samedi 28 septembre 2019

Sous influence



Je voulais utiliser laffaire du Gourou Rinpoché népalais, pour réfléchir à l’illusion qui rend possible ce genre d’abus. Cette affaire permet d’éliminer certains arguments utilisés pour défendre les cultes de gourou traditionnels. Ce qui est relativement nouveau ici, c’est qu’une des victimes issues d'une communauté bouddhiste népalaise, qui avait pourtant été sous l’emprise du gourou pendant 10 avait fini par porter plainte. Nous ne savons pas ce qui avait déclenché cette décision.

L’argument que ce genre d’abus a surtout lieu en Occident à cause d’une certaine combinaison de facteurs devrait être revu ou atténué. La méconnaissance de la tradition, les projections irréalistes sur le gourou, la précipitation et le manque de prudence (“examination de 12 ans”), etc. semblent aussi bien s’appliquer à la communauté Tamang du gourou, pourtant habitué au bouddhisme.

Cela ne peut être dû qu’à un manque de connaissance de ce qu’est réellement le bouddhisme (tibétain), en théorie... Ce que “Tulku Guru Remborchhe” enseigne et propose comme pratique n’est pas du bouddhisme, ni même du bouddhisme tibétain, même s’il en utilise l’aspect extérieur. Ses disciples ne lui réclament sans doute pas ni le bouddhisme tibétain, ni le bouddhisme. Ils ont plutôt besoin d’un chamane, et Tulku Guru Remborchhe (TGR) est prêt à servir ce rôle, selon leurs attentes, tout en abusant de celles-ci. Quelqu’un qui les protège contre les mauvaises augures, qui les guérit par des méthodes spirituelles, etc.

Seulement, les méthodes de guérison que TGR propose aux femmes de sa communauté ne sont pas traditionnelles, le savent-elles ? Elles ont des doutes, mais “acceptent” sous des menaces de toutes sortes… Des menaces d’ordre magico-religieux et du simple chantage (publication d’images des ébats sexuels sur Internet). TGR prétend que les rapports sexuels sont nécessaires pour guérir. Une femme, qui est encore “sous traitement” et qui n’est pas “complètement” guérie, n’a pas le droit de se marier. Les dieux dont TGR est l’intermédiaire pourraient causer leur mort. Si l’argument spirituel ne porte pas, il peut toujours se servir du bon vieux chantage en menaçant de publier les images des ébats sexuels sur internet. Ce que TGR fait réellement c’est entretenir un groupe d’esclaves sexuels à son service sous couvert de “guérison spirituelle”. Le cadre spirituel fantasque lui sert d’excuse. Cela n’empêche pas, que même condamné, des disciples du gourou (à l’exception des victimes) estiment qui les a aidé par ses enseignements, ses bénédictions et guérisons.

Dans quel portefeuille spirituel puise TGR pour créer ses théories et pratiques à l’emporte-pièce ? Surtout dans le bouddhisme tibétain de l’école nyingmapa. TGR a repris le nom et la légende sur l’origine de Gourou Rinpoché Padmasambhava (Sange Guru Remborchhe). Ainsi, il est le dixième avatar de cette lignée et sa fille est l’avatar de son shakti. Il reprend la doctrine des pratiques sexuelles qui libèrent (et guérissent...). Il reprend le concept et les pratiques des protecteurs de dharma (dharmapala), qui punissent les méchants qui n’obéissent pas au lama, puis la loi du karma qui plongera ces mêmes méchants dans les enfers après leur mort. Le crime karmique le plus hideux est de ne pas obéir au gourou, ou de dire du mal de lui (guru-droha, samaya). Devant un tribunal, comment celui-ci pourrait-il accepter ce type de menaces religieux, qui font partie de la doctrine d’une religion, dont l’exercice libre est protégé par la loi ? C’est vrai que dans une religion à gourou avec pignon sur rue, ne pas obéir à lui est très grave, et provoque le courroux des dieux, et que le fruit karmique de la désobéissance peut être une naissance en enfer.

Voici donc la panoplie idéale d’un prédateur pour se constituer un cercle d’esclaves sexuels. Si ce n’est pas tout à fait du consentement “libre”, cela y ressemble vaguement, du moins suffisamment pour les con-disciples. Quel croyant aimerait mourir prématurément, et subir des souffrances atroces dans les enfers ? Accessoirement, qui aimerait voir ses photos dénudées sur internet prises à son insu ?

Voyons maintenant en Occident. Le gourou est au choix un gourou aux lettres de crédit contestées comme Sogyal, ou un gourou tout ce qu’il y a de plus authentique comme Trungpa. Leurs disciples sont souvent des occidentaux des classes moyennes supérieures, dont l’intelligence leur sert malheureusement dans ce cas à trouver des raisons intelligentes pour suivre un maître et justifier ses comportements inacceptables. Ces gourous “officiels” puisent dans la même panoplie que notre TGR népalais. Leur généalogie spirituelle est impeccable, ils sont les derniers détenteurs d’une lignée (plus ou moins longue et impressionnante) d’avatars, ils libèrent (et guérissent) leurs disciples par le sexe, les insultes, les détournements cognitifs (gaslighting), les coups et les blessures, et autres “folles sagesses”, tout comme l’auraient fait les mahasiddhas dans le passé. Ceux qui désobéissent au gourou en porteront les conséquences graves : le courroux et les mauvais coups du Sangha du gourou, des kasoungs et des dharmapalas dans cette vie-ci, l’enfer Avici dans l’autre.

Clairement les charlatans comme les gourous officiels se servent de la même panoplie, qui est d'ailleurs quasiment identique quelle que soit la religion orientale, et dont la fonction principale semble être d’installer un rapport de domination. Quelle est son authenticité, quelle est son utilité par rapport à la doctrine bouddhiste ou à la société en général, quel est son rapport à la réalité ?

Cette panoplie qui obnubile le jugement et la pensée critique des disciples, l'église catholique ne l'a par exemple pas. Les abus dans l'église catholique ne peuvent s'appuyer sur aucun élément doctrinaire. Ils peuvent être cachés ou étouffés, mais aucune justification par rapport à une pratique sexuelle qui libérerait ou une "folle sagesse" n'est possible.

Cette panoplie est une baudruche qu'il serait temps de dégonfler.


vendredi 27 septembre 2019

Un gourou bouddhiste népalais condamné pour viol


Gourou Rinpoché et Guru Remborcche
Je parle ici de ce fait divers, car je veux l'utiliser dans mes réflexions sur le bouddhisme tibétain dans des blogs à venir.

