mardi 31 mai 2022

La mahāmudrā "pneumatique" de Dampa rMa

rMa Chos kyi Shes rab (détail HA87609)

Ce que nous savons de la “transmission intermédiaire” de rMa, vient surtout d’une compilation des transmissions de la Pacification (Zhi byed) composée par Minling Lochen Dharmaśrī (1654–1718), le frère cadet de Padma Garwang Gyurme Dorje (1646–1714), aussi connu sous les noms Terdak Lingpa ou Minling Terchen, le fondateur de Minling. Il s’agit de trois textes que l’on trouve dans l’oeuvre complète[1] de Dharmaśrī.
1. Une collection de prières à la lignée (bla brgyud gsol ‘debs) intitulé Zhi byed snga phyi bar gsum gyi bla brgyud gsol 'debs
2. Une collection d’initiations et d’autorisations de pratique (rjes gnang), intitulé Zhi byed snga phyi bar gsum gyi dbang chog
3. Une collection d’instructions pratiques, intitulée Zhi byed snga phyi bar gsum gyi khrid yig.
Dharmaśrī était le détenteur de toutes les transmissions, que les frères Rog[2], et notamment le superdétenteur Rogben Sherab Eu (Rog Shes rab ‘od 1166-1244), avait reçues de différentes façons, souvent assez créatives. A partir de là, “la Pacification” (Zhi byed), c’est l’ensemble de toutes les doctrines et pratiques très hétéroclites, transmises sous ce nom. Au départ, le socle de la Pacification était la perfection de la sapience (prajñāpāramitā), c’est d’elle (et de son mantra-vidya) que cet ensemble de transmissions tient son nom. A mon avis, ce que Dampa Sangyé avait enseigné au Tibet, “au départ” (avant le départ hagiographique pour la Chine, et son retour) se trouve dans la “transmission intermédiaire”, où la tradition tibétaine classe trois disciples de Dampa, surtout connus par leurs noms de clans, qui ont donné leurs noms aux systèmes (lugs) respectives rMa (Chos kyi Shes rab), sKam (Ye shes rgyal mtshan) et So (dge ‘dun ‘bar). Parmi ces trois, je pense qu’avec les systèmes de rMa et de sKam, on a le plus de chance de se faire une vague idée du noyau originel de Dampa l’individu et de sa doctrine. Sans même regarder le contenu du système de So (So lugs), avec So, les choses commencent à prendre une autre direction, simplement à en juger par lagitation des hagiographes autour de lui. On peut s’en faire une idée assez facilement par une analyse critique ou une lecture attentive des hagiographies de So “le cadet” (chung ba)[3].

sKam Ye shes rGyal mtshan (détail HA87609)

Nous ne savons pas grand chose de sKam, qui est à l’origine de la “transmission intermédiaire” sapientielle de la Pacification. Il y a davantage de matériaux hagiographiques sur rMa, mais sans doute très peu de choses à retenir quand on suit une approche davantage archéologiqueintratextuelle. C’est-à-dire quand on n’applique pas rétroactivement au système de rMa, des interprétations venant de la vue d’ensemble de la tradition de la Pacification, telle que nous la connaissons maintenant. 

So (Chung ba) dGe 'Dun 'Bar (détail HA87609)

Quand So entre en scène (vers la fin du passage BA concernant la vie de rMa), les hagiographes mettent tout en œuvre pour que So surclasse son maître sKam, et So reçoit de Dampa une transmission nettement plus vajrayānique (So lugs), que son premier maître rMa n’avait pas reçue encore. So passe par-dessus son maître, pour obtenir de Dampa des instructions sans doute plus tardives que le XIIème siècle. Nous avons vu la même chose dans le cas de Réchungpa, qui passe par-dessus de Milarepa pour récupérer des instructions et des lignées. So aurait par ailleurs reçu une transmission de lénigmatique sKor Nirūpa (BA p.879). Il aurait aussi reçu "toutes" les instructions de la “transmission du sens” (don brgyud) ainsi que les textes des 54 siddha (sgrub thob pho mo lnga bcu rtsa bzhi’i dpe rnams DN p. 1028) hommes et femmes[4]. So aurait confié les textes des 54 siddha à sa mère, qui les aurait perdus par la suite. D’autres textes de siddhas furent cependant retrouvé, probablement écrits par So lui-même (So chung rang gis byas pa)… (BA, p. 878-879, DN 1028). L’auteur des Annales bleus, Gö lotsawa ne semblait ne pas être dupe, mais c’était pour la bonne cause.

