Dans l'ancienne société indienne védique puis brahmaniste, dévouée au sacrifice comme moyen de maintien de l’ordre cosmique, des Renonçants (sct. śramaṇa) comme les ājīvika, ajñana, les cārvāka, les jaïns et les bouddhistes, prônaient d’autres valeurs comme l’inaction, la vie en marge de la société ou même l'évasion du monde à travers l’ascèse. Les opinions sont partagées sur l’origine des Renonçants[1], et l’on peut déjà faire une distinction entre des Renonçants nomades (paccekabuddha tib. rang rgyal ba) et plutôt sédentaires (savaka tib. nyan thos pa). La Bhagavad Gītā réagit[2] contre cette nouvelle tendance en avançant les devoirs (sct. svadharma) de chaque caste au sein même de la société et en soulignant une éthique d'action énergique et virile, susceptible de conduire à la libération. Le bouddhisme aurait[3] surenchéri par la suite en développant l'idéal du bodhisattva, qui ne chercha plus à fuir le monde et qui s'y engagea corps et âme, sans y perdre son âme... La doctrine de l'absence d'un soi individuel (sct. anātman) passa progressivement à l'arrière-plan.
S’ajoutant à l’idéal du paccekabuddha et du savaka, l'idéal du bodhisattva ne cherche ni à sortir de l'Errance (saṁsāra) ni à trouver la Quiétude (nirvāṇa). Pour qu’il soit attractif aux Renonçants, un changement de pensée envers le monde, auparavant uniquement vu comme une source de souffrance, est nécessaire. Le monde est désormais un vaste champ d'action, que le bouddhisme mahāyāna délestera de son « trop de réalité » de deux façons. Les soutras de la Perfection de la sagesse (sct. prajñāpāramitā) ou les traités de la Voie médiane (sct. madhyamaka) de Nāgārjuna le videront de toute essence par une déconstruction systématique. Le monde devient alors comme un mécanisme qui fonctionne en apparence selon la loi de la coproduction conditionnée, où les événements mentaux (sct. caitta) qui en sont les rouages sont vides d'être propre, de même que cette loi est vide d'être propre[4]. Les écoles idéalistes (sct. yogācāra) enseignent "les trois natures" (sct. trisvabhāva) pour montrer comment la véritable nature du monde est méconnue ou reconnue. Elles peuvent se résumer de la façon suivante. Quand la nature dépendante (sct. paratantra-svabhāva), qui n'est autre que la coproduction conditionnée, est connue à travers les images du mental, elle est recouverte par la nature imaginaire (sct. parikalpitasvabhāva), tandis que quand elle est perçue pour ce qu'elle est, elle sera connue directement comme la nature parfaite (sct. parinispanna-svabhāva).
Maitrīpa utilisera les deux approches en se libérant en premier de la nature imaginaire, l'image du serpent projetée sur la perception de la corde, puis de l'idée de la corde comme entité indépendante et, de manière plus profonde, de la connaissance à travers un sujet et un objet différenciés qui sont à l'origine de la méprise. Il élimine ainsi ce qu'il appelle le « double défaut » de la croyance en un soi (individu & phénomènes), contrairement à Ādi Śaṅkara qui écrit « C'est par un raisonnement correct que l'on finit par se convaincre que, seule la corde est réelle » et s'arrête à cette première conclusion.[5]
Selon la nature parfaite, aussi bien le serpent que la corde n’ont pas de réalité indépendante. L'Hymne au dharmadhātu (sct. Dharmadhātustotra) attribué à Nāgārjuna, explique qu'il est erroné d'attribuer une réalité à la nature imaginaire, comparée aux cornes d'un lièvre, mais aussi à la nature dépendante, comparée aux cornes d'un bœuf, qui ne sont pas indépendants des facteurs qui les constituent[6].