La condamnation du gourou népalais Tulku Guru Remborchhe (“Tulkou Gourou Rinpoché” TGR (56 ans) de Pharping, originaire de Sindhuli) à sept ans de prison pour viol, le 25 septembre 2019 à Kathmandou, nous donne d’autres éclairages sur les abus de lamas/gourous dans le périmètre du bouddhisme tibétain.

Les victimes dans ce procès n’étaient pas des bouddhistes tibétains occidentaux, mais des Népalais, plus précisément des Tamang, dont la culture est très proche des cultures tibétaine et sherpa. Ils parlent un dialecte proche du Tibétain de la famille tibéto-birmane et sont bouddhistes.
Les Tamangs sont bouddhistes et estiment avoir été convertis au Bouddhisme avant les tibétains, dans le sillage de l’expansion de la doctrine vers la Chine. Ils restent cependant profondément marqués par l’animisme de l’époque prébouddhique, ou le Chamanisme.Au demeurant les Tamangs se rendent volontiers dans les temples Hindous.” (Peuples du Monde).
Il ne s’agit donc pas d’une supercherie, due à une différence culturelle ou à des malentendus culturels, ce qui n’empêche pas que TGR soit un charlatan, qui se dit être le détenteur d’une lignée faite à sa mesure. Sa doctrine na dailleurs pas beaucoup dintérêt, elle est “simple” (et délirante), et destinée à des gens le plus souvent de situation précaire.

Les origines du Guru et de la déesse, sa fille
TGR est la 10ème réincarnation d’une dynastie Yontan de douze avatars de Sange Guru Remborchhe (Sangyé Gourou Rinpché). Le premier naquit sous la forme d’un lotus au milieu d'un lac, au moment même où neuf lunes et neuf soleils émergeaient avec la terre. Au bout de plusieurs millions de kalpas, il prit une forme humaine. Il émana de lui une déesse-dakini-shakti dans la forêt du lac de Temal Hill. Celle-ci deviendra ultérieurement sa fille actuelle Her Holiness “Dewa Chyan Om Mhahamaya Mhahashakti Bajrashakti Hoisher Nhima Sangmo Dholmo Yontan”.

Fondamentalement, la religion qu’il propose est le culte de lui-même en tant que His Holiness TGR et de sa fille Her Holiness la déesse. TGR répète régulièrement que ceux qui s’en prennent à eux ou à sa famille, iront directement en enfer. C’est une religion très simple, mais la structure fondamentale et les injonctions fondamentales sont là, pour qu’elle puisse fonctionner comme une religion, avec des adeptes dévots et obéissants.



Comme tout tulkou qui se respecte, TGR aime les projets immobiliers. Le centre-mère (gumbo = dgon pa) est situé, depuis 10 ans, à Chalnakhel (Pema Tasi Chyuling Gumbo Kasung). Il y a deux autres adresses (plan), et notamment un sanctuaire avec les reliques des neuf incarnations précédentes de TGR. Il pose devant le sanctuaire sur la photo ci-dessous.


TGR vivait avec plusieurs femmes et disciples dans le “monastère”. La victime des viols (27 ans plus jeune que TGR) avait vécu 10 ans avec lui au monastère. TGR l’avait présentée dans sa défense devant la Cour comme étant sa femme, mais aucun certificat de mariage avec la victime ne pouvait être produit. La Cour avait prouvé que le lama était déjà marié avec une autre femme.

TGR fut arrêté le 23/11/2017 en possession de substances suspectes. Il fut accusé de viol et de violences sur des femmes, qui avaient lieu dans ses appartements privés. Pour des séances de guérison, il les fit se déshabiller, pour les guérir avec ses “pouvoirs divins”. Sans avoir des rapports sexuels avec lui, la guérison serait impossible. Il interdisait à ces femmes, sous menaces, de répéter ce qu’il leur faisait. elles ne pouvaient pas se marier, tant qu'elles n'étaient pas complètement guéries... Si toutefois, elles se mariaient, elles mourraient. Il disait être la réincarnation des 33 divinité suprêmes (koti devata), et que tous ceux qui lui faisaient du mal s’exposaient à de mauvaises augures. (The Himalayan 23/11/2017). Il ne devait pas avoir totalement confiance en ses propres “pouvoirs divins”, car il filmait ses viols/"séances de guérison", et menaçait les victimes de les publier sur les réseaux sociaux, si elles parlaient. Dans un cas, il l'a fait, et la publication fut retenue contre lui comme preuve. Le cas de viol le plus grave était celui pour lequel il fut condamné à sept ans de prison, en septembre 2019. (The Himalayan 22/12/2017).

TGR avec sa “fille déesse” 
La victime principale, qui n’était pas sa femme, avait été forcée d’avoir des rapports sexuels avec lui, sous prétexte qu’elle aurait été sa femme, dans toutes leurs vies précédentes, et qu’elle devait de nouveau être sa femme. La fille qu’ils avaient eu, était reconnue par TGR comme la déesse émanée du Sange Guru Remborchhe (Sangyé Gourou Rinpoché) historique. TGR et sa fille seraient donc les réincarnations de ce couple mythique et devaient être adressés comme His Holiness et Her Holiness.

His Holiness et Her Holiness jeune 

D’autres femmes avaient également porté plainte contre TGR, qui va maintenant passer sept ans en prison. Espérons que cela permettra à sa victime principale et à sa fille de sortir sous son emprise, et que ce culte ne continuera pas sous une autre forme. Une des photos récentes de Her Holiness lui fait ressembler à une Kumarī. Espérons qu'elle aura une vie normale, sans être l'objet d'un culte.


L'article dans The Himalayan fait également référence aux affaires dans le bouddhisme tibétain, dont le Dalai-Lama déclarait connaître l'existence depuis au moins 25 ans, en 2018 aux Pays-Bas.
"The court has also quoted the conviction of Indian Gurus Asharam Bapu and Gurmit Ram Rahim. The court also mentioned one of the Dalai Lama’s speeches delivered in Netherlands recently where he said he had been aware for last 25 years that women were being sexually exploited by some Buddhist Gurus. The victim who started living in the monastery since May 2009 stayed there for almost 10 years."