Le début du passage sur rMa dans les Annales bleus (BA p. 872) est intéressant. On y apprend que Dampa avait résidé pendant trois ans dans le monastère de sNyed gro[5] dans la région gNyal (où l’inventeur de l’alphabet tibétain Thonmi Sambhota fut né). Ce serait après avoir quitté le monastère, qu’il aurait rencontré rMa (Chos kyi Shes rab, né en 1055), qui avait grandi dans une famille “nyingma”[6]. rMa était moine (rab tu byung nas), étudia le “spyod phyogs[7] , la Voie du milieu madhyamaka, lécole haute (stod lugs) de la mahāmudrā[8], et il aurait (selon Gö lotsawa) également étudié la mahāmudrā tantrique (grub snying), même si de cela on ne trouve pas de traces dans les instructions du système de rMa (rma lugs), telles qu’elles nous sommes parvenues…

A l’âge de 19 ans (1073), rMa rencontre Dampa. Tout comme sKam, rMa était malade (sans précision de la maladie : sku khams ma bde ba). Du haut de sa maison, il vit passer un ācārya noir ne portant un simple habit sur l’épaule. rMa l’invite et demande des instructions. Dampa, car c’était lui, demande quelle doctrine rMa connaissait. "Je connais le 'tantra Père" (pha rgyud) et la mahāmudrā". Dampa lui répond que rMa connassait peut-être “la mahāmudrā des mots” (tshig gi phya rgya chen po), mais que Dampa lui enseignerait “la mahāmudrā du sens” (don gyi phya rgya chen po).
Je vais t’enseigner 'la mahāmudrā du sens' ” dit Dampa, qui lui fait une “Introduction à ‘la racine’” (rtsa ba’i ngo sprod mdzad), en s’appuyant sur des vers canoniques, que Gö lotsawa cite :

Ne pas fermer les yeux, arrêter les actes de conscience (skt. citta-nirodha)
Bloquer l’énergie vitale (skt. pavana), est réalisé par/grâce au glorieux Maître
” (DKG n°66)[9]
Il s’agit en fait d’une citation du Dohākoṣagīti (Do ha mdzod kyi glu, Toh. 2224) attribué à Saraha. rMa fait une expérience décisive (nyams rtogs khyad par can), et Dampa reste encore 18 jours avec lui. Ensuite (BA p. 873), l’histoire de So vient s’incruster dans l’hagiographie de rMa, en l’éclipsant pour des raisons sectaires internes de la “transmission intermédiaire” et de la tradition Zhi byed dans son ensemble. Dans le passage (BA p. 873) sur So, où rMa est utilisé pour mettre en valeur son disciple So, les hagiographes mettent aussi en scène une rencontre entre rMa et Asu le newar (bal po A su) à un lieu appelé rLung Shod où Asu séjourne[10], sans préciser de raison spécifique. C’était lors d’un séjour à Byen yul (au ‘Phan yul), quand rMa passa du temps “auprès de Dampa, afin de dissiper des doutes au sujet des instructions (gdams pa’i ‘phro bcad pa)” (DN p. 1022). A la même occasion il aurait reçu les “Instructions des 64 arrangements de cailloux [divinitoires]” (bkod pa drug cu rtsa bzhi pa’i rde’u khrid)[11]. rMa serait ensuite rentré dans son propre pays, aurait congédié ses servants, distribué ses richesses, et serait devenu un sādhaka (sgrub pa po).

Notons que Dampa Sangyé, qui avait résidé trois ans au monastère sNang Gro dans le gNyal pour y aider les moines, enseigna “la mahāmudrā du sens” à rMa, et lui fait une Introduction ‘à la racine’ (voir le Guide des instructions de rMa pour le sens précis de ce terme) en s’appuyant sur le plus ancien (et probablement le seul authentique) Dohākoṣa de Saraha (Toh. 2224 surnommé le “Dohā du peuple”). Le même qu’Atiśa avait enseigné lors de son arrivée au Tibet (en 1042), et qu’on lui avait interdit d’enseigner en public[12]. C’est cette transmission que l’on appelle la “transmission initiale” (snga ba), et que rMa avait déjà étudiée (BA p.872 DN p. 1021 avant de rencontrer Dampa en 1073. C’est sur le dohākoṣa (Toh. 2224) de cette tradition-là que s’appuie Dampa pour Introduire rMa à 'la racine' (mūla). Les distiques (dohā) cités par Dampa font référence au “contrôle énergétique” (rtsal sbyong), qui est essentiel dans le système de rMa (rma lugs).

