cultiver également".[4] Ensuite, Gampopa lui donne les instructions du "chemin des expédients" (S. upāya-marga S. thabs lam). Il est évident du passage qui suit qu'il s'agit d'instructions haṭhayoguiques (T. btsan thabs) de prāṇayāma qui produisent bien-être et chaleur (T. bde drod 'bar). Il s'habillait d'un simple drap de coton et sa main était continuellement couverte de transpiration (T. lag pa rdul dang ma bral bar). Selon les descriptions, il semble pratiquer ce qui allait être connu sous le nom de caṇḍalī (T. gtum mo), mais le nom de cette pratique n'est pas mentionnée, ni est-elle associé à une divinité. Rappelons que 'Gos lotsāva termina les Annales bleues en 1476 et que gTsang smnyon heruka écrit la vie de Milarepa en 1484.
Gampopa est réputé pour avoir réuni ces deux transmissions en une seule : la lignée Dagpo Kagyu (T. dwags po bka' brgyud).
Mais une troisième transmission remonte à Rechungpa, disciple de Milarepa, qui continua sa formation auprès d'autres maîtres en Inde et au Népal aussi bien du vivant de Milarepa qu'après sa mort. Suite à son apprentissage auprès de Gampopa, le 1er karmapa se rend chez Rechungpa à Lo re et reçoit de lui les Six yogas de Nāropa, l'application de sessions de pratique de méditation (thun 'jog[5]) et toutes les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Rechungpa lui transmet toutes les instructions pratiques (T. dmar khrid[6]) du chemin des expédients et le 1er Karmapa reconnut (T. ngo 'phrod pa) la gnose connaturelle (S. sahaja-jñāna) de la félicité vide, comme s'il se regarda dans une glace. Ce n'est pas l'endroit pour rentrer dans les détails, mais plusieurs anecdotes dans la vie de Gampopa et des indications dans les hagiographies d'autres maîtres vont dans le même sens. Les techniques (T. thabs lam) qu'il semble avoir pratiqués se limitent à des exercices de haṭhayoga. Son système de Mahāmudrā est en cela sans doute ressemblant à celui de Dam pa rMa (chos kyi shes rab 1055-), qui utilise également des techniques hathayoguiques (T. rtsal 'byong), sans deva-yoga dans son système.[7]
Si ma thèse est correcte, les 4 ou 6 yogas de Nāropa ne seraient pas passés par Milarepa et Gampopa, mais auraient été ramenés de l'Inde par Rechungpa et introduits dans la lignée (Karma) Kagyupa par le 1er Karmapa, qui les avait directement reçus de Rechungpa. Cela expliquerait plusieurs anecdotes dans lesquels Gampopa a refusé de donner les instructions du chemin des expédients et que le 1er Karmapa devait recevoir les Six yogas de Nāropa de Rechungpa.[8]
C'est l'intégration de cette troisième transmission, qui a dû causer des tensions à l'époque du mouvement yoguique au sein des diverses lignées Kagyupa.
A plusieurs endroits dans le chapitre 41, qui raconte la rencontre entre le yogi Milarepa et le moine Gampopa, gTsang-smyon heruka semble prendre une joie particulière à raconter les taquineries subies par Gampopa et fait parler le yogi Milarepa en des termes presque méprisant[9] de la vie monastique décrite comme une sorte de pis-aller. Le dernier enseignement de Milarepa, quand il montre sa derrière à Gampopa, peut faire figure d'une ultime vengeance des yogis sur les moines.