Vidéos initiations et rituels 1
Vidéos de rituels divers 2
Vidéo de photos avec sa fille
Page Facebook du gourou

dimanche 22 septembre 2019

Les deux corps d'un tulkou


J’ai réfléchi à ce qui me gênait dans l’organisation post-mortem de Sogyal Lakar (Le parinirvana de Sogyal Rinpoché, les hommages qui lui sont rendus, la tournée du koudoung, etc.), et j’ai trouvé la piste que voici.
Tout est organisé comme si le décès de Sogyal Lakar était le parinirvana d’un grand maître tibétain “réalisé”. “Sogyal Rinpoché demeure en ce moment en thoukdam. Cet état se produit lorsqu’un pratiquant qui a atteint la réalisation continue, au moment de la mort, continue à reposer dans la reconnaissance de la nature de l’esprit.” Source Rigpa. Son “Corps”, appelé “sku gdung” (koudoung) est actuellement en Thaïlande, mais partira bientôt en tournée pour permettre aux disciples de Sogyal Lakar de lui rendre un dernier hommage (Bangkok, Lerab Ling en France, Bodhgaya en Inde à Shéchen Gompa, Gangtok au Sikkim). Le Koudoung sera finalement incinéré, tout comme celui de Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö JKCL), à Tashiding au Sikkim, un des huit grands charniers béni par Guru Rinpoché, et où se trouve le stupa avec les reliques de JKCL.” Blog Verticalité ou horizontalité du bouddhisme, une question religio-politique ?
En pensant au traitement que Sogyal Lakar fit subir, de son vivant, à certains adeptes, et à son comportement décrit dans le rapport Lewis Silkin, il y a quelque chose de dérangeant dans le fait que son corps, traité comme un relique (sku gdung), fait la tournée du monde pour donner l’occasion aux adeptes de rendre un dernier hommage. Imaginons la même chose avec Harvey Weinstein, mourant avant son procès, dont le corps serait promené pour que les stars de Hollywood puissent lui dire un dernier adieu.

La particularité de Sogyal Lakar est qu’il était un maître spirituel et le tulkou (contesté) du terteun Lerab Lingpa. Même en tant que tulkou, son statut était particulier, car les tulkous du terteun Lerab Lingpa n’ont (pour autant que je sache) pas de patrimoine à gérer, ni d’office (ladrang) pour gérer la fonction du tulkou[1]. C’est important, car dans le cas d’un tulkou officiel, comme p.e. le Dalaï-Lama, son statut est un peu comme un roi, qui a deux corps.
Comme l’avait remarqué Ernst Kantorowicz[2] pour des rois européens, le roi a deux corps : un « corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel, la communauté constituée par le royaume ».[3] 
« Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur. » ‘Les Deux Corps du roi’ d'Ernst Kantorowicz, Patrick Boucheron L'Histoire, no 315 - décembre 2006.
Sans concevoir la moindre pensée ni produire le moindre effort, un Bouddha fait cependant le bien des êtres, spontanément et sans interruption. A travers des manifestations qui sont comme les rayons de soleil (source Gampopa). C’est l’idée derrière les nirmāṇakāya, tulkou, en tibétain, qui s’apparentent cependant plus aux avatars de l’hindouisme, mais alors sous la forme d’une dynastie des mêmes tulkous. Au lieu de naître dans une dynastie, les tulkous officiels (avec un office) re-naissent dans la même dynastie. Et ils ont alors deux corps, tout comme les rois, dont le premier corps est sa fonction. Cette fonction ne peut être qu’impeccable. C’est elle qu’on pleure à la mort du roi ou tulkou officiel. L’homme, imparfait, n’en était que le support.
Quand un roi meurt à Purī, on avertit le futur roi : « Un inconnu (bideśi) a été trouvé mort dans le palais. » Ce n’est après tout que le corps natif (sahaja-kāya) précédent du roi, qui, immortel, séjourne désormais dans le corps de son fils. Le prince reçoit alors un couronnement temporaire (asthāyiabhiśeka).” Blog Un roi qui fait la pluie et le beau temps
Il en va de même à la mort d’un tulkou officiel, on pleure la perte temporaire de la fonction, on lui rend hommage, on lui adresse des cérémonies, on lui construit un stupa pour accueillir ses reliques, et on s’occupe du successeur.

Sogyal Lakar est comme un self-made tulkou pas fini, éventuellement à venir dans le cas d'une sanctification réussie. Ici, les hagiographes veulent aller plus vite que la réalité. Il n’avait pas de corps fonctionnel, car il n’avait pas de fonction officielle. Le corps qui fait le tour du monde est le corps de l’homme Sogyal, imparfait. Nous nous trouvons devant un des principaux maux de l’évolution du bouddhisme tibétain en occident : la personnalisation du rôle du gourou, qui fait du bouddhisme un bouddhisme people. Le corps et la vie ordinaire de l’individu gourou ou tulkou sont confondus avec son corps fonctionnel, et vice versa. Et c’est très problématique. Car comment rendre hommage à ce corps-ci, célébrer cette vie individuelle-là comme un nirmāṇakāya, comme un Bouddha en parinirvāṇa ?

Cette notion du double corps (même si elle est bancale dans le cas de Sogyal Lakar) est peut-être en même temps un début d'explication du décalage entre l’attitude des occidentaux et les tibétains. Les occidentaux pensent surtout à l’homme Sogyal (corps natif) et les accusations portées contre lui, les tibétains pensent plutôt au “tulkou” et “gourou” (corps fonctionnel), et rendent hommage à sa fonction, ou à ce qu’il aurait dû être.

***

[1] Imaeda, Yoshiro (今枝由郎) observe dans son étude [Histoire médiévale du Bhoutan : établissement et évolution de la théocratie des 'Brug pa / Imaeda Yoshiro. - Tokyo : Toyo Bunko, 2011. - xi, 259 S. : Kt. - (Toyo Bunko research library ; 14)] que l'institution des tulkus, qui a été instaurée suite à des problèmes de succession au trône, "recouvre en fait deux réalités différentes qu'il faut bien distinguer : des réincarnations, ou plutôt émanations, à caractère purement "spirituel" d'un côté, et celles à double implication, religieuse et séculière, de l'autre."

"Dans la première catégorie, la réincarnation/émanation qui correspond au "corps de transformation" (sprul sku = nirmânakâya en sanskrit) n'hérite pas les propriétés incluant le(s) monastère(s) qui appartenai(en)t à sa pré­cédente réincarnation/émanation. En revanche, la réincarnation de la seconde caté­gorie (le même terme honorifique sprul sku s'applique à cette catégorie comme à la première, mais yang srid, "l'existence à nouveau" en terme ordinaire ne concerne que la seconde) acquiert non seulement les qualités spirituelles de la réincarnation/ émanation de la première catégorie, mais aussi le droit de monter sur le trône de son prédécesseur et d'hériter le(s) monastère(s) aussi bien que les propriétés qui lui appartenaient de son vivant."