Pour résumer la vie de Dampa selon l’hagiographie de rMa, Dampa aurait résidé au monastère sNang Gro en ca. 1070, et toutes traditions confondues il serait mort à Dingri en 1117. Selon la tradition tibétaine, après sa rencontre avec rMa, sKam et So, Dampa serait allé en Chine pour une période de 12 ans, et cest à son retour au Tibet quil se serait installé à Dingri (en 1097, BA, p. 912), pour enseigner “les transmissions ultérieures”, etc. A mon avis, le système de So est une transmission plus tardive, qui a réussi par l’activité hagiographique à trouver une place dans la “transmission intermédiaire”.

En 1073, Dampa aurait donc enseigné le futur “système de rMa”. A en juger par les instructions détaillées qui nous sommes parvenus grâce à Lochen Dharmaśrī, il s’agit d’une “mahāmudrā du sens”, qui passe par une Introduction (ngo sprod), et qui utilise l’Affinement (bcun) et le Contrôle énergétique (rtsal sbyong). Il n’y a aucune mention de consécration (abhiṣeka), de pratique d’une divinité (devayoga, yidam), ni de cakras (le système énergétique est rudimentaire). L’Introduction n’a pas lieu dans le cadre d’un tantra, et il n’y donc pas de relation maître-disciple (dans le sens guruvāda), avec des engagements (samaya), où la dévotion devient la pièce maîtresse de la voie[13]. rMa passe 18 jours avec Dampa, et celui-ci repart (en Chine selon la tradition). De façon similaire, Dampa aurait aussi passé 14 jours avec sKam (lignée sapientielle). Avec rMa et sKam, il y a une rencontre, une transmission, et les deux parties se séparent. C’est à cause de l’incrustation hagiographique de So (d’abord disciple de rMa) que ce schéma change. Les sources hagiographiques du disciple So viennent changer la donne, et le maître rMa joue un rôle secondaire, puisque So et son système le dépassent pour se rattacher directement à Dampa.

En 1073, Dampa est encore un simple ācārya, il n’est pas encore le grand “mahāsiddha” “indien” des tibétains. C’est So (et les transmissions ultérieures, y compris la lignéecachemirienne), ou plutôt les hagiographes qui en sont les scénaristes, qui semblent être à l’origine de la vie nettement plus légendaire de Dampa, et qui ont rendu inaudible le message singulier initial de cette tradition, qui est devenu une tradition vajrayānique ordinaire, qui n’a plus rien à envier aux autres sept chariots (shing rta).

J’avais fait une première traduction française (en 2014) de la partie concernant la Guide des instructions de la transmission aurale de la mahāmudrā de rMa (rma’i phya rgya chen po snyan brgyud kyi gdams ngag ces pa’i khrid). J’ai repris cette traduction maintenant, et je publierai sans doute des passages sur mon blog.

Le "pneumatique" dans le titre fait référence à l'utilisation du contrôle énergétique. Mais dans le système de rMa on n'a pas l'impression d'un "pneumatisme" très développé, c'est-à-dire qu'il n'y a pas (encore) tout un discours métaphysique qui le soutient, et qui l'ancre pleinement dans le vajrayāna. Il n'y a par exemple pas encore de mention de nectar d'immortalité (amṛta, bdud rtsi). C'est un simple moyen, pour contribuer à faire cesser l'activité mentale, ou pour la réduire, afin de permettre d'accéder à 'la racine' [du recueillement] et de préserver cet accès au quotidien.   

***

[1] Collected Works of Lochen Dharmashrī (“Reproduced from various manuscripts and blockprints available in India and Nepal, 1975–1977”). Dehra Dun: D.G. Khochen Tulku, 1999. BDRC W9140

[2] Zhikpo Rinchen Sherab (zhig po rin chen shes rab 1171 - 1245) et Tsondru Sengge (brtson 'grus seng+ge 1186 - 1247), au surnom de Mawai Sengge (smra ba'i seng ge)

[3] P.e. Blue Annals pp. 876 etc.

[4][So] was supposed to leave with Magom, but instead stayed with Dampa, receiving the complete instructions of the meaning lineage and of the fifty-four male and female adepts. Drakpa Jungne, Treasury of Names, pp. 1789–90. Sarah Harding, Zhije.

[5] Roerich, mais dans DN p. 1020 gnyal gyi sNang gror dge ‘dun gyi gyog lo gsum mdzad nas chos sgo la byon te.

[6] Une famille qui fit le culte de Padma dbang chen, un aspect nyingmapa de Hayagrīva (Roerich/Guendun Chöphel, p. 872).

[7] Je ne vois pas à quoi correspond ce terme, à part peut-être, la pratique de la classe des caryātantra.