[1] The Dissenting Tradition of Indian Tantra and its Partial Hegemonisation in Tibet, Geoffrey Samuel http://users.hunterlink.net.au/~mbbgbs/Geoffrey/saag95.html
[2] Ab p. 442
[3] Voir aussi la biographie de Mogchok rin chen brtson 'grus (volumes shangpa KA, p. 180 et suivantes)
[4] AB 476 DT 566
[5] Il s'agit d'une instruction de Maitrīpa, que le mahasiddha gLing a mis par écrit. bsam gtan thun 'jog ni / mnga' bdag mai tri pas mdzad pa yin la / de'i sgrub thabs khrigs su bkod pa grub thob gling gis mdzad pa'o. Source : Bka' brgyud Dkar cha, The Collected Works (Gsung 'bum) of Rgyal dbang Kun dga' dpal 'byor, reproduced from the manuscript set preserved at Pha jo lding Monastery, Kunzang Tobgey, Thimphu 1977, in 2 vols. IASWR microfiche no. LMpj012,561. Vol. 2, pp. 1-20. This work must date to the year 1459. Another version of the text is available in the 1982 printing of the same author's Gsung 'bum.
[6] Méthode d'instruction à l'aide de divers exemples pratiques et de diagrammes. Une explication basée sur une expérience directe. A l'origine un terme médical signifiant la dissection d'un corps. Annales bleues 927.
[7] Les instructions de la lignée orale (snyan brgyud) de la Mahāmudrā de rma. gdams ngag mdzod W20877-0144-eBook.pdf Section Zhi byed
[8] L'anecdote très connu des moines lui reclamant les expédients et la rencontre avec rmog lcog rin chen brtson 'grus
[9] Edition chinoise p. 656 nyan thos nang du zhag bdun gnas/ bya ba'i don yang de yin/ spyir yang ri dwags rmas ma'am/ bya bzhin bag zon che bar bya/ Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa II p. 493 Je doute que la traduction de Chang soit correcte, mais il traduit : "[The Holy Tantra says :] "To stay seven days in a Hīnayāna temple [brings a Tantric yogi harm, not benefit.] Traduction française : [Ne vous associez jamais avec des gens qui sont continuellement sous l'emprise des trois poisons.] Il faut agir de même en séjournant une semaine parmi des auditeurs (śrāvaka). De manière générale, surveillez bien vos actes, tel un animal blessé.

mardi 20 avril 2010

Cours : Milarepa et le jeune berger

Dans cette rencontre avec un jeune berger, nous assistons à une "introduction à la nature de l'esprit" (T. ngo sprod). Dans la traduction ci-dessous d'un extrait d'une entrevue avec Khenpo Tsultrim Gyamtso Rinpoché, celui-ci explique brièvement de quoi il s'agit. Le khenpo vient d'expliquer la Mahāmudrā selon les points de vue des sūtra et des tantra.
"Pour finir, il y a encore la tradition de la Mahāmudrā essentielle, dans laquelle la nature de la conscience est appelée tha mal gyi shes pa, ou conscience simple. Cela veut dire qu'il n'est besoin de ne rien changer au niveau de la conscience. On n'a pas besoin de la fixer (S. sthāpana) d'aucune façon. On n'a pas besoin d'arrêter ou de provoquer quoi que ce soit. La véritable nature de la conscience est au-delà de toute artifice et de construction.
La tradition de la Mahāmudrā essentielle ne s'appuie pas sur les écritures ou le raisonnement de la Mahāmudrā des sūtra et des tantra. Dans la tradition essentielle, le guide révèle la nature de la conscience du disciple en partant de l'expérience même du disciple et de la façon de laquelle le disciple réagit aux apparences de l'instant. C'est une transmission directe. Il n'est pas suffisant de l'apprendre d'un livre. Il faut avoir une grande foi en le guide et si c'est en effet le cas, le guide peut révéler la nature de la conscience. Si quelqu'un est désireux d'examiner la nature de sa conscience et souhaite qu'elle lui soit révélé, il doit demander les instructions à un guide en qui il a confiance. Ce guide donnera alors une révélation (T. ngo sprod) et il est possible qu'il reconnaîtra la nature de la conscience.
Si le disciple acquiert la conviction que la conscience est libre d'allées et venues, de productions et de cessations, il est dit avoir reconnu la nature de la conscience. Cela ne veut pas dire qu'il a l'expérience directe de la réalisation (T. rtogs pa). Dans ce contexte précis, réalisation signifie avoir la conviction.


Si vous lisez l'histoire de la rencontre entre
Milarepa et le jeune berger (PDF bilingue), Ras pa sangs rgyas skyabs, vous aurez une idée du déroulement de la transmission entre un guide et un disciple."

La dialogue entre Milarepa et le jeune berger rappelle d'autres tansmissions/initiations entre maître et disciple. Comme par exemple la Méthode pour éveiller un disciple (Śiṣya-pratibodha-vidhi-prakaraṇam) de Śaṃkara que David Dubois traduit sur son blog. Ou encore les dialogues entre un directeur spirituel et son disciples chez des mystiques chrétiens comme St. François de Sales, François Malaval etc.

dimanche 18 avril 2010

Cours : Milarepa se rencontre lui-même 1


Dans la première histoire (PDF bilingue) des "Chants de Milarepa" composé par le yogi fou (gTsang smyon) de Tsang (1452-1507), on trouve le yogi tibétain Milarepa (1040-1123) en pleine pratique de Mahāmudrā. Il a quitté son maître Marpa (1012-1097) depuis un certain temps. On devine qu'il a terminé les pratiques du tantra d'Hevajra, puisqu'il exprime sa nostalgie de l'époque où Marpa enseigna ce tantra et donna les consécrations et les instructions (les six yoga de Nāropa) qui s'y rapportent.