[2] The King’s Two Bodies. A study on medieval political theology, 1957.

[3] Voir mon blog Un roi qui fait la pluie et le beau temps

samedi 21 septembre 2019

Verticalité ou horizontalité du bouddhisme, une question religio-politique ?

Nouvelle version de Dharmacakra ? (notez le centre vide)

L’Union Bouddhiste de France (UBF) est une association “non lucratif, apolitique” (Statuts), à l’image du bouddhisme qui se dit apolitique.

Il y a quelques jours sur le site de Rob Hogendoorn, il y avait une discussion au sujet de la notion des abus (physiques, sexuels, émotionnels,...). Quelqu’un suggérait que les maîtres tibétains n’étaient peut-être pas entièrement conscients du problème, puisqu’il n’y aurait pas de mot en tibétain qui correspondrait au mot abus. Et que cette méconnaissance serait peut-être dû à un manque de formation à l’occidentale.

Des lamas d’une plus jeune génération, qui ont vécu la plupart de leur vie en exil, ont souvent suivi une formation “à l’occidentale” en Inde. Ainsi, Sogyal avait fréquenté St. Augustine's à Kalimpong et St. Stephen's à Delhi. Dzongsar Jamyang Khyentse avait suivi des cours à la School of Oriental and Asian Studies (SOAS) de l’Université de Londres et HE Khandro Rinpoché avait fréquenté les écoles St. Joseph's Convent, Wynberg Allen School, Mussoorie, et St. Mary's Convent en Inde. Ils parlent tous parfaitement bien l’anglais et doivent comprendre le sens du mot “abus”.

Il semblerait par ailleurs que le mot tibétain utilisé le plus souvent pour rendre notre notion du mot “abus” soit le mot “brnyas bcos” (nyéchö) et ses diverse dérivations. Dans les écoles primaires bhoutanaises, des posters sont affichés pour avertir les enfants contre les différents types d’abus, en leur proposant des numéros d’appel pour signaler ces cas.

Campagne d'affichage dans les écoles bhoutanais

Il semblerait donc que la méconnaissance parmi certains hiérarques de ce que recouvre le mot “abus” soit d’une autre nature. Pour ignorer les résultats d’un rapport aussi clair que le rapport Lewis Silkin, rédigé à la demande de Rigpa suite aux allégations contre Sogyal, il est évident qu’il s’agirait plutôt d’un choix ou d’une stratégie. “Dans la tradition bouddhiste, on ne répond pas quand on est attaqué”, expliquait Dominique Hilly de Rigpa lors d’une conférence de presse en mai 2018. Dominique Cowell, ancienne intendante de Sogyal Lakar, avait déclaré dans une interview avec France 3 (12/09/2018) : “Les gens qui restent au pouvoir, aux commandes des centres Rigpa, notamment à Roqueredonde, sont toujours dans le déni face aux accusations. Ils refusent d'admettre qu'il y a eu abus.”

Depuis le décès de Sogyal Lakar le 28/08/2019 en Thaïlande, les hommages les uns plus élogieux que les autres de la part de hiérarques tibétains affluent et sont publiés dans le cadre du “Parinirvana de Sogyal Rinpoché” sur le site de Rigpa. Aucune mention n’est faite à des allégations d’abus et à ses victimes. Tout est organisé comme si le décès de Sogyal Lakar était le parinirvana d’un grand maître tibétain “réalisé”. “Sogyal Rinpoché demeure en ce moment en thoukdam. Cet état se produit lorsqu’un pratiquant qui a atteint la réalisation continue, au moment de la mort, continue à reposer dans la reconnaissance de la nature de l’esprit.” Source Rigpa. Son “Corps”, appelé “sku gdung” (koudoung) est actuellement en Thaïlande, mais partira bientôt en tournée pour permettre aux disciples de Sogyal Lakar de lui rendre un dernier hommage (Bangkok, Lerab Ling en France, Bodhgaya en Inde à Shéchen Gompa, Gangtok au Sikkim). Le Koudoung sera finalement incinéré, tout comme celui de Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö JKCL), à Tashiding au Sikkim, un des huit grands charniers béni par Guru Rinpoché, et où se trouve le stupa avec les reliques de JKCL.

Le mot “abus” existe peut-être bien en tibétain, et les hiérarques tibétains en comprennent bien le sens, mais il ne peut pas être question ici d’abus, puisque Sogyal Lakar serait un être réalisé... Le Vajrayāna a pour objectif de transmuter l’expérience ordinaire “impure” en une expérience pure (dag snang). Le travail d’un maître est d’accompagner l’adepte sur cette voie. Grâce à la dévotion au gourou (guruyoga), le disciple est invité à ne déconsidérer aucun acte du gourou. L’irritation, la rébellion ou la simple émergence de mauvaise pensées qui replacent l’adepte dans l’ancienne expérience ordinaire impure, sont autant de signes que l’ego du disciple n’est pas encore suffisamment dégonflé. Certains actes d’humiliation et de … oui appelons cela abus (physiques, sexuels, psychologiques, émotionnels), peuvent aider à dégonfler lego du disciple, y compris par des humiliations en public (dont je publierai un exemple sous peu). Aussi bizarre que cela puisse paraître, l’objectif, l’ego dégonflé, ressemble à s’y méprendre à de la dissonance cognitive.

Le lendemain de la publication de la lettre ouverte des huit signataires, Sogyal Lakar aurait protesté dans un cercle restreint que si on l’empêchait d’utiliser “ces méthodes” (justifiées par la notion de “folle sagesse” depuis Chogyam Trungpa), il lui serait impossible de transmettre son enseignement.[1]

Pour transmettre le Dzogchen ou autre réalisation équivalente, le maîtrefolle sagesse aurait besoin d’une autorité quasi-totale. Son bouddhisme est un bouddhisme très vertical, Jupitérien pourrait-on dire. Son entourage, son Sangha, est alors comme sa cour, et les membres du Sangha ses sujets. Cette conception d’un Sangha, qui est celle d’une monarchie théocratique, est-elle réellement apolitique ? Quand il s’agit de transformer toute son expérience ordinaire “impure” en une expérience “pure” où le gourou trône au centre en monarque théocratique, comment cela pourrait-il être apolitique ? Comment vie une personne manipulée par ce genre de métaphores et les injonctions qui vont avec ? Après avoir assisté à une séance de dégonflage d’ego en public, sans réagir, en admirant la science du maître, ce sujet redeviendrait-il ou elle un bon citoyen démocratique ?