[8]Après la tentative échouée d’Atiśa, il y eut selon Geu deux systèmes (tib. lugs) et quatre phases de traductions (tib. ‘gyur), pour transmettre une mahāmudrā clairement tantrique. Une école haute (tib. stod lugs avec Karopa et skor Nirūpa) et une écolé basse ou newar (tib. smad lugs, à partir d’Asu le newar).” Blog Récapitulatif des billets sur la mahāmudrā

[9] Le texte tel qu'il est cité dans le Deb ther sngon po
mig ni mi ‘dzums sems ni ‘gags pa dang*// rlung ‘gags pa ni dpal ldan bla mas rtogs//

Le texte de DKG n°66 : 
mig ni mi 'dzums sems 'gog dang//
rlung 'gag pa ni dpal ldan bla mas rtogs//
(gang tshe rlung rgyu de ni mi g.yo ste//)

Le dernier vers traduit en français : 66.3 Même lorsque l’énergie se meut, [le Maître] reste immuable

[10] Asu le Newar, est celui qui a vraisemblablement composé les deux autres dohākoṣa attribués à Saraha. L’objectif hagiographique de cette rencontre est de mettre rMa en contact avec la source "trilogiste".

[11] Blue Annals, p. 873, Deb ther sngon po p. 1022
Un lien quelconque avec le Yi jing ? 64 hexagrammes ?
Trop de projets pour cette vie-ci est cause d’Errance (saṃsāra)
Jetez vos cailloux de divination chinoise, gens de Dingri !


Lots of plans for this life are the cause of samsara;
toss out the Chinese divination pebbles, people of Dingri
.” (trad. Sarah Harding)

tshe 'di'i bsam mno mang po 'khor ba'i rgyu//
rgya rtsis rde'u bor cig ding ri ba

Lotus Clusters: A Final Teaching from the Heart (thugs kyi zhal chems pad mo brtsegs pa), DNZ, vol. 13

[12]Le premier à tenter d’enseigner le Receuil des distiques de Saraha au Tibet fut le maître indien Atiśa (980-1054). Maitrīpa et Atiśa avaient été tous les deux des élèves de Ratnākaraśānti. Quand, à son arrivée au Tibet en 1042, Atiśa résida à Samyé il était parti quelques jours à mTshims phu pour y enseigner les [sept] Siddhanta (tib. grub sde) et le Cycle des six textes sur le Cœur (tib. snying po skor drug), abrégés en "grub snying". Son disciple laïc Dromteunpa (1008-1064) se serait opposé à l'enseignement de ces cycles parce qu'ils pourraient "causer un comportement grossier parmi les tibétains". Atiśa n’a donc pas pu enseigner officiellement ces instructions, mais elles ont néanmoins été transmises au sein de l’école kadampa et jusqu’à Gampopa, par le biais de Géshé Phu chung ba, Géshé gLang ri thang pa (rdo rje seng+ge, 1054-1123) et Géshé lcags ri ba (lcags ri gong kha pa)[2]. Gampopa a lui-même écrit qu’l avait fait converger la mahāmudrā de Milarepa et les instructions de l’école kadampa.” Blog Récapitulatif des billets sur la mahāmudrā

[13] Cela n’empêche pas que plus tard, pas plus tard qu’au XVII-XVIIIème siècle quand Lochen Dharmaśrī, compose les consécrations (abhiṣeka) ou autorisations (rjes gnang), pour encadrer vajrayāniquement la pratique des trois transmissions intermédiaires, la consécration qui concerne la pratique de rMa fait intervenir Mañjuśrī Vādisiṃha (tib. 'jam dbyangs smra ba'i seng+ge).
Voir 9. EMPOWERMENT OF MAHĀMUDRĀ IN THE MA SYSTEM, Zhije, Essential Teachings of the Eight Practice Lineages of Tibet, Sarah Harding

jeudi 19 mai 2022

Le bodhisattvayāna


Ce que j’apprécie dans A Few Good Men de Jan Nattier c’est l’effort de l'auteure pour exposer en détail la méthodologie utilisée, à force de détails et d’exemples. Ce livre contient une traduction et une analyse du Sūtra demandé par Ugra (Ugraparipṛcchā tib. ‘phags pa drag shul can gyis zhus pa chen po’i mdo), un gṛhapati laïc éminent. Ce sūtra a été inclus plus tard dans le Ratnakūṭa (tib. dkon mchog brtsegs pa’i mdo), qui est une collection de sūtra, dont un certain nombre existaient déjà de façon autonome avant leur inclusion.

