jeudi 22 juin 2017

Folle sagesse


Chogyam Trungpa (1939-1987)

[Billet pouvant évoluer]

Sur les réseaux sociaux bouddhistes, on entend souvent parler de « folle sagesse » (« crazy wisdom »), comme un aspect inhérent à la sagesse bouddhiste tantrique, et plus particulièrement au Dzogchen. A en croire Stefan larsson (dans Crazy for Wisdom: The Making of a Mad Yogin in Fifteenth-Century Tibet, 2012), qui n’avait pas pu trouver ce terme dans ses recherches, le Dalaï-Lama aurait qualifié le mot « folle sagesse » comme un néologisme. Et en effet, en cherchant « ye shes ‘chol ba », selon Chogyam Trungpa (1939-1987), le mot tibétain correspondant à « folle sagesse », on n’obtient aucun résultat sur le site de Buddhist Digital Resource Center (TBRC). Il se pourrait donc bien que le mot « crazy wisdom » avec ses traductions respectives soit une invention récente.

Pourquoi pas de Chogyam Trungpa justement ? Celui-ci explique dans son livre The Lion's Roar: An Introduction to Tantra que la traduction tibétaine de « crazy wisdom » est « ye shes ‘chol ba », qui signifie quelque chose comme sagesse sauvage, chaotique ou antinomique. Georges Gurdjieff (1866-1877-1949) semble avoir été une des sources d’inspiration pour la folle sagesse de Trungpa, comme je l’avais déjà noté dans mon billet Maître renard... sur le phénomène du « trickster », filou. L’idée générale de ce type de « folle sagesse » était apparemment de faire sortir le disciple de son zone de confort et de le débarrasser de ses idées préconçues.
« Quand Steve Roth demanda à Trungpa son opinion sur Gurdjieff, il lui dit : « Oh, il est fantastique, étonnant, presque totalement ‘ folle sagesse ‘, mais il n’a pas déclaré sa transmission. »[1] Trungpa parlait avec beaucoup de tendresse de Gurdjieff en répétant sans cesse « Si vous saviez le nombre de tours que Gurdjieff et moi, nous pourrions jouer à vous tous ! ».[2]
Quand un élève/disciple résiste, cela peut éventuellement conduire à une sorte de bataille d’egos, et dégénérer. Selon la théorie de la folle sagesse, le Maître (qui n’est pas appelé ainsi pour rien), ne serait qu’un écran vide libre d’ego, sur lequel le malheureux élève/disciple projette son propre ego. Plus ce dernier s’investit dans la bataille, et plus il s’épuisera dans ce qui est présenté comme un combat contre son propre ombre ou ego. Est-ce que cela colle à la pratique ? Voyez par vous-mêmes, tenez, au hasard, l’incident autour du poète américain William Stanley Merwin (né en 1927).

Chogyam Trungpa explique dans The Lion's Roar que le vidyadhara (tib. rig 'dzin) est le détenteur de la « folle sagesse »[3], et que la véritable expérience tantrique est seulement possible par l’intermédiaire du vidyadhara. Une transmission tantrique demande une confiance « énorme » et des sacrifices « énormes ». Comme des exemples de ce type de relation SM entre maître et disciple, le bouddhisme tibétain aime citer les hagiographies de Tilopa et Nāropa, ou de Padmasambhava et Yéshé Tsogyel. Ces hagiographies sont des fictions qui peuvent évidemment avoir un sens symbolique, mais très souvent ils sont pris au premier degré. Les maîtres aiment s’identifier à Tilopa et Padmasambhava et les disciples à Nāropa et Yéshé Tsogyel[4].