Ci-après (sous la note n° 2) quelques exemples de déclarations de maîtres tibétains[2] sur la façon d’organiser un Sangha, et sur l’obstacle que des valeurs occidentales (démocratie, parité etc.) peuvent constituer pour la pratique adéquate du Vajrayāna. Le Vajrayāna est un bouddhisme vertical, les valeurs de l’occident sont plutôt (de moins en moins hélas...) horizontales. C’est une différence essentielle, et non superficielle, et qui est centrée autour du concept du gourou/Maître-Roi et le fonctionnement courtisan qui va avec. Les Sanghas occidentaux doivent-ils plutôt fonctionner selon des principes démocratiques ou courtisans ?

Si le bouddhisme (tibétain/Vajrayāna) ne peut pas être enseigné et transmis sans cette verticalité est-il adapté à l’Occident ? Ce bouddhisme vertical et Jupitérien est-il réellement apolitique ? D’autres formes plus horizontales et “républicaines” du bouddhisme ont existé dans le passé.

De toute façon, Dungse Thinley Norbu Rinpoche, Dzongsar Jamyang Khyentse et H.E. Khandro Rinpoche (l’actuelle directrice spirituelle permanente de Rigpa Lerab Ling depuis le 10/08/2019) ne veulent pas d’un bouddhisme horizontal. Ils comprennent très bien le vocabulaire “occidental”, comme p.e. abus, ainsi que les systèmes politiques. Il s’agit donc d’un choix. Si c’est le Vajrayāna qui ne leur permet pas de choisir autrement, le Vajrayāna se disqualifie sans doute lui-même comme religion occidento-compatible.

***

[1]Sogyal, he said, was upset that people should be questioning his methods. If people didn’t understand what had actually happened, then they probably weren’t ready for the promised higher-level teachings, and Sogyal would not teach again during the retreat.Sexual assaults and violent rages... Inside the dark world of Buddhist teacher Sogyal Rinpoche 21/09/2017 Mick Brown

Sogyal also declared “Each time I hit you I want you to remember that you are closer to me… closer to me. The harder I hit you the closer the connection.” (July 30th 2004, garden of Sogyal's villa in Lerab Ling, France) Youtube

[2] “Words for the West”, Dunse Thinley Norbu Rinpoche, TRICYCLE: the Buddhist Review .Fall(1998)

"Many people in the West now advocate depending on the collective wisdom of the sangha more, and diminishing the role of the teacher."

"These people have a distorted idea of freedom, just as some people do who always think the government is suppressing them."

"This conception originally comes from some kind of modern superficial democratic idea of equal rights, based on a nihilist point of view and not on wisdom. Spiritual ideas are totally different from worldly political ideas, but they try to put these worldly political ideas into spiritual ideas without considering pure dharma. These democratic ideas are supposed to be kept as worldly political ideas, and not misused as if they were spiritual.

It is fine to believe in democratic ideas, but why bother Buddhist ideas, including the right to be a teacher and the right to believe in teachers? Why are these people trying to prevent belief in teachers? Actually, democracy has the idea of individual rights, so what is wrong with Buddhists having rights? Religious belief is a choice made by the individual, and not a decision to be made by people who call themselves a sangha.

These people have no right to diminish the role of the teacher, and they cannot diminish it, because the quality of spirituality the teacher embodies is inconceivable and not like the materializations thought up by those in a nihilist sangha. Their ideas are actually not democratic ideas, but could be just the tradition of some weird other realm. If the purpose of politics is to deal with the needs of people, why are they trying to exclude Buddhism from what people need?"
'Distortion' "Dzongsar Jamyang Khyentse, (September 1997 Shambhala Sun magazine

"For this reason, most Oriental teachers are very skeptical about exporting dharma to the Western world, feeling that Westerners lack the refinement and courage to understand and practice properly the buddhadharma."

"There are enormous differences between the attitudes of various cultures and different interpretations of similar phenomena. It is easy to forget that such supposedly universal notions as "ego," "freedom," "equality," "power," and the implications of "gender" and "secrecy," are all constructions that are culture-specific and differ radically when seen through different perspectives. The innuendoes surrounding a certain issue in one culture might not even occur to those of another culture, where the practice in question is taken for granted." "Another example of the hypocrisy involved with this kind of attitude is the Western "benevolent" wish to "liberate" Eastern women from the clutches of what is imagined to be the oppressive tyranny of a misogynist system, resembling the Western missionaries wanting natives to adopt Christian morals and values." "Ideas such as democracy and capitalism, as well as equality and human rights, can be seen to have failed miserably in the West, and to be nothing but new dogmas."

"Nowhere is the difference between these two attitudes more obvious and more important than when it comes to criticisms of the guru in vajrayana Buddhism. Unfortunately, the guru is a must for vajrayana practice."

"In vajrayana, in order to enable the guru to help us and work on our dualistic ego-centered preoccupations, we are supposed to think that the guru is no different in wisdom than the Buddha. This is the highest form of mind training."

"If duality remains, then by definition there can be no equality. I think social equality between men and women is less important than realizing the equality between samsara and nirvana which, after all, is the only true way to engender a genuine understanding of equality. Thus the understanding of equality in vajrayana Buddhism is on a very profound level. "

"If anyone thinks they could have a pleasing and equal lover in a Rinpoche, they couldn't be more incorrect. Certain Rinpoches, those known as great teachers, would by definition be the ultimate bad partner, from ego's point of view. If one approaches such great masters with the intention of being gratified and wishing for a relationship of sharing, mutual enjoyment etc., then not only from ego's point of view, but even from a mundane point of view, such people would be a bad choice. They probably will not bring you flowers or invite you out for candlelit dinners."


H.E. Khandro Rinpoche discusses issues within the sangha “H.E. Khandro Rinpoche speaks about why democracy might not be the best fit for a sangha”  Elle distingue entre “overt” and “covert” hierarchy.

