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mardi 30 janvier 2018

Être, être déterminable et ne pas être



« Pour Thomas d'Aquin, les femmes n'ont guère de choix « existentiel» : elles doivent être « déterminées ou déterminables ». Aristote avait comparé la « femelle » à « la matière aspirant au mâle comme à une forme», c'est-à-dire à une détermination. Transposée sur un plan juridique, cette métaphore trouve sa conséquence ultime. Une femme est déterminée quand elle appartient à un homme dans un cadre légal, c'est-à-dire matrimonial (secundum legem matrimoni) ; elle est déterminable quand rien n'empêche qu'elle appartienne à quelqu'un. » Penser Au Moyen âge, Alain De Libera, Éditions Points, 1991. 207
Pour Aristote, « l’esclave est une sorte de propriété animée » (Politique). « Y-a-t-il quelqu’être pour lequel il soit préférable et juste d’être esclave ? », demande Aristote. Le philosophe répond en affirmant que l’autorité et la hiérarchie sont naturelles parce que nécessaires et utiles. Par exemple, l’âme commande au corps, l’intellect au désir, l’homme à l’animal, le mâle à la femelle, et certaines notes le font même à d’autres en musique. L’inversion de ces hiérarchies naturelles est un symptôme de dérangement, comme dans la vieillesse, où le corps commande à l’âme, ou dans un ménage disharmonieux, où la femme commande à l’homme. » Source

Dans le chapitre sur le Karma du Précieux ornement de la libération de Gampopa, qui se base en grande partie sur l’Abhidharmakośakārikā de Vasubandhu, on lit que les rapports sexuels avec sa mère, sœur ou autre parent féminin sont interdits, ainsi qu’avec une femme mariée sous la protection du roi ou d’un autre. La version française de Padmakara traduit d’ailleurs « avoir des rapports sexuels avec une personne déjà engagée avec quelqu’un d’autre »[1]. Une note explique : « Le texte tibétain mentionne les femmes qui sont ‘ déjà la propriété d’un homme, d’un roi, etc. ‘. Nous nous sommes permis d’adapter à notre époque et à notre société. »[2] Pour voir en détail à quoi peut faire référence cette phrase un peu énigmatique, voir Frédérique Apffel Marglin, Wives of the God-King, The Rituals of the Devadasis of Puri, Oxford University Press (1985), sur le cas des devadasi de la ville de Purī en Inde.

J’ai écrit ailleurs (Esprit et matière, homme et femme, même débat) sur l’influence des diverses paires métaphoriques sur les rapports homme-femme. Elles partagent toutes une division entre une « superstructure » (discours ou cadre conceptuel) permanente et une « infrastructure » changeante, où la superstructure « détermine » « l’infrastructure ». Ainsi, dans le couple ciel et terre, le ciel « détermine » la terre, c’est-à-dire il imprime son modèle sur la terre, par le biais de ses agents évidemment. Dans de nombreuses traditions (religieuses), y compris de nos jours, l’astrologie était/est une science qui permet de connaître les intentions du ciel, des astres/dieux. Dans le couple esprit/âme et corps/matière, c’est l’âme de l’univers/l’âme individuel qui « anime » ou donne forme à la matière (rūpa). De même, dans le couple homme-femme, c’est l’homme (détenteur de la lignée familiale ou gotra) qui « détermine » la femme. Dans le couple Puruṣa et Prakṛti, et leurs représentations, on voit que des attributs masculins sont attribués au Puruṣa et des attributs féminins au Prakṛti. Puruṣa signifie mâle, homme, personne, héros, principe vital, esprit, âme de l'univers, et Prakṛti nature, ordre naturel, forme primitive, fondement. « Ce qui détermine » est un principe actif se manifestant sous divers tattva, et ce qui est déterminé est une matière passive.

L’homme est le chef de la famille (gṛhapati), et accomplit les rituels domestiques[3] au foyer. C’est l’homme, le propriétaire de la femme, qui détermine la femme en l’accueillant dans sa gotra, quand elle quitte le foyer paternel (gotra parbārtana). La gotra est un élément déterminateur (de l’ordre du ciel, de l’âme, du principe actif…), que l’homme peut imprimer dans la matière déterminable (garbha) qu’est la femme. Cette détermination devient quasi-définitive et ineffaçable après la naissance d’un fils. Quand elle a donné un fils à son mari, et que ce dernier meurt, la femme, qui a été déterminée par la gotra de son défunt mari, ne pourra plus se marier (c'est-à-dire être déterminée par un autre homme) ou avoir d’autres enfants[4]. Dans les Jatakas, fils de veuve (vidhavāputta) est une insulte[5]. Comme une veuve n’est pas « auspicieuse » (maṅgala), elle est aussi exclue des cérémonies. Dans les civilisations du périmètre hindou, des veuves ont même suivi leurs maris sur les bûchers funéraires (satī), probablement dans le cadre d’anciennes coutumes kṣatriya. Si elles avaient des fils, un des fils (porteur de la gotra) pouvait devenir son nouveau chef/propriétaire. Généralement dans la civilisation indienne, en absence d’héritiers, une propriété échoit au roi. Idem pour les veuves, propriétés de leurs maris défunts, ou plutôt de sa gotra. Au sens stricte de la loi familiale hindoue, et par extension de la loi du karma bouddhiste telle qu’expliquée dans l’Abhidharmakośakārikā, avoir des rapports sexuels avec une telle veuve « déjà engagée avec quelqu’un d’autre » serait interdit. Se rendre coupable de cette forme d’inconduite sexuelle, conduirait à une naissance en tant qu’esprit avide (preta). Si on a néanmoins la chance de renaître homme (mâle), on aura « un ennemi plein de hargne en guise de conjoint. »[6] On paie le prix pour déranger l’ordre naturel comme dirait Aristote[7]. La loi du karma, plutôt misogyne (d’un point de vue moderne et « orientaliste »), semble être assez en accord avec Aristote et Thomas d'Aquin en matière matrimoniale, hiérarchies et ordre naturel.

Notre corps natif n’est qu’une « infrastructure » qui doit encore être déterminée par une « superstructure », pour ceux qui ont la chance de « bien naître ». Un corps natif sans gotra, sans statut, n’est rien, et n’a pas de droits. C’est un « bâtard », qui n’existe qu’au niveau de son infrastructure. Une bête de somme (bât) en quelque sorte. Il ne s’agit bien sûr pas de dénigrer des valeurs anciennes étant confortablement assis dans les valeurs actuelles (bien que malmenées), mais de suggérer à des bouddhistes souhaitant maintenir et respecter à la lettre des traditions dites bouddhistes, de réviser leurs positions. L’année 2017 fut un annus horribilis pour le bouddhisme. Elle avait été marquée par des scandales dans les cercles du bouddhisme, avec des prises de position très conservatrices de certains protagonistes refusant la modernité et les valeurs occidentales. 2017, c’était également le départ du mouvement « me too » avec la dénonciation des abus de pouvoir vis-à-vis de la femme. La continuation du feuilleton scandaleux des sans-papiers. On pourrait dire que dans nos sociétés actuelles, les sans-papiers et les migrants (en transition entre deux superstructures) sont considérés comme une sorte de personnes « indéterminées » et donc sans droits. Les murs et les portes fermées matériels et immatériels (avec le fameux « accès » et les « droits d’accès ») se multiplient partout. Le nombre de gens se trouvant « dehors » aussi.

Le bouddhisme, plutôt « universaliste », a su offrir une gotra à ceux dépourvus de gotra, de kula, de lignée familiale. Le Bouddha proposa à ses adeptes de devenir des fils ou des filles de famille, des fils et des filles du Bouddha. Il donna « refuge » à tous ceux qui étaient sans gotra. Il leur offrit une appartenance (Viens Baddha !). Il ne faut pas sous-estimer cet attrait qu’avait le bouddhisme sur les sans-droits. Voir aussi les conversions au bouddhisme des intouchables en Inde (Ambedkar).
« Une question connexe, fort discutée, est celle du gotra. Le mot, dont le sens primitif est « vacherie », désigne une parenté spirituelle, l’appartenance d’une famille à un certain personnage mythique ou semi-mythique, parmi lesquels figurent au premier rang les « sept grands ṛṣi » de la tradition védique, Gautama, Bharadvāja, Viśvāmitra, Jamadagni, Vasiṣṭha, Kaṣyapa, Atri, puis le sage Agastya. Ce type de parenté joue un rôle dans les rites funèbres ; à propos du mariage il est mentionné à partir des Sûtra domestiques et dans toute la Smṛti, y compris Kaurilya, non sans certaines discordances à vrai dire. Avec le temps les sept ou huit éponymes sont devenus quarante-neuf, avant d’aboutir à un total de plusieurs milliers, par une fragmentation interne analogue à celle qui a marqué l’évolution de la classe en caste. Le bouddhisme et le jaïnisme tiennent compte de la théorie des gotra, et si le Buddha se laisse interpeller du titre de Gautama, c’est parce que les Çâkya se considèrent comme issus du ṛṣi Gautama. On peut dire que la parenté du gotra a été sentie dans une large mesure comme une parenté réelle ; peut-être l’était-elle d’ailleurs pour certaines familles de brahmanes, et c’est bien des brâhmanes qu’est partie toute la théorie ; n’a-t-on pas admis que chez les kṣatriya et les vaiśya le gotra qui compte est celui du prêtre familial qui agit en leur nom ? »[8]
Cette générosité et universalisme initial n’ont pas empêché les diverses classifications hiérarchiques du bouddhisme ultérieur (la théorie des gotras du mahāyāna, les trois tours de la roue, les trois véhicules, les neuf véhicules etc.). Dans le tantrisme, il existe également des familles spirituelles (gotra). Les divinités tantriques (mâles ou femelles) sont entourées de divinités secondaires, Yoginī, appartenant à différents gotra, clans ou familles (kula), d’où le nom Kaula donné à cette forme de culte[9]. Dans le livre de Frédérique Apffel Marglin, on voit comment, après une série de cérémonies, les courtisanes (devadasi) de Purī accèdent au gotra de Jagganāth, dont elles sont alors considérées être les épouses. Officiellement, le mariage de ces devadasis doit être consumé par le roi ou un prêtre brahmane,[10] après que la devadasi ait reçu un mantra lors d’une initiation (guru dikhya) donnée par le guru de la famille royale (rājaguru) et des devadasis. Au cours des siècles, les rituels autours des devadasi ont changé et subi l’influence śākta. Actuellement à Purī, une cérémonie śakta (dédiée à Kālī)[11] fait partie du cérémoniel de la devadasi.

L’entrée dans un clan (gotra, kula) est comme l’entrée dans un corps mystique. Corps dans le sens d’un ensemble, dont on peut faire partie ou non. La notion de gotra comporte forcément la notion de ceux à l’intérieur et à l’extérieur du cercle. Être né humain (corps natif) ne suffit pas. Il faut encore être « déterminé » par un agent du ciel, de l’âme de l’univers, ou entrer dans la Vérité dite par les maîtres de Vérité. Si l’on naît femme, il faut être déterminé par un homme « de famille », doté d’une gotra. Sinon, on n’est personne, et par conséquent sans droits et sans dents.

Deux citations pour finir.
« On ne me contrôle jamais, mon visage est évident. Ceux à qui on demande cette carte que je ne porte pas se reconnaissent à quelque chose sur leur visage, que l’on ne peut mesurer mais que l’on sait. Le contrôle d’identité suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie. Le contrôle est un geste, une main sur l’épaule, le rappel physique de l’ordre. Tirer sur la laisse rappelle au chien l’existence de son collier. On ne me contrôle jamais, mon visage inspire confiance. » L'art français de la guerre, Alexis Jenni
« So taking refuge is a landmark of becoming a Buddhist, a nontheist. You no longer have to make sacrifices in somebody else’s name, trying to get yourself saved or to earn redemption. You no longer have to push yourself overboard so that you will be smiled at by that guy who watches us, the old man with the beard. As far as Buddhists are concerned, the sky is blue and the grass is green—in the summer, of course. As far as Buddhists are concerned, human beings are very important and they have never been condemned—except by their own confusion, which is understandable. »  The Heart of the Buddha, Chögyam Trungpa, p. 73
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MàJ 02022018
L'Inde «manque» de 63 millions de femmes

MàJ 03022018 Autre conséquence, situation similaire en Chine avec l'enfant unique (mâle de préférence), où les poupées sexuelles en silicone ont le vent en poupe à cause du manque de femmes... article en tibétain

[1] Le Précieux ornement de la libération, p. 110

[2] Le Précieux ornement de la libération, p. 341, note 65.

[3] Notamment les cinq grands sacrifices (mahāyajña) : oblations aux dieux (deva), aux démons (bhūta), aux mânes (pitṛ), aux hommes (nṛ), l’accomplissement de l’hospitalité. Masson-Oursel, Paul. L'Inde Antique Et La Civilisation Indienne, Par P Masson-Oursel, H. De Willman Grabowska Et Philippe Stern. Avant-Propos: Le génie De L'Inde. La Renaissance Du Livre, 1933.

[4] Sauf dans certaines exceptions par un membre de la même gotra, p.e. un frère du mari défunt.

[5] Renou, Louis. La Civilisation De L'Inde Ancienne. 1981, p. 80

[6] Le Précieux ornement de la libération, p. 111

[7] « un ménage disharmonieux, où la femme commande à l’homme »

[8] Renou, Louis. La Civilisation De L'Inde Ancienne. 1981, p. 78,79

[9] Padoux André, and Jeanty Roger-Orphé. The Heart of the Yogini: the Yoginihrdaya, a Sanskrit Tantric Treatise. Oxford University Press, 2014.

[10] Wives of the God-King, p. 67

[11] Syāmā Pūjā Bidhi, ou Mahākālī Saparyā Vidhih. Wives of the God-King, p. 217

mardi 26 mai 2015

Du poisson au Népal


Tailopa (Himalayan Art)
Le Gorakṣavijaya (début XVème siècle) raconte comment Gorakṣa sauve son maître Mīna-nāth (Matsyendranāth), le seigneur des poissons, de la captivité des « mauvaises femmes » de Kadalī. Gorakṣa est considéré comme le fondateur de la mouvance nāth et Mīna-nāth de la mouvence kaula. Pour faire simple, le sauvetage raconte aussi comment le kaula fut sauvé (réformé) par les nāths. Dans cette histoire, on attribue à Gorakṣa les pouvoirs de Śiva ou de Maheśvara, en ce qu’il a le contrôle sur la mort et sur Yama, le roi du monde des défunts, qui ne pouvait rien contre les nāths, à cause de leur immortalité.

Quand Gorakṣa apprend, par Kānu-pa (Kṛṣṇācārya), que son maître Mīna-pa est tenu captif par les « mauvaises femmes » (Yoginī) à Kadalī (Kāmarūpa, Assam), il va voir Yama, en le menaçant de son Huṃkāra mantra. Yama lui montre toutes les fiches qu'il a sur les uns et les autres, et Gorakṣa y trouve en effet mentionné le nom son maître. Il efface son nom de la liste des futurs candidats de Yama et va sauver son maître, qui est tombé sous le charme des femmes et des plaisirs sensoriels (kāma), en suivant ses impulsions. Or, pour les nāths la satisfaction débridée des plaisirs sensoriels conduit à la maladie et la mort, et il convient de le sauver de cela. Pour attirer son attention, Gorakṣa se transforme en une « danseuse », et lui adresse un chant dans lequel il lui rappelle quelques vérités. La seule façon d’échapper à la mort et de trouver l’immortalité, passe par la pratique du (haṭha)yoga (kāya-sādhana). Une vérité que connaissait cependant Mīna-pa, puisqu’il fut le maître de Gorakṣa, mais qu’il avait oubliée à cause d’un mauvais sort que lui lança Durgā/Pārvati.

L’instruction de l’immortalité avait en fait été donnée par Śiva (l’Esprit) à Durgā/Pārvati (la Matière, la Nature primordiale), en réponse à la question « Comment se fait-il, Seigneur, que vous soyez immortel, et moi mortelle ? Dites-moi la vérité, pour que je devienne moi aussi immortelle ! » La réponse de Śiva à Durgā/Pārvati avait été entendue par Mīna-pa, avalé par un gros poisson, qui put assister en cachette à cette transmission, qui eut lieu au fond de l’océan.[1]

Macchanda/Matsyendranātha/Mīna-pa/Luī-pa/Koṅkaṇeśvara, le pêcheur, est considéré être à l’origine du culte Yoginī-kaula, dont, comme le note David Gordon White, les seuls manuscrits qui existent encore se trouvent au Népal[2]. En fait, ce culte avait été transplanté au Népal, qui entretenait des liens importants avec l’Inde oriental et du Sud-ouest. A partir du XIIème siècle, des shivaïstes du sud de l’Inde s’installèrent au Népal. A partir du XIVème siècle, suite à la restauration des Malla, des prêtres du Bengale et du Deccan officiaient dans les temples de Bhaktapur et ailleurs dans la vallée de Kathmandu.[3]

C’est du Népal (Tipupa, Réchungpa) qu’aurait été ramenée la transmission aurale de la ḍākinī incorporelle, qui remonterait à Tailopa, que l’on représente désormais (après avoir fabriqué de l'huile de sésame, d'où son nom) comme un pêcheur, un poisson à la main.

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[1] Obscure religious cults, SD Gupta, 1969, pp. 221-224

[2] The Alchemical Body, p. 89

[3] The Alchemical Body, p. 89

samedi 23 février 2013

Les deux sources de l'immortalité (au Tibet)



La quête de l’immortalité existe depuis que l’être humain avait pris conscience de sa mortalité et cherchait à y échapper. Par tous les moyens. Partout, chacun y allant de sa méthode, s’échangeant les méthodes. La mortalité fait naître l’idée d’immortalité et celle-ci nourrit l’imagination. L’imagination inspire à faire bouger les limites et comble l’écart entre le désir et la réalité.

l’Éveillé avait enseigné les quatre vérités, dont la première pose la mort inéluctable pour tout ce qui est né. Pour ne pas mourir, il faut ne pas naître. Ou si on est né, ne pas s’identifier aux skandha et ne pas se les approprier. Ceux qui étaient attachés à leur corps (rūpa) et à leur personne (nāma) ont néanmoins cherché des moyens pour préserver leur corps et/ou leur personne, d’une façon ou d’une autre, par l’imagination et/ou concrètement.

l’Éveillé a démontré le rôle de la soif (P. taṇhā S. tṛṣṇā) dans l’origine de l’asservissement et de la souffrance. La soif peut se rapporter à trois choses. Il y a la soif de choses sensibles (S. kāma-tṛṣṇā), la soif d’existence/de devenir (bhava-tṛṣṇā) et la soif de non-existence (vibhava-tṛṣṇā). Trois sortes de soif qui asservissent et qui font que l’on n’est pas libre. A ces trois sortes de soif correspondent trois plans, trois logiques dans lesquelles elles font entrer : le plan sensible (S. kāmadhātu), le plan des formes (S. rūpadhātu) et le plan sans formes (S. arūpyadhātu). Elles conduisent à une existence dans un des trois plans du triple univers. Il me semble que la quête de l’immortalité (l’immortalité de quoi ?) peut se classer dans la soif d’existence. Et la soif d’extinction (extinction de quoi ?) dans la soif de non-existence. Le bodhisattva n’est asservi ni à la soif de choses sensibles, ni à la soif d’existence, ni à la soif de non-existence.

Le Tibet, situé sur la route de la soie, était le voisin de deux grandes nations de chercheurs d’immortalité et était lui-même féru de la chose. L’Inde et la Chine étaient très au fait de la recherche des uns et des autres dans cette matière et suivaient leurs derniers développement avec le plus grand intérêt. L’imagination explore les possibilités suggérées par la mythologie que la réalité tente de suivre tant bien que mal. Le breuvage d’immortalité des dieux devient le fluide vital qui est la substance de l’univers. Prāṇa, rasa ou kula chez les uns, qi chez les autres. Cette substance a une double origine, comme celle qui est à l’origine de l’être humain. Elle se fractionne en les cinq éléments en façonnant le monde et les corps. Mais ce que produit le fractionnement multicolore est déjà un chant de cygne, ou un feu d’artifice. Il faut revenir en arrière pour trouver l’immortalité, qui est un recommencement éternel.

Il est difficile de savoir comment se sont échangées les différentes théories et pratiques d’immortalité, et où elles ont pris naissance. Mais l’étymologie et les légendes semblent pointer vers la Chine pour l’origine de l’approche alchimique, à coups de souffre et de mercure, dans toutes les déclinaisons. Il y a aussi des indications que la « pratique de la Chambre à coucher » (fang-tchong) serait plutôt d’origine chinoise. Elle est appelée « pratique chinoise » (S. cīnācāra) en Inde. Dans un des yāmala, le Rudrayāmala (12-13ème siècle), on voit mis en scène, non sans humour, le sage brahmane orthodoxe Vasiṣṭha aller en Chine majeure (mahācīna), sur les instructions du Bouddha, afin d’y apprendre « la pratique chinoise » (S. cīnācāra) dans le culte de la déesse Tārā. Les taoïstes chinois ont encore une troisième méthode, le « cinabre intérieur » (nei-tan) qui est plus interne, plus « yoguique ».

En Inde, on retrouve les mêmes trois tendances. L’approche plutôt alchimiste des (rasa)siddha. L’approche kaula de type « chambre à coucher », puis l’approche haṭhayoguique[1] des nāths. Matsyendra, l’auteur du Kaulajñānanirṇaya, fait déjà la synthèse de l’approche siddha (alchimiste) et de l’approche Yoginī (kula). Les nāth siddha, mouvement fondé par Gorakṣa/Goraknāth, forment une confrérie hostile aux femmes[2], qui exclue l’approche de la « chambre à coucher » tout en l’intériorisant. Cette approche de l’immortalité (alchimique, interne et sexuelle intériorisée) cadre mieux avec la vie monastique bouddhiste[3]. Elle a eu une grande influence sur le bouddhisme tibétain entre le 12ème et le 16ème siècle par des visites de nāth yogis au Tibet. Les théories et les pratiques de la recherche de l’immortalité à l’aide d’une femme réelle au Tibet peuvent avoir une origine indienne (Yoginī-Kula) et chinoise. L’origine indienne est recherchée et considérée comme authentique. L’origine et l'influence chinoise sont inavouables. Mais l’ancienneté de la « pratique chinoise » par rapport à la pratique indienne semble établie. Il est difficile de croire que les empereurs tibétains n’étaient pas intéressés par l’immortalité, et qu’ils n’étaient pas au courant de la quête de l’immortalité des empereurs voisins, qui échangeaient des méthodes avec les indiens.

Afterthought : la recherche de l'immortalité à l'aide d'une femme réelle cadre mieux avec le taoïsme. La pratique Yoginī-Kula indienne n'était "au départ" (sans doute un départ mythologique) que possible avec des êtres surnaturels (Ḍākinī, Yoginī, Mères,et autre yakṣī), qui étaient attirés par des rituels à l'aide de mantras. Il est alors précisé qu'à défaut d'êtres surnaturels, tout être (féminin) se pointant (et donc attiré par les mantras) peut être utilisé comme tel. Dans le Yoginī-Kula indien, la "femme réelle" est donc un partenaire par défaut. Ce sont les mantra qui transforment la mudrā en mahāmudrā. La pratique indienne est encore proche de la magie classique, tandis que la pratique chinoise s'approche de la magie naturelle.    

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Illustration : Les seize arhats (lohan) à Kagyu Macang Monastery (Fu Hi Si).

[1] « Le Haṭha Yoga est un développement ultérieur du Yoga classique, le yoga « à huit branches » ou aṣṭanga yoga exposé par Patañjali. Il se rattache au tantrisme, comme le fait valoir une autre étymologie qui voit en ha le soleil et en ṭha la lune, le but ultime du Haṭha Yoga étant d’opérer l'union du soleil et de la lune, de śakti et de Śiva, de l’Énergie et de la Connaissance. Pour ce faire, il présente un ensemble de techniques permettant d’expérimenter cette union et cette dissolution dans l’Absolu à partir du corps conçu comme identique au macrocosme. La maîtrise progressive par le yogi des processus physiologiques et mentaux est donc censée mener à une égale maîtrise des phénomènes naturels et, de là, à l’acquisition de ces fameux « pouvoirs » (siddhi). Dans ce corps ainsi dépourvu de limite, l'adepte, en associant certaines postures avec le contrôle du souffle qui circule dans les canaux (nādi) de la physiologie mystique, est dit dans l’état de réveiller la kuṇḍalinī, c’est-à-dire d’éveiller en lui-même l’énergie cosmique représentée comme un serpent femelle endormi et lové à la base de la colonne vertébrale. Cette énergie se dresse alors et remonte la suṣumnā, le canal central du corps subtil. Ce canal est bloqué en différents points par les cakra, les « roues », les centres qui s’étagent depuis la base et le mūlādhāra cakra jusqu’au centre supérieur, le lotus à mille pétales (sahasrāra) qui est ouverture sur le brahman » (brahmarandhra). Imaginés comme des lotus sur lesquels se placent les divinités, ces cakra sont liés aux éléments et expriment les potentialités présentes dans le corps du Yogi. La montée de la kuṇḍalinī permet l’épanouissement de ces virtualités, puis leur dépassement pour aboutir au stade ultime, la fusion avec Śiva. Energie et connaissance ne font alors plus qu’un et le yogi atteint à la fois l’absolu de la transcendance et l’immortalité d’un corps devenu parfait. » Itinérance et vie monastique: les ascètes Nāth Yogīs en Inde contemporaine, p. 9-10

[2] Goraknāth serait né miraculeusement par une poignée de cendres donnée à une femme stérile. Et il aurait sauvé son gourou Matsyendra des mains de femmes amazones, qui le retenaient. Deux éléments légendaires indicatifs d’une reforme.

[3] « les Nāth Yogis refusent l’accès de la secte aux laïcs, maîtres de maison ordinaires, mais reconnaissent aux descendants des Yogis « déchus » le droit de cumuler vie dans le monde et appartenance à la secte, y compris dans sa dimension sotériologique. »

mercredi 9 novembre 2011

La domestication de l’alchimie génétique



Dans le modèle monastique du bouddhisme, où des moines célibataires suivant le vinaya étaient soutenus par une communauté de laïcs qui leur faisaient de dons, afin d’accumuler mérite et bon karma en vue d’une meilleure existence, les siddhas bouddhistes faisaient irruption avec leurs rituels riches en images sexuelles, de champs de crémation et de dieux-démons. De nombreuses légendes racontent comment des moines, y compris des pandits, quittent le monastère et abandonnent leurs vœux pour vivre dans une communauté de siddhas. Ces nouveaux rituels étaient incorporés dans les consécrations (S. abhiṣeka) existantes et leurs pratiques associées, mais devaient pour cela être « domestiqués » et encadrés dans l’appareil théorique qui était celui du mahāyāna.

Ces nouveaux rituels étaient apparus dans le melting-pot des siddhas, où un rôle majeur était joué par  Macchanda ou Matsyendra. Les rituels n’étaient pas seulement choquants pour les bouddhistes, mais également dans les milieux shivaïtes, où ils ont aussi fait l’objet d’une domestication et d’un recadrage doctrinaire. D’abord par Abhinavagupta et puis plus radicalement par les Nāths. Il existe une légende très significative à cet égard, où Gorakṣa/Gorakhnāth doit aller sauver son guru Matsyendra. David Gordon White observe qu’il a facilement trois cent ans de différence entre les périodes des deux antagonistes, mais c’est l’idée générale de la légende qui compte (The Alchemical Body). Or, Matsyendra vie quelque part dans une forêt de plantains à Kāmarūpa (Assam), parmi des femmes yoginī qui l’ont piégés et c’est Gorakhnāth qui va lui sortir de là. Il rappellera à son maître les bons principes d’un yogi nāth (plutôt misogyne), que Matsyendra n’était pas bien qu’il fut un des inspirateurs de ce mouvement. Plusieurs réformes étaient passées par là.


En fait, le système Kaula de Matsyendra était déjà une réforme de plusieurs tantras kula, regroupant les siddha kula et les yoginī kula. Le texte Kaulajnānanirṇayaḥ[1] ( identifiant : muktabodha MDP : indology) (ci-après KJN) qui lui est attribué, est situé par White au 9ème-10ème siècle[2]. Matsyendranātha est aussi reconnu dans les sources du culte de Kubjikā (transmission occidentale ou paścimāmnāya) sur lequel il avait aussi laissé son empreinte. « Kaula » est l’adjectif de « kula » (T. rigs G. génos), qui signifie au départ « famille, clan », et par extension « l’essence Génétique », dans ce cas celle de Śiva (et c’est seulement à travers la Déesse que l’on aura accès à elle).

Les rituels kaula se distinguent des autres tantras par l’utilisation de rites sexuels entre hommes (siddhas) et yoginīs, (au départ des êtres surnaturels, par la suite des filles ou femmes spécifiques) et l’échange et l’offrande du mélange de fluides sexuels, dans ce cadre l’essence de la vie divine. Dans la généalogie du système Kaula, c'étaient les déesses sauvages, portant le nom de "yoginī" qui, attirées par l'offrande du mélange des fluides, accordaient des pouvoirs surnaturels (S. siddhi) et entreraient la conscience du tantrika en le transformant en un dieu vivant sur terre.[3] Il faut préciser ici, qu’ultérieurement, suite aux différentes réformes, ce n’étaient plus les substances, mais l’expérience de félicité avec ou sans partenaire, réelle ou imaginée, qui donnait accès à la délivrance. L’échange était remplacé par des séries de visualisations, le nectar n’étant plus un fluide mais de la lumière.

Quand les pratiques kula était intégrée dans les tantras comme le Kubjika Tantra ou Kubjikamata (9-10ème s.) de la tradition Kaula occidentale (White, chapitre 7, la place autour de l’an 900), les femmes "Kaula" pouvaient être des femmes de toute âge, y comprises des prostituées. Les filles entre cinq et douze ans sont considérées comme des Kumārī et celles entre "dix et seize ans devront être considérées comme des déesses." [Banerjee, S. C. A Brief History of Tantra Literature. Calcutta, 1988. p.222], d’où sans doute la critique de Bhaṭṭa Jayanta citée dans un autre bilet.

Ce type de pratique était aussi en vigueur chez les tantrikas bouddhistes. Le Hevajra Tantra, bouddhiste, spécifie que la femme-de-Science (S. vidyā) doit de préférence être d'origine divine (S. divyā) ou sinon (S. athavā) n'importe quelle fille de seize ans ferait l'affaire...[4] . La mudrā est ensuite "contentée" (S. tuṣṭa T. mnyes) jusqu’au flot des fluides sexuels (S. naranāsāyāḥ T. sprad rtsi ou ga pur = camphre) qui sont ingérés (S. pāna T. btung). Le rituel décrit rend le yogi "le pareil de tous les bouddhas" et "fait trouver la Mahāmudrā".[5]

Le chapitre 9 du KJN explique la transmission de l’essence suprême du mahākaula à travers une série de dvinités féminines, sous la promesse que celui qui reçoit la gnose (S. jñāna) obtiendra des jouissances (S. bhukti), la libération (S. mukti), les pouvoirs surnaturels (S. siddhi) ainsi que l'affection des Yoginī.[6]
« Sans ce nectar, Ô Déesse, comment l’immortalité est-elle possible ? Écoute ! le nectar est la véritable sève « Génétique » (S. kaulasadbhāva), qui est née du triangle de l’amour (S. kāmakalā). »
Dans le nord, au Cachemire, où les pratiques plus licencieuses étaient interdites, est apparu le « Kramasadbhāva » (litt. La sève par séquences), traduit par David Dubois en « Tantra qui révèle le vrai sens de la danse de Kâlî». D’autre part, Abinavagupta avait reformé les pratiques kaula en un ensemble de rites secrets (S. kula prakrīya) destinés à un cercle d’initiés, avec un transfert d’actes concrets vers la connaissance. La déesse centrale dans ce système était Kālī. Suite aux réformes et en dernière analyse on peut dire avec Lilian Silburn que "Kula est le mystère au-delà de l'état quiescent et de l'état émergent."[7] La même chose vaut pour la Mahāmudrā, qui a des origines siddha. Les deux traditions ont subi un développement comparable.

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[1] Manuscrit daté du milieu 11ème siècle, Nepal National Archives
[2] (White, 2003), p. 23
[3] The Alchemical Body, p.4 citant Alexis Sanderson, "Purity and power among the Brahmins of Kashmir"
[4] The Concealed Essence of the hevajra Tantra, G.W. Farrow et I. Menon, p. 120
[5] The Concealed Essence of the hevajra Tantra, G.W. Farrow et I. Menon, p. 291. Extrait du commentaire rgyud kyi rgyal po dpal kye'i rdo rje'i 'grel bshad kha sbyor shin tu dri ma med pa (toh: 1184) :  “dngos grub rgyas pa thob pa ste// sangs rgyas kun dang mnyam par 'gyur// phyag rgya chen po'i dngos grub thob par 'gyur ro//”
[6] (White, 2003), p. 164. ityantaryajanaṃ proktaṃ bhuktimuktipradāyakam |
raktapadmasahasrāṇi manasā yaḥ prayacchati || 55 ||
[7] Kundalini Silburn, p220

mardi 8 novembre 2011

Le phénomène siddha



Le nom « siddha » (T. grub thob), qui signifie « être parfait ou être réalisé » a son origine dans les êtres semi-divins qui, ensemble avec les vidyādhara (T. rig ‘dzin) peuplaient un monde (S. siddhaloka) très éthéré, qui était à l’abri de la dissolution cyclique (S. pralaya). Ils connaissaient le secret de l’immortalité, c’est-à-dire qu’ils connaissaient la recette du nectar qui rendait immortel (S. amṛta T. bdud rtsi), l’objet très convoité dans la bataille entre les dieux et les demi-dieux ou titans. L’immortalité et les pouvoirs (S. siddhi) des siddhas et des demi-dieux étaient à leur tour convoités par les humains, qui cherchaient à devenir immortels ainsi que la maîtrise sur le monde. Le monde dont le contrôle passe par la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

Initialement, les sectes des renonçants (S. saṃnyāsin) cherchaient à se délivrer de ce monde en lui tournant définitivement (P. nibbana) le dos. Puis, avec la découverte de la vacuité, de l’indissociabilité de l’Errance (S. saṁsāra) et de la Quiétude (S. nirvāṇa), est né l’idéal du bodhisattva, qui restait impliqué dans le monde afin d’aider les autres êtres à s’en délivrer. Le monde est un bourbier, et pour avoir une quelconque efficacité il faut mettre les mains dans le cambouis, mais tels des lotus poussant dans la fange en gardant la tête hors de l’eau, les bodhisattvas grâce à l’habileté dans les moyens (S. upāyakauśalya T. thabs la mkhas pa), étaient capables d’utiliser les moyens du monde sans s’y enfoncer. Si l’efficacité dans le monde est à tel prix, va pour la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

C’est ainsi qu’au sixième siècle de notre ère, des chercheurs de diverses origines (bouddhistes et non bouddhistes) ont commencé à s’inspirer de l’exemple des siddhas mythologiques. La science (celle d’avant sa séparation de la magie et de la religion) était la clé du monde, et elle était en possession des demi-dieux. Les asura (demi-dieux) étaient tenus responsables de certains maux qui frappaient l'humanité. Mais comme dit un adage paysan français "Qui peut le mal, peut le bien". D'autant plus que la mythologie indienne enseigne que les asura avaient accès au soma, le nectar d'immortalité. On voit donc progressivement apparaître toutes sortes de candidats-siddas. Ainsi, les adeptes de Śiva dans le Deccan étaient appelés "Māheśvara Siddha", les alchimistes à Tamil Nadu "Sittar", les bouddhistes tantriques au Bengal "Mahāsiddhas" ou "Siddhācārya", les alchimistes moyenageux "Rasa Siddha" et un groupe spécifique au nord de l'Inde les "Nāth Siddha". Les Rasa Siddha et les Nāth Siddha entretenaient également des relations avec "la transmission occidentale" (S. paścimāmnāya), une secte śākta qui pratiquait le culte de la déesse Kubjikā.[1] C'est dans ce melting-pot de siddha que les tantras, non-bouddhistes et bouddhistes, ont trouvé leur inspiration. Au niveau des idées, ce sont notamment les sectes Kāpālika, Kaula et Lakulīsha Pāshupata qui avaient la plus grande influence sur les pratiques des siddha bouddhistes pendant l'essor des tantras.[2]

Au départ, l’idéal du siddha et de la recherche de l’immortalité colle très près à l’idée mythologique d’un nectar « potion », et les aspirants siddha cherchent une substance mère (S. rasa[3]) qui les rendra immortels. Ils disposaient en gros (et en ordre chronologique) de trois axes pour arriver à l’objectif de l’immortalité qu’ils s’étaient posé : l’alchimie externe (T. gser 'gyur), l’alchimie « génétique » (S. bindu-sādhanā T. thig le sgrub pa[4]) ou rasāyana (T. bcud len) ainsi que le yoga (notamment le haṭha-yoga) et la pratique de formules magiques (mantras) pour contrôler les puissances féminines. L’univers que l’on cherchait à contrôler était considéré comme un corps, et plus précisement comme le corps de l’épouse (S. śakti) de Śiva ; le corps de sa propre épouse, voire la femme intérieure (kuṇḍalinī/avadhūta). Dans le tantrisme, le macrocosme et le microcosme partagent la même origine et la même nature, voire la même essence (rasa ou tattva).

L'objectif que tous les siddha ont en commun c'est la recherche de l'immortalité à travers la culture d'un corps immortel (S. kāya sādhana), en le dématérialisant et en le spiritualisant. Les siddhas étaient étroitement associés avec l'école de l'alchimie (S. rasāyana T. bcud len). Des textes médicaux indiens anciens font référence à la possibilité d'atteindre la perfection (S. siddhi) en rendant le corps éternel à l'aide de la substance "rasa", la matière première la plus pure de l'existence et détentrice de vie. Les siddhas alchimistes (rasa siddha) essayaient de rendre le corps immortel à l'aide de substances chimiques minérales. Le mercure était considéré comme la sémence de Śiva et le souffre comme le sang utérin de la Déesse, etc. Les siddhas Kaula, plutôt « généticiens », considéraient les substances génétiques (kula) humains comme les essences les plus pures de la manifestation et donc les plus proches du non-manifesté et immortel "divins", source de toute vie et donc de la non-mort. A l'origine, les substances génétiques féminines étaient censées être obtenues directement des déesses telles les yoginī et les ḍākinī[5], mais par la suite des femmes ordinaires, répondant à des caractéristiques spécifiques, étaient utilisées, le tout rituellement encadré. L'école des siddhas Nāth qui était entre autres une réforme de l'école Kaula partait des mêmes bases, mais a poussé plus loin l'intériorisation en utilisant le yoga et des processus chimiques intérieurs psychosomatiques. Ce système psycho-chimique spécifique au nāthisme est le haṭha yoga.

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Illustration : Hermès Trismégiste de Maier Symbola aurea mensae, Francfort, 1617.

[1]  The Alchemical Body, David Gordon White, The University of Chicago Press, p. 2
[2] Les attributs des Kāpalakia sont très exactement ceux des 6 ornements ossiares. Ils portent en outre un kapala (calotte cranienne) pour manger et un baton appelé kha.tvā.nga. (Davidson p. 178). La littérature associe les grands boucles d'oreilles, que portait également Maitrīpada, aux sorciers (vidyādhara).
[3] Selon les Vedas, l'élément fluide que l'on retrouve dans l'univers, les sacrifices et les humains. Il est le support de toute vie, voire de l'immortalité, des humains comme des dieux. White p11
[4] Un chapitre des quatre tantra-racine de l’Anuyoga comporte ce terme : Tb.371:  de bzhin gshegs pa thams cad kyi thugs gsang ba'i ye shes don gyi snying po_/_khro bo rdo rje'i rigs_/_kun 'dus rig pa'i mdo;_rnal 'byor bsgrub pa'i rgyud ces bya ba theg pa chen po'i mdo/ Chapter 23, b23, thig le sgrub pa'i le'u zhes bya ba ste nyi shu gsum pa/
[5] En allant dans les haut-lieux (S. pīṭha) śakta, et en récitant les mantras appropriés pour les attirer, toute femme qui se présente devait forcément être une yoginī ou une ḍākinī…