Les hagiographies qui servent de modèle à ce type de relation ont souvent été composés au XV-XVIème siècle voire après, mais elles sont présentées comme des œuvres beaucoup plus anciennes. Comme si cette conception de la relation de maître et disciple avait existé dès l’introduction du bouddhisme au Tibet et était la seule possible pour aider quelqu’un à s’éveiller. J’ai déjà écrit à plusieurs reprises sur la montée en puissance du tantrisme (plus adaptée à la nouvelle situation géopolitique) qui au Tibet s’accompagna d’une volonté de déclassement de méthodes traditionnelles non-tantriques voire post-tantriques (Advayavajra, Gampopa…). On voit graduellement disparaître le mot « ami spirituel » (tib. dge ba’i bshes gnyen), qui est remplacé par le mot lama (sct. guru), puis vidyadhara (qui prendra encore un autre sens à partir de Trungpa). J’ai aussi écrit sur les éditions posthumes des écrits de Gampopa, où des passages nettement plus tantriques ont été ajoutés. Par exemple une référence à la façon de laquelle Nāropa aurait servi Tilopa, basé sur des hagiographies composées plusieurs siècles après la mort de Gampopa en 1153. Comparons avec la façon de laquelle Gampopa présente la relation entre « ami spirituel » et élève dans le Précieux ornement de la libération. Les données hagiographiques de Gampopa montrent généralement un maître extrêmement doux, façon grand-mère…

Une grande partie du problème vient du fait que les tibétologues n’ont quasiment pas fait de recherches sérieuses sur la datation (même approximative) des sources tibétaines, et qu’ils suivent, à quelques exceptions près, la version traditionnelle des diverses hagiographies et « chroniques » (p.e. Annales bleus), souvent écrites à partir des hagiographies. Je l’ai déjà fait remarquer dans des anciens billets. Si on fait vivre (historiquement) des mahāsiddha et autres thaumaturges à l’époque où les auteurs respectifs de leur hagiographies (XIII-XIVème siècles) veulent qu’ils aient vécu, et faire croire que les personnes, ayant réellement vécu historiquement avant la composition de ces hagiographies, connaissaient les mêmes exploits et avaient reçu leurs transmissions respectives, on finira avec une vision historique totalement faussée. Le travail qui a été partiellement fait pour le bouddhisme chinois (Buswell etc.) n’a même pas été commencé pour le bouddhisme tibétain, à l’exception d’un Lopez, un Davidson (Tibetan Renaissance) et quelques autres. C'est un travail très complexe et en partie impossible, mais on ne peut pas s'en passer, et si on s'en passe on ne peut pas faire comme si la vérité des hagiographies est la vérité par défaut, faute de vérité historique.

Et donc le plus souvent dans l'état actuel des choses et dans les cercles bouddhistes, la « folle sagesse » a existé dès « l’introduction du bouddhisme au Tibet par Padmasambhava au VIIIème siècle », formule consacrée qui mériterait qu’on s’y attarde un peu, quand celui-ci y aurait enseigné le Dzogchen… Et les maîtres vidyadhara actuels ne font que poursuivre une longue tradition de « folle sagesse » quand leur comportement n’est pas conforme à ce que l’on (l’ego) attendrait d’eux.


***

[1] Trungpa Rinpoche: "Oh, he's fantastic, amazing, almost total crazy wisdom." (long pause) ... "But he did not proclaim lineage." Source

[2] "You have absolutely no idea how many tricks Gurdjieff and I could play on all of you."

[3] Ainsi, par rapport au tibétain, il semble mettre au même pied « rig pa » et « folle sagesse ».

[4] [Les femmes admises au mandala secret de Sogyal Lakar] « se voient aussi recommander la lecture et l’étude de Patrul Rinpoché, comme pour les autres étudiants des mandalas Ngöndro et Dzogchen, ainsi que l’autobiographie de Yéshé  Tsogyal, figure de dakini la plus célèbre du Tibet, notamment pour la tradition Nyinmapa, dont  elles doivent s’inspirer pour servir leur maître et comprendre leur propre statut comme « dakinis ».
« Ceci n'est pas une religion », thèse de Marion Dapsance, p. 332

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