Je ne relèverai ici que quelques éléments qui m’ont particulièrement intéressés dans son livre. Elle invente le terme "sutrafication[1]” pour décrire un processus dans lequel des discussions avec des enseignants bouddhistes, se transforment graduellement en des paroles du Bouddha. Cela ne vaut évidemment pas pour tous les sūtra du mahāyāna, mais cela indique que c’est possible. On sait déjà que les sūtra (tout comme les tantra) peuvent être des patchworks de “Paroles de Bouddha”, éventuellement sutrifiés ou “tantrifiés”.
‘Tout ce que le Bouddha a dit, est bien dit’ disaient les Hinayanistes. Les Mahayanistes retournèrent ainsi l’axiome ‘Tout ce qui est bien dit, le Bouddha l’a dit’ implicitement, virtuellement”, écrit Léon Wieger[2].
Un autre élément est justement le statut de “laïc éminent” (skt. gṛhapati tib. khyim pa). Il ne s’agit pas de n’importe quel homme chef de foyer, mais d’un “maître de maison” (dominus). Selon Jan Nattier pas n’importe quel “maître de maison”, mais un “dominus” avec des “moyens financiers considérables”. Edgerton (dictionnaire de Sanskrit hybride) propose même “capitaliste”[3], un marchand, un chef de guilde, un banquier (śreṣṭhin). Le “maître de maison” fait partie des “sept joyaux” du cakravartin, auprès de qui il fait fonction de trésorier ou de “conseiller financier”. Il y avait également des upāsakas (laïcs hommes et femmes) rattachés aux vihāra et monastères et travaillant pour ceux-ci, qui n’étaient pas des “maîtres de maison”.

Et puis il y a une méthodologie un peu “débrouillarde” pour tenter d'extraire des données historiques d’une source normative (p.63), sur la base de plusieurs principes. Au départ, il faut être conscient du fait que des textes normatifs et prescriptifs ne sont pas des preuves que les normes et les prescriptions étaient en effet suivies. Il convient donc dans des sources prescriptives de distinguer entre des éléments prescriptifs et descriptifs, ce qui n’est pas simple. Quelques principes d'extraction de données historiques.

1. Le principe d’embarras

Quand l’auteur mentionne au cours d’une discussion un fait embarrassant pour le groupe ou la position qu’il défend, qui dévalorise ou peut dévaloriser l’image du groupe. Nattier donne quelques exemples, auquel on pourrait ajouter les nombreux anecdotes autour de la formation du Vinaya, tel que décrit par Léon Wieger[4], les schismes dans le bouddhisme ancien. Nattier mentionne les Auditeurs qui partent en claquant la porte pendant l’enseignement du Sūtra du Lotus, et un groupe de moines (Vinaya), demandant au Bouddha de se mêler de ses affaires[5]. Il s’agit ici cependant plutôt de faits mentionnés de façon non-intentionnelle.

2. le principe d’insignifiance

Quand l’auteur mentionne dans un texte normatif des faits qui ne sont pas pertinents pour son propre agenda. Ainsi, le Sūtra demandé par Ugra mentionne au cours d’une discussion comment un bodhisattva doit utiliser ses possessions, et qu’il devrait en distribuer à ses esclaves mâles et femelles (daśa et daśī). L’existence de l’esclavage en lui-même ne posait pas de problème, la prescription étant de bien les traiter.

3. Le principe du contre-argument

En donnant à répétition des injonctions comme “il ne faut pas croire X”, ou “il ne faut pas faire Y”, il a dû exister de bonnes raisons pourquoi ces injonctions furent nécessaires. Dans le mahāyāna, on retrouve régulièrement l’injonction de ne pas mépriser les Auditeurs (śrāvaka), très probablement pour contrer la tendance de leur manquer de respect.

4. Le principe de la preuve corroborante

L’existence d’autres sources (non-bouddhistes, étrangères, etc.), confirmant ou infirmant des faits mentionnés dans des textes.

L’interprétation d’absences de certains faits (ex silentio), peut également fournir des indications. Nattier donne notamment l’exemple de l’absence de toute mention d’un culte de stūpa, ou d’un “véhicule unique” (ekayāna) dans le Sūtra demandé par Ugra. Dans le chapitre 7, Nattier dresse la liste des absences, qui permettraient de qualifier le sūtra plutôt de “bodhisattvayāna” que de “mahāyāna”.

1. Le terme dénigrant “hīnayāna” n’apparaît pas dans le texte.

2. Absence de la notion “universaliste” du mahāyāna. Le fruit de l’état d’arhat est considéré comme un fruit valable de libération, bien qu'il ne satisfasse pas le bodhisattva. L’état de bouddha comme objectif pour tous par le biais d’un véhicule unique fait défaut, par rapport au Sūtra du Lotus.