« Chez les êtres puérils ce qui n'a pas de réalité apparaît partout cachant la Réalité,Ainsi, pour le mahāyāna, l'accès à la conscience pleinement éveillée ne se limite pas à la libération individuelle, c'est-à-dire à l'élimination de la simple obnubilation par l’agir (sct. karma) et au passage au nirvāṇa, mais il est l'accès au Réel, à la nature parfaite par l'élimination de l'obnubilation-par-les-connaissables (sct. jñeya) et la manifestation du corps réel (sct. dharmakāya) qui s'ensuit. Voici comment Gampopa définit le dharmakāya qu'il considère, tout comme le Mahāyāna sūtra-ālaṃkara, comme le corps véritable du Bouddha[8] :
Tandis que chez les bodhisattvas, c'est la Réalité qui apparaît partout écartant la non-Réalité. »
« Qu'on sache que la disparition du faux et l'apparition de vrai,
C'est le renversement du support et c'est la libération, car on agit alors librement. »[7]
« Le terme de 'corps' absolu n'est qu'un mot qui désigne l'épuisement de toutes les erreurs, ou encore le renversement des perceptions égarées, une fois réalisé le sens de l'espace absolu, la vacuité. »[9]Pour un bodhisattva actif dans le monde, son temps se partage entre son propre entraînement (sessions d’études et de pratiques), et ses activités quotidiennes et interactions avec les autres[10]. Cette deuxième partie constitue son « engagement » (upāya), et permet son perfectionnement de certaines qualités sociales (pāramitā). Son entraînement et le discernement (prajñā) qui s’ensuit devient ainsi la base de son engagement « sage ». Son engagement est indissociable de sa compassion (karuṇā), son souci des souffrances du monde. Son engagement sage peut prendre la forme d’un certain activisme altruiste auprès des autorités (voir Nāgārjuna dans la Précieuse guirlande des conseils au roi, Ratnāvalī).
Au départ, upāya désigne simplement le fait que le bodhisattva ne tourne plus le dos au monde et se soucie de lui. Mais s’engager dans un monde, qui pourrait le tirer vers le bas, demande un bon discernement et de l’habileté au bodhisattva. Il ne doit pas oublier que les choses, y compris son propre engagement, n’ont pas de réalité indépendante, et que tout y est provisoire, y compris ses propres stratégies et méthodes. Son engagement ne doit pas s’empêtrer dans le monde en étant entaché par les trois poisons. C’est en cela qu’il doit être sage ou habile, comme un lotus poussant dans la boue.
Le bouddhiste médiéval était un réaliste et utilisait les moyens politiques et les sciences qui s’offraient à lui, pour essayer d’influencer le cours du monde. Les sciences ne sont pas encore séparées à l’époque des éléments religieux qu’elles véhiculent. D’ailleurs, les sciences ont souvent leurs origines dans les religions. Quand une science passe d’une culture à une autre elle transfère simultanément des éléments religieux de cette culture. Il en va ainsi pour la science des astres, pour la médecine, où les maladies sont souvent causées par des dieux-démons, et notamment pour les sciences de la longévité et de l’immortalité. Les sciences sont encore au stade de la magie.
« La [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l'on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l'on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l'appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l'on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l'on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l'avoir à sa disposition pour réaliser ce qu'il désire. »[11]Au Moyen-âge, le bouddhiste engagé qui veut influencer le cours de monde à l’aide des sciences de son époque, fait appel aux dieux et démons en tant que gestionnaires du monde et de la nature à l’aide de rites. Avec sa Science (upāya), il conseillera et servira les puissants. Les tantras utilisent les méthodes relatives à ces diverses sciences dans le cadre d’un culte. Ils transmettent alors une Science (upāya), un savoir (vidyā), voire une Mémoire, accessible à ceux qui y sont initiés. Tout comme c’était le cas dans les mystères. Cette Science sert alors à acquérir du pouvoir dans le monde et sur le monde, idéalement pour conduire les êtres à la libération. La compassion (karuṇā), l’Engagement (upāya) et la Science (upāya) se confondent et leur forme est figée par la Tradition, qui la transmet fidèlement de façon ininterrompue.