"I come from an Eastern background where hierarchy is quite overt. It has its of course plus and minus points and I can understand. Jokingly or playfully I often say to the Westerners primarily because they always seem to have so much resistance to what they think is the Buddhist hierarchy. So they tried to be very cautious about it. Of course I understand that too. I am of course going to always have to recognize and say that democracy is a wonderful idea. When I say democracy doesn't necessarily work is because of having worked with students or Western students. With the idea of hierarchy often I find that human nature is the same east or west. There's not much of a difference. Of course the kind of dictatorship and the misuse of power is a very negative thing. But what I often find is, since the human nature is the same, there is a covert hierarchy which I find even worse than the overt hierarchical system. So I always say, you know, because the Westerners for example have this unique thing about « information is power », whoever has more information seems to have more power. There's another sort of a theory « first among equals » which I always have a lot of fun joking with people about, because even and what they believe to be a democratic system, is always « first among equals », and then the first one is the one who has the maximum information. That leads you to being very attached to the teacher, getting the first information, being the one who announces everything, and sort of tells others. Of course we have to have a system that is very good in communication, we have to be very transparent in our communication, we have to communicate, but then there is a communicator who communicates. So I always joke and say well that's a very covert hierarchy and it's sometimes messier than an overt hierarchy, because in an overt hierarchy you know whom to blame. Covert hierarchy gets very sticky sometimes, not always but sometimes, it is a sort of emotional entanglement, and people become very frustrated and distressed. There's so much change and the dynamic shifts so very often, that it sometimes hinders the progress. Every everybody becomes very defensive, individually very defensive. I think a good balance would be somewhat of an hierarchy, but a democratic hierarchical system. I don't know whether such a thing exists but one can always hope for basic sanity to prevail. I think it goes back to leadership. I really think leadership is something that people must understand, because when leadership is not understood, it can become misuse of power. That's the negative aspect of hierarchy. On the other hand, if there is no general sort of awareness of how to lead a community, then I think it causes for fragments of many groups to evolve and there is no one person to take as a reference. Of course in most of the communities we refer to the teacher as the reference, where everybody agrees, but if the main teacher is absent or for whatever reason is not in a leadership position, then the fragmenting of the group often leads to a situation, which is close to schism."

mercredi 18 septembre 2019

Une évolution heureuse ?


Communiqué UBF du 03/08/2017, supprimé depuis de son site et récupéré dans les archives du Net


Suite à la lettre ouverte de huit membres de Rigpa publiée le 14 juillet 2017 et la démission de Sogyal Lakar, l’Union Bouddhiste de France (UBF) annonce le 3 août 2017 qu’elle “suspend la qualité de membre de Rigpa Lérab Ling et Rigpa France”, dans l’attente d’une “évolution heureuse”. Sogyal Lakar démissionna le 11 août 2017.
L’Union Bouddhiste de France, fondée en 1986, est une fédération à but non lucratif, apolitique. Elle assure les liens entre les Associations Bouddhistes et l’ensemble des Pouvoirs Publics.” “Depuis 1986, l'Union Bouddhiste de France a noué des liens de confiance avec les pouvoirs publics, les médias et la société civile. Les associations membres de l'UBF répondent en effet à des critères d'éthique et autres valeurs de la sagesse bouddhique.”
L’UBF est interlocuteur reconnu des pouvoirs publics (Statuts) et en tant que représentant des diverses branches du Bouddhisme, elle a également droit à une émission le dimanche dans le cadre des Chemins de la foi. Sagesses bouddhistes est “l’émission hebdomadaire consacrée au Bouddhisme, proposée par l’Union Bouddhiste de France et diffusée sur France 2”. On y trouve le plus souvent des membres de l’UBF. Son contenu est plutôt consensuel ; on n’y parle pas de choses qui fâchent. Un journaliste[1] qui veut faire un article sur le bouddhisme ou veut connaître l’opinion “des bouddhistes” sur un sujet de société se mettrait sans doute en relation avec l’UBF qui peut ensuite le référer à un de ses membres “actifs”.

Les révélations suite à la lettre ouverte de 2017 avaient donné lieu à la création des forums d’échange, grâce à des initiatives individuelles (What Now? de Tahlia Newland, un groupe secret FB, How Did It Happen de Bernie Schreck), où des adeptes de Rigpa et d’autres se demandaient comment on en était arrivé là et que faire maintenant. L’avocat Jean-Baptiste Cesbron commença à recueillir des témoignages par le biais de l’Adfi (Associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes) de l’Hérault. Le 09/12/2017, le journal Midi Libre publia une interview de lavocat par la journaliste Sophie Guiraud. A la question “Vous n’hésitez pas à parler de secte…”, l’avocat répond “Il n’y a pas de définition juridique de la secte, même pas avec la loi About-Picard de 2001 sur la prévention et la répression des mouvements sectaires. Mais a priori, on y associe les agissements qui sont de l’ordre de l’abus de faiblesse, l’abus de confiance, l’escroquerie, tout ce qui relève d’un crime s’il y a viol.”

La publication de cette interview, et plus particulièrement le passage cité ci-dessus, avaient décidé 133 membres de la congrégation religieuse Rigpa Lerab Ling dattaquer en diffamation (15/02/2018) l’avocat, la journaliste et le journal (voir aussi l’article de Patrick Ardid dans Charlie-Hebdo). Le 17/07/2019, le Tribunal de Montpellier prononça la relaxe. Rigpa déclare faire appel.