3. Le Bouddha est un “bouddha rédempteur du monde” aux 32 marques de grandeur (mahāsattva) . Il n’y a aucune trace d’un Bouddha au triple Corps (trikāya), ni au double Corps (dharmakāya et rūpakāya). Le Bouddha n’a pas de “corps de gloire” supramondain (lokottara), son corps se conforme aux besoins du monde.

4. Pas de mention du culte de stūpa, et ce terme apparaît une seule fois quand le Bouddha dit à Ānanda qu’il est mieux de recevoir et réciter ce sūtra que de faire le culte de stūpa.

5. Absence relative du culte du texte. C’est-à-dire, cette notion manque dans les versions anciennes du sūtra et est présente dans les versions ultérieures.

6. Pas de dévotion aux Bouddhas “célestes”. Les Bouddhas “célestes” étant des Bouddhas avec leur propre Terre (buddha-kṣetra), tels Amitābha, Akṣobhya, etc.

7. Pas de dévotion aux “grands” bodhisattvas “célestes”, tels que Avalokiteśvara, Kṣitigarbha , Tārā, etc. Contrairement aux Bouddhas célestes, les bodhisattvas célestes sont mobiles, même si Mañjuśrī (Wu tai shan en Chine) et le Potala(ka) d’Avalokiteśvara ont des lieux qui leur sont consacrés.

Le Sūtra demandé par Ugra (Ugraparipṛcchā) est un texte de mahāyāna à cause de ses instructions destinées aux bodhisattvas, mais de nombreux éléments caractéristiques de la voie du mahāyāna font défaut. Ce n’est pas non plus un texte fondateur du mahāyāna, car il prend pour acquis la voie du bodhisattva, et n’en fait pas l’apologie.

***

[1] Nattier p.11, n.3

[2] Bouddhisme chinois tome I Vinaya monachisme et discipline hinayana, véhicule inférieur

[3] Nattier p. 23

[4] Bouddhisme chinois. tome I: Vinaya, Monachisme et Discipline. Hinayana, Véhicule inférieur. (1910)

[5] Note de Nattier : Vinaya I.341-342, trad. Horner 1951, vol. 4, pp. 488-489

dimanche 15 mai 2022

Chevaucher le tigre dionysiaque

Jeune Dionysos” une coupe à la main” chevauchant un tigre à tête de lion. Notez la couronne de fleursAncienne mosaïque romaine de la Maison du Faune, Pompéi, Musée archéologique de Naples.
[Dionysos] se tourna alors vers l'est et se dirigea vers l'Inde. Arrivé à l'Euphrate, il fut contré par le roi de Damas, qu'il écorcha vif, mais il construisit un pont sur le fleuve avec du lierre et de la vigne, après quoi un tigre, envoyé par son père Zeus, l'aida à traverser le Tigre. Il atteignit l'Inde, après avoir rencontré beaucoup d'opposition en chemin, et conquit tout le pays, auquel il enseigna l'art de la viticulture, lui donnant aussi des lois et fondant de grandes villes.”[1]
Ariadne et Dionysos, v. 520 av. J.-C. Provenance : Vulci
Staatliche Antikensammlungen Munich

Ariadne tenant la corne d'abondance, Dionysos une coupe à la main,
fresque Ier s. (Getty Villa)

Dionysos (portant couronne et corne d'abondance) et Ariadne,
IVème av. JC,  British Museum

Dionysos est probablement le dieu le plus célèbre représenté en chevauchant un tigre (lion, ou léopard), est-il la source de ce “théomème” (mème d’un dieu, excusez le néologisme) ? 

Dionysos marchant à côté d'un panthère/léopard, British Museum

Dionysos à Nagarjunakonda, l'habit cache le sexe,
la main tient une corne d'abondance ? Palace site

Dionysos est allé à l’est, ou peut-être y était-il déjà et ce sont les Grecs et les Romains, qui l’ont amené vers l’Ouest ? 

Libra et Libera, culte répandu en Mésie supérieure
au nord de la Macédoine. Leur fête était les Libéralia.

Est-ce un dieu indo-européen ? Fait est que ce dieu chevauchant un tigre a fait des émules. Il n’était peut-être pas le premier, mais il n’était certainement pas le dernier.

Dionysos, IIème. s., Musée du Louvre

Alain Daniélou (Śiva et Dionysos) pensait qu’il s’agissait du même dieu, ou de cultes du même terreau Śiva-Dionysos. Dionysos est souvent représenté comme un androgyne ou avec un femme à côté de lui. Il y a le couple Dionysos-Ariadne (ou Liber-Libera chez les Romains), parfois avec leur fils. 

Un herma de Dionysos, Museo archeologico nazionale (Cosa)

Pompeij, un phallus contre le mauvais oeil

Il y a le culte du phallus (“herma”) de Dionysos. Mais c’est plutôt les théomèmes du tigre que nous allons suivre.


Dionysos et Ariadne dans un chariot tiré par des lions. Dalle funéraire de 110-130. Trouvée près de la Via Appia, Rome. Altes Museum Berlin

Dionysos, portant une peau de tigre, un thyrse dans la main, marchant à côté d'un panthère/léopard,
précédé d'un satyre et une ménade AD 100, British Museum

Pour quelqu'un qui connaît un peu l'univers des mahāsiddha, Dionysos, le tigre dionysiaque, les ménades et les satyres ne sont pas si étrangers que cela. 

Fenngan

Il y a même des arhats, des thaumaturges et des maîtres Tiantai en Chine, comme Fenggan, qui chevauchent des tigres ou des tigresses. Avec la confusion féline régnante, il n'est pas impossible que le Mañjuśrī ci-dessous soit en fait Mañjuśrī Vādisiṃha (tib. 'jam dbyangs smra ba'i seng+ge), et qu'il est là pour transmettre les lignées aurales ésotériques de la transmission intermédiaire de la Pacification à Dampa. Dans ce cas, le tigre devrait être un lion... 

Mañjuśrī en mode Sthavira (Fenggan) rencontre Dampa Sangyé (photo : Chou)

Ḍombī-Heruka, coupe (kapāla) dans la main gauche,
tenant un serpent dans la main droite,
enlaçant sa saltimbanque (ḍomba)

Le mahāsiddha Ḍombī-Heruka, réunit plusieurs aspects dionysiaques à la fois. La peau de tigre est souvent représenté comme l'habit ou comme le tapis d'un yogi comme si celui-ci chevauchait un tigre/une tigresse. 

Dordjé Drollö (rdo rje gro lod), aspect de Gourou Rinpoché, tenant vajra et pourba


Plus surprenant, Jé Tsongkhapa en mahāsiddha "tibéto-chinois" (détail de thangka XVIIIème s.) chevauchant un tigre dionysiaque, l'épée de Mañjuśrī et une coupe (kapāla) à la main.

Si vous voyez d'autres théomèmes, laissez un message, merci !

MàJ 280522. Deux photos mettant en scène le lama nyingmapa Chatral Rinpoché, la deuxième étant un photo-montage.   



***

[1] “c. [Dionysos] then turned east and made for India. Coming to the Euphrates, he was opposed by the King of Damascus, whom he flayed alive, but built a bridge across the river with ivy and vine; after which a tiger, sent by his father Zeus, helped him across the river Tigris. He reached India, having met with much opposition by the way, and conquered the whole country, which he taught the art of viniculture, also giving it laws and founding great cities.”
Robert Graves, The Greek Myths, vol. 1, p.104
Note 4: Euripides: Bacchae 13; Theophilus, quoted by Plutarch: On Rivers 24; Pausanias: x. 29. 2; Diodorus Siculus: ii. 38; Strabo: xi. 5. 5; Philostratus: Life of Apollonius of Tyana ii. 8-9; Arrian: Indica 


samedi 14 mai 2022

Supercompilations et ritualisation de la pratique

Saturne dévorant son fils (détail), Goya

Le patrimoine de la lignée de la Pacification (zhi byed), tel qu’il a survécu à notre époque, est surtout l’oeuvre de quelques personnages clés, réels, légendaires[1] et fictifs. Il est très probable que la majeure partie du patrimoine y a été incorporée après la mort de son “catalyseur” au début du XIIème siècle.

Hormis Dampa Sangyé, ces personnages clés seraient Āryadeva le brahmane (pour la source Indienne/Cachemirienne), Drapa Ngeunshé (XI-XIIème, superdétenteur tibétain), Rog Sherab Eu (XII-XIIIème, superdétenteur tibétain), Minling Lochen Dharmashri (1654 - 1717, supercompilateur, oeuvre complète en ligne), et Jamgön Kongtrul (1813-1899, supercompilateur).

Le préfixe “super” indique que ces personnages n’étaient pas simplement des détenteurs et/ou des compilateurs, mais qu’ils ont surtout adapté les matériaux de la Pacification aux besoins de leur époque, en les transformant, uniformisant, complétant, augmentant et même en créant ou découvrant parfois de nouveaux matériaux.

Il est possible qu’un ou plusieurs “Dampa Sangyé” aient réellement existé, mais le personnage mort au début du XIIème siècle à Dingri au Tibet est devenu un personnage légendaire. Son passé indien bien trop riche, tel que raconté par les hagiographes tibétains, n’est simplement pas crédible dans un sens historique, à commencer par sa longévité, son identité de Kamalaśīla (c. 740-795), ses très nombreuses rencontres, notamment avec “les 54 mahāsiddha”, qui, s’ils ont réellement existé, sont des personnages encore plus légendaires (et/ou fictifs) que Dampa.

Les hagiographes n’expliquent pas pourquoi un maître-siddha de la trempe de Dampa Sangyé, avec sa longévité, ses rencontres et les nombreux maîtres qu’il aurait eus, aurait encore eu besoin de se rendre en Chine (Wu t’ai Shan), pour parfaire sa formation, et y rencontrer Mañjuśrī Vādisiṃha (tib. 'jam dbyangs smra ba'i seng+ge), qui lui aurait transmis les matériaux des deux lignées intermédiaires “aurales” ésotériques (snyan brgyud). Ce n’était certainement pas pour la lignée intermédiaire sapientiel de sKam, que Dampa avait besoin de faire ce voyage. Le besoin de ce voyage répond principalement aux besoins de l’époque post-XIIème siècle, où la nature ésotérique des matériaux et leur origine indienne étaient devenues capitales.

Il fallait un premier “superdétenteur” en la personne de Drapa Ngeunshé (1012-1090) pour recevoir les matériaux de la “lignée cachemirienne” (1), et pas que... Il fallait un deuxième “superdétenteur” en la personne de Rog Serab Eu (1166-1244, BA939-948 et son frère Zhigpo), pour recevoir les “lignées cachemiriennes” d’Āryadeva le brahmane, Drapa Ngeunshé[2] et Jñānaguhya (1), les trois lignées intermédiaires tibétaines (2), et le patrimoine tibétain de Dingri (toutes lignées confondues) par le personnage de rGyal ba Ten ne (3). Il reçoit aussi les trois branches mineures (brgyud phran) classées dans la lignée intermédiaire, ainsi que les lignées hétéroclites (brgyud pa thorbu ba BA911) également classées dans la lignée intermédiaire.

Quand quelqu’un demande à Ten ne ‘qui possède toute la Doctrine de Zhi-byed ?’, il répond de façon très énigmatique ‘Qui d’autre que l’ācārya (Rog) Sherab ? Il cherchait la Doctrine comme une vache perdue. Il a joint ensemble les extrémités des dix poutres, et en passant en dessous, il m’a honoré” (BA947 DN1101[3]).

Gö Lotsawa (1392-1481) confirme le rôle essentiel de Rog Sherab Eu dans les Annales Bleus, et lui consacre une hagiographie élaborée (BA939). Minling Lochen Dharmashri (1654-1717) écrit une Somme de l’école de la Pacification[4], que Jamgon Kongtrul reprendra dans son Trésor des Instructions ésotériques[5] et qu’il utilisera pour faire son résumé de l’école Zhi byed dans son Trésor de la connaissance[6]. Lochen Dharmashri avait lui-même reçu la transmission de Dingri Künpangpa Lodrö Tenpa (Ding ri kun spangs pa blo gros brtan pa)[7].

Nous arrivons alors au supercompilateur Jamgön Kongtrul ('Jam mgon kong sprul Blo gros mtha' yas 1813-1899), qui dans le cadre du mouvement non-sectaire a voulu rassembler, et réparer le cas échéant, les matériaux des huit chariots (shing rta brgyad) du bouddhisme indo-tibétain, parmi lesquels figure la lignée de la Pacification. Le rassemblement de tout ce patrimoine tibétain permet la transmission en bloc de celui-ci, ce qui empêchera des petites lignées en danger de s’éteindre. Il ne s’est cependant pas limité à rassembler ces lignées, mais aussi de les compléter, réparer, etc.

On y voit également une tendance à transformer les doctrines en “pratiques”, et principalement dans un cadre vajrayāna. Kongtrul faisait ce que d'autres avaient déjà fait avant lui, dans le contexte de l'école de la Pacification, il s'était appuyé sur le travail de compilation de Minling Lochen Dharmashrī (1654 - 1718). Celui-ci avait transformé la pratique de la Pacification du système sapientiel de sKam (perdu[8]), quelle qu'eût été sa forme originelle, en une pratique de vajrayāna, avec une consécration et des instructions directrices (khrid), et donc dans le cadre d’une relation de maître (guru) à disciple[9]. Pour le système de sKam, Lochen Dharmashrī n’avait pas ajouté une consécration (tib. dbang), mais un rituel d’autorisation (tib. rjes gnang)[10]. Lochen Dharmashrī l’admet lui-même, comme il s’agit d’une instruction sapientielle, il ne faut pas passer par une consécration. Pour être tout à fait fairplay avec