Le bouddhiste engagé moderne, aussi réaliste que ses prédécesseurs moyenâgeux, voit bien que et les moyens politiques et les sciences ont changé de nature. Les puissants du monde ne sont plus des envoyés des dieux, les monarchies ont laissé place à des démocraties, la nature a perdu les dieux et démons comme ses agents, les sciences ont perdu leur part de magie et de religion. Pour agir efficacement et avec discernement dans le monde, le bouddhiste engagé doit se doter d’autres stratégies et méthodes provisoires (upāya). Il peut toujours suivre les conseils (au roi) de Nāgārjuna pour se soucier des êtres, même si la forme de gouvernement a changé. Mais son Engagement, peut-il toujours passer par la pratique de rituels adressés à des intermédiaires célestes ou sublunaires, pour que ceux-ci se chargent de la bonne marche des choses ici-bas ?[12] Le bouddhiste engagé ou bodhisattva est-il toujours un réaliste s’il développe une compassion au niveau d'un ressenti à travers la méditation et utilise cette énergie pour demander à des intermédiaires célestes d’agir dans le monde pour le bien de tous les êtres à travers des actes religieux (rituels, offrandes, prières à souhaits, récitations de mantras...) ?
La question peut sembler un peu raide mais mérite d’être posée, car les approches où les théories et les pratiques du bouddhisme ésotérique ont été réinterprétées de façon intériorisée, psychologique, symbolique etc. sont critiquées par des bouddhistes plus traditionnelles ou traitées d’orientalistes, ne laissant que le champ libre à une sorte d’intégrisme, loin de la notion d’upāya bouddhiste. Croire en l’efficacité inconditionnelle d’une méthode, divinité, mantra etc. est réduire ceux-ci à une pensée quasi magique et leur attribuer une réalité qu’ils n’ont pas selon la doctrine bouddhiste.
Un bouddhiste « traditionaliste » pourrait taxer un bouddhiste engagé moderne de matérialiste (cārvāka), voire de non-bouddhiste, si ce dernier ne croit pas/plus en l’efficacité des upāya d’antan. C’est oublier que les bouddhistes anciens venaient du même milieu des Renonçants (śramaṇa) qui se définissait contre la société sacrificielle des Védas et du brahmanisme. C’est aussi ne pas estimer la volonté des anciens bodhisattvas à leur juste valeur : il s’agissait d’alléger les souffrances des êtres et d’améliorer leurs conditions très concrètement dès cette existence. Selon les traditionalistes, les prières, les rituels, les mantras etc. ne produisent peut-être pas de résultats concrets ici-bas, mais auraient des effets bénéfiques sur le bilan karmique et la libération ultime, le plus souvent dans une autre vie…
***
[1] Pour Patrick Olivelle, Edward Crangle etc. les śramaṇa auraient pu faire partie intégrante de la société védique, au lieu de se définir contre celle-ci.
[2] Selon Madeleine Biardeau, Le Mahabharata, volume I,
[3] Madeleine Biardeau
[4] Chapitre 17, Examen critique des actes et de ses fruits, Stances du milieu par excellence (madhyamaka kārikā), Nāgārjuna
[5] Le plus beau fleuron de la discrimination (viveka-cūḍā-maṇi), Marcel Sauton, p. 4. D'ailleurs, cette théorie est aussi critiquée comme étant puérile dans Vasiṣṭha's Yoga (Swami Venkatesananda p.482). Quand le Soi seul est la réalité, comment trouver de la place pour un autre ?
[6] Versets 30 à 33 « Par les analogies du lièvre et du bœuf/ Le Bienheureux (sct. sugāta) a établi que les propriétés (sct. dharma)/ Sont le milieu par excellence (sct. madhyamaka). »
[7] Citation d'Asaṅga (Mahāyāna sūtra-ālaṃkara, XIX, 53-54) Aux sources du bouddhisme, Lilian Silburn p. 247
[8] Le Précieux ornement de la libération, Padmakara, p. 315
[9] Le Précieux ornement de la libération, Padmakara, p. 317
[10] L’équilibre méditatif (tib. mnyam bzhag sct. samāpatti) et le recueillement subséquent (sct. pṛṣṭha-lābdha tib. rjes thob)
[11] Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123
[12] Dalaï Lama : « La prière ne suffit pas. Dieu n’a pas crée le problème, les hommes l’ont fait. Ils doivent le résoudre. »
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