Marpa lui avait aussi révélé (ngo sprod) la nature de la conscience et de la réalité qui en est le reflet. Ces instructions font partie du système de la Mahāmudrā, tel qu'il était enseigné par Advayavajra aussi connu sous le nom Maitrīpa. Le maître guide le disciple pour que celui-ci se connecte avec son état naturel, qui lui servira de guide authentique (nātha). Cette connexion est une méditation continue et naturelle, qui se poursuit sans intervention consciente. Toute expérience y est intégrée et vécue comme un reflet de la conscience pure (cittatva), qui n'est autre que l'union des apparences et de vacuité.

Au moment où commence l'histoire, Milarepa émerge de la pratique de la Mahāmudrā, a faim et veut se préparer à manger. Un vent soudain qui lui arrache ou le bois qu'il vient de ramasser ou l'habit qu'il porte lui apprennent qu'il a toujours de l'amour-propre qui lui bloque l'accès à l'expérience totale de la Mahāmudrā. Épuisé par son ascèse et désespéré par l'absence du fruit escompté, il oublie son guide intérieur et se souvient de son guide Marpa. Ce souvenir ravive son imagination et il se met à rêvasser. Le guide intérieur oublié, Milarepa imagine le lieu où habite son guide extérieur Marpa, sa femme Dagmema, ses compagnons, les tantra que Marpa lui enseignait et il exprime son chagrin et sa nostalgie.

Le guide intérieur[1] le rappelle alors à l'ordre sous la forme d'une vision (nyams). Il lui demande pourquoi il poursuit "des représentations imaginées d'objets extérieurs", des reflets, ce qui lui empêche d'avoir directement accès à leur source. Il lui rappelle que le véritable guide n'est jamais séparé de lui. Pourquoi vouloir le chercher dans des souvenirs passés et la remémoration de ceux-ci ? Pourquoi même vouloir aller à l'endroit où habite Marpa, puisque le véritable guide est intérieur ?

Réconforté par cette pensée, Milarepa retourne vers sa grotte pour découvrir que celle-ci est maintenant occupée par des gobelins "atsara"[2], qui miment des activités religieuses extérieures. Ils enseignent et suivent des enseignements, préparent la farine pour les tormas, feuillètent les textes de Milarepa. Très exactement, les activités que Milarepa avait envie de retrouver en retrouvant Marpa. Ils se moquent de lui. Milarepa refuse cette image caricaturale de lui-même et veut la chasser en chassant les gobelins.

Atsaras mimant puja
N'arrivant pas à s'en débarrasser en se montrant un bon pratiquant sage, il se fait plus menaçant et utilise les moyens tantriques les plus violents pour les chasser. Les "atsara" (caricatures de pratiquants) lui reflètent sa propre agressivité et se montrent plus agressifs également. Comment sortir d'une pensée obsessionnelle ? En cessant de vouloir s'en débarrasser et en l'acceptant. La Mahāmudrā n'enseigne-t-elle pas que les reflets n'étant pas dissociés de la conscience, il n'y a aucune raison de vouloir les accueillir ou refuser ?

Milarepa invite donc les gobelins à rester aussi longtemps qu'ils veulent et à s'entretenir avec lui. Aussitôt ils disparaissent. Milarepa conclut que les gobelins étaient ses propres démons, les produits de Vināyaka, Gaṇeśa, le "seigneur des obstacles", le "chef de la troupe", autrement dit de l'appropriation d'un soi, et de la dualité entre sujet et objet qui s'ensuit. Dans la religion hindoue, il "représente l’union symbolique de l’être immense (l’éléphant) et de l’être individuel (l’homme), du microcosme et du macrocosme. Ganesh est le « maître des obstacles », seule sa bienveillance permet de surmonter les difficultés de l’existence humaine."[3]

La première image est une photo d'un groupe de clowns atsara pendant un spectacle de danse au Bhoutan.

Sur la deuxième image on voit Gaṇeśa sous les pieds de Mahākāla, représentant la soumission du seigneur des obstacles (S. vighneśvara), le "chef de la troupe" (S. gaṇapati T. tshogs bdag) qui dirige les gaṇa, les serviteurs de Śiva.


[1] L'éventail de rubans de soie de cinq couleurs.

[2] Atsara déformation du sanscrite "ācārya". Des maîtres, des précepteurs spirituels, des professeurs de religion. Dans les spectacles de danse, les atsara sont les clowns qui caricaturent les pratiques religieuses. Milarepa étant toujours attaché aux formes extérieures du guide et de la pratique de la religion, c'est ce que les gobelins lui reflètent dans un miroir caricaturant.

[3] Alain Danielou, Dionysos et Shiva
Jv17042010