En parallèle de ces réactions, Rigpa avait commandé une enquête indépendante sur les accusations exposées dans la lettre ouverte, laquelle enquête fut confiée à Karen Baxter de Lewis Silkin LLP. Karen Baxter avait rendu public les résultats de ce rapport le 22 août 2018.
Bien que j'ai eu des preuves que beaucoup de gens pensent avoir bénéficié grandement de la présence de Sogyal Lakar comme enseignant, les expériences individuelles sont très différentes. Il existe divers degrés de proximité avec Sogyal Lakar, les relations les plus étroites étant régulièrement qualifiées de « cercle restreint ».
Les expériences de certains membres du cercle restreint sont très différentes de celles de personnes beaucoup moins proches.
Toutes les allégations contre Sogyal Lakar ne sont pas confirmées... mais, compte tenu des preuves dont je dispose, je suis convaincu que, selon la prépondérance des probabilités :
1. des étudiants de Sogyal Lakar... ont été victimes de sévices physiques, sexuels et émotionnels graves de sa part ; et que
2. de hauts responsables au sein de Rigpa étaient au moins au courant de certains de ces problèmes et qui ne les ont pas traités, laissant d'autres personnes en danger. “
Le site de l’Institut d'Études Bouddhistes (IEB) écrit au sujet du rapport Lewis Silkin :
Le rapport détaillé de 50 pages met en lumière de nombreux problèmes considérés comme « sérieux » et énumère une série de recommandations, notamment que Sogyal Rinpoché ne participe plus à aucun des futurs événements organisés par Rigpa, qu’il n’ait plus aucun contact avec ses disciples et que Rigpa prenne des mesures pour se dissocier de son fondateur « aussi pleinement que possible.”
“Rigpa a également déclaré séparément qu’il « s’engageait à poursuivre le processus de guérison, de réconciliation et de changement. Pour reconnaître l’importance de ce processus de guérison et de changement, les hauts responsables de la direction quittent tous leurs postes de direction.” Site de lInstitut dEtudes Bouddhiques (IEB)
Il semblerait que seuls les hauts responsables Patrick Gaffney, Dominique Side et Philippe Philippou aient en effet quitté leurs postes, mais que les membres du “cercle restreint” sont toujours actifs dans le Conseil de Vision (“Vision Board”) et à d’autres niveau de management au sein de Rigpa (Sex & Violence, p. 170). En avril 2019, Patrick Gaffney sera par la suite disqualifié pour une période de huit ans par la Charity Commission[2] for England and Wales, notamment pour avoir eu connaissance des “allégations d’actes impropres et abus sexuels et/ou physiques” contre des étudiants au sein de la charité. Comme il n’avait pas pris les mesures qui s'imposaient, il était considéré responsable de l’inconduite et/ou de la mauvaise gestion dans l’administration de la charité[3]. (The Guardian).

En mars 2019, Jetsün Khandro Rinpoché avait accepté de prendre le rôle de directrice spirituelle de la Congrégation Rigpa Lérab Ling pour une période d’intérim (source Rigpa). Sogyal Lakar, citoyen français en fuite, décède le 28/08/2019 en Thaïlande. Peu avant sa mort, le 10/08/2019, Mindrolling Jetsün Khandro était devenue officiellement le Directeur spirituel de Rigpa Lerab Ling. L’information fut communiqué de façon officielle à l’Union Bouddhiste de France, qui réintégra immédiatement, le même jour, Rigpa Lerab Ling en tant que membre de l’UBF. Le site de l’UBF fut mis à jour également le même jour. Rigpa Lerab Ling figure désormais en tête de la liste des membres. Ces renseignements se trouvent dans la réponse donnée par l’UBF sur leur page FB (13/09/2019). La réponse en son intégralité :
"Vous avez raison et nous vous remercions de votre message. Lorsque Sogyal Rinpoché s’est retiré de la direction spirituelle du mouvement Rigpa, le mouvement Rigpa s’est retrouvé sans représentation officielle d’une autorité spirituelle formelle. De par ce fait, son statut de membre a été provisoirement suspendu par l’UBF.
Depuis le 10 août 2019, les représentants du mouvement Rigpa ont officiellement informés l’UBF que Son Eminence Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché assumait la direction spirituelle du mouvement. Ce qui restitue complètement à Rigpa son statut de membre de l’UBF et le fait figurer dans notre annuaire.
Cette publication figure en tête de liste dans notre annuaire car c’est la dernière modification de l’annuaire enregistrée par notre système de publication internet."
La réponse de l'UBF suggère que la suspension "en sa qualité de membre" de Rigpa avait pour raison l'absence de direction spirituelle. Le communiqué du 03/08/2017 (en tête de cet article, depuis supprimé du site de l’UBF) était pourtant très claire sur le motif de la suspension. Elle était due aux accusations concordantes contre Sogyal Rinpoché, et à son comportement contraire à l'éthique bouddhiste, par ailleurs facilité par Rigpa. Il ne s'agissait pas dans le communiqué supprimé de 2017 d'un vide d'autorité spirituelle. On ne trouve d’ailleurs sur le site de l’UBF aucune information sur les difficultés passées ou actuelles de Rigpa.

Il y a toujours deux enquêtes en cours, ordonnées par M. Christophe Barret, le Procureur de la République de Montpellier. La première concerne Sogyal Lakar. Le décès de Sogyal Lakar ne signifie pas la fin de cette enquête. La deuxième concerne la gestion des finances. La Charity Commission poursuit de son côté sa propre "Statutory inquiry". Nous ne savons pas encore s’il y aura une “évolution heureuse”.

Contrairement à l’UBF, les auteurs de Sex and Violence in Tibetan Buddhism, The Rise and Fall of Sogyal Rinpoche, Mary Finnigan et Rob Hogendoorn (voir la critique du journal néerlandais De Volkskrant), estiment que les recommandations du rapport de Karen Baxter n’avaient pas été suivies, hormis un Code de conduite et une Procédure de deuil formulés de façon ambiguë (Sex & Violence, p.170). Rigpa publie une page sur les avancées de Rigpa suite aux recommandations du rapport, avec “six domaines de la vision et de la culture de Rigpa, du soin et de sa gestion”.
1. Clarifier et concrétiser la Vision de Rigpa.
2. Communiquer la relation entre Rigpa et Sogyal Rinpoché.
3. S'engager pour un environnement sûr à Rigpa.
4. Assumer la responsabilité de la guérison et des blessures du passé.
5. Approfondir notre culture d'écoute, de non-jugement et de bonne communication.
6. Renforcer notre gestion, notre transparence et nos pratiques financières.”
Le point de Vision n° 2 correspond à la recommandation n° 2 du Rapport :
“2. Rigpa devrait prendre des mesures pour se dissocier de Sogyal Lakar de façon aussi complète que possible (en particulier concernant toute disposition juridique qui, pour le moment, peut le lier à l'organisation).”
Depuis la mort de Sogyal Lakar, Rigpa a transformé sa mort en le parinirvana de Sogyal Rinpoché. C’est le titre même de la page anglaise… Seul un Bouddha passe au parinirvana[4]. Rigpa a sollicité les grands maîtres tibétains qui étaient en contact avec lui durant sa vie pour écrire des hommages et a ouvert une page où ceux-ci sont publiés. Aucune allusion nest faite aux victimes de Sogyal. L’organisation de la cérémonie d’incinération du Corps (tib. sku gdung), en Asie, est en cours. Dans le message même qui annonçait sa mort les disciples étaient rappelés aux démarches à suivre. Ceux qui étaient en contact avec lui étaient priés de réparer le lien avec lui en dévoilant leurs fautes et en se réconciliant avec/s’unissant au guru par le guruyoga. Certains messages volaient si haut, qu’une pétition fut lancée pour demander le retrait des hommages. Le Gouvernement tibétain en exil (CTA) avait donné suite et a retiré son hommage. D’autres maîtres tibétains (notamment Ringu Tulku) avaient simplement modifié leurs hommages. L'hommage de Rigdzin Namkha Gyatso Rinpoche avait été enlevé par Rigpa pour des raisons inconnues. Pour ce qui est de la dissociation la plus complète possible de Sogyal Lakar, cette tentative de “sanctification” va plutôt dans le sens contraire.

Pour le point n° 4 Assumer la responsabilité de la guérison et des blessures du passé, comme nous avons vu ci-dessus, Rigpa a fait appel contre la relaxe de l’avocat des victimes. La couleur avait déjà été annoncée lors d’une conférence de presse de Rigpa Lerab Ling le 02/05/2018 (Midi Libre).
Dans la tradition bouddhiste, on ne répond pas quand on est attaqué”, explique Dominique Hilly. Il a fallu passer outre face à “des accusations non fondées” : “Il est devenu difficile de travailler avec nos partenaires habituels, l'office de tourisme de Montpellier, la communauté de communes. On touchait à la pérennité de ce lieu”, dénonce Sam Truscott. “Il y a eu des sessions très fréquentées, d'autres qu'on a dû annuler par manque de monde”, assure Julien Tanniou, alors que chaque année, “20 000 visiteurs se déplacent à Lodève pour suivre des enseignements des lamas, s'initier à la méditation, la gestion des émotions l'accompagnement des personnes en difficulté...” Il reconnaît que “globalement, la fréquentation et les effectifs sont en baisse”. (Midi Libre 02/05/2018)
Dans le rapport de Karen Baxter, on peut lire que celle-ci n’a pas pu intégrer dans le rapport toutes les allégations dont on lui avait fait part.
Tout au long de cette enquête, plusieurs personnes m'ont contacté pour me parler d'autres histoires d'abus. Malheureusement, la portée de cette enquête a dû se limiter à enquêter sur la plainte et il est arrivé un moment où il était impossible de mener plus loin des entretiens.
J'ai assuré à ceux qui m'exprimaient leur inquiétude que j'alerterai Rigpa sur le fait qu'il existait d'autres étudiants et d'anciens étudiants concernés qui aimeraient avoir la possibilité d'être entendus.
Pour s’assurer qu’une enquête appropriée soit entreprise, un tel processus doit être véritablement indépendant de l'infuence de ces personnes dont j'ai conclu qu'elles avait échoué à gérer ces problèmes pendant de nombreuses années.” (Rapport Lewis-Silkin)
En lisant entre les lignes, on comprend que les alertes que Karen Baxter avait reçues sur “d'autres histoires d'abus”, et qui ne pouvaient pas être intégrées dans son rapport avaient simplement été transférées à Rigpa… Est-ce que Rigpa les avait peut-être proposé de suivre "la thérapie Rigpa" ?[5]  Il est possible que d’autres personnes n’aient pas eu suffisamment confiance pour se confier à une enquêtrice indépendante, commandée par Rigpa. Le rapport ne contient donc pas l’intégralité des allégations.
Les gens qui restent au pouvoir, aux commandes des centres Rigpa, notamment à Roqueredonde, sont toujours dans le déni face aux accusations. Ils refusent d'admettre qu'il y a eu abus. Je suis en colère contre l'Etat. Depuis le temps que l'on prévient, c'est devenu de pire en pire. Le rapport parle de violences... des femmes ont failli mourir.” Dominique Cowell, ancienne intendante de Sogyal Lakar, dans une interview avec France 3 (12/09/2018).
Les victimes peuvent toujours se mettre en relation avec l'avocat Jean Baptiste CESBRON et avec son épouse Joséphine, présidente de l'ADFI Montpellier, de l'UNADFI et de France Victimes 34, ne serait-ce que pour leur transmettre des informations de façon confidentielle.

Le point n° 6 sera en fonction des résultats des enquêtes policières et de la Charity Commission, qui nous apprendront ultérieurement ce qu’il en est. Quoi qu’il en soit, à la question Est-ce que Rigpa Lerab Ling peut être réintégrée comme un membre à part entière de l’Union Bouddhiste de France et considérée comme une organisation bouddhiste authentique, l’UBF a d'ores et déjà (10/08/2019) répondu à la positive. Pour l’UBF, la question de la suspension de Rigpa semblait finalement se limiter au vide d’un directeur spirituel. Ce vide étant comblé[6], par la nomination de Mindrolling Jetsün Khandro, directrice du monastère Samten Tse en Inde, le 10/08/2019, l’UBF a décidé que la congrégation Rigpa Lerab Ling pouvait être réintégrée, sans égards de ce qui s’était passé et du suivi des recommandations du rapport Lewis Silkin.

***

[1] A l’exception évidemment de quelques-uns comme les journalistes du Midi Libre, de Marianne, de Charlie-Hebdo,...

[2] Commission britannique sur les organismes caritatifs.

[3] “Mr Gaffney failed to take appropriate action in response to this information and is therefore responsible for misconduct and/or mismanagement in the administration of the charity.”

[4] “Sogyal Rinpoché demeure en ce moment en thoukdam. Cet état se produit lorsqu’un pratiquant qui a atteint la réalisation continue, au moment de la mort, continue à reposer dans la reconnaissance de la nature de l’esprit.” Source Rigpa

[5] "Utilisation de la thérapie. Rigpa Sogyal Lakar aurait introduit la «thérapie Rigpa» pour ses étudiants les plus proches et des thérapeutes formés auraient été «chargés de traiter la douleur qui agitait l'esprit de ceux qu'[il] maltraitait». Les thérapeutes auraient été utilisés pour s'assurer que les étudiants ne voyaient pas en Sogyal un agresseur mais blâmaient plutôt les anciennes relations familiales." Rapport Lewis Silkin.

[6] Les Statuts de la fédération de lUBF stipulent : “Sur le plan de l’autorité spirituelle, elle bénéficie de la présence continue ou régulière au cours de l'année d'une autorité spirituelle (Maître, abbé, abbesse, Lama, Vénérable….) ; elle est le fruit d’une lignée et d’une transmission historiquement établie, l’ancienneté de la tradition est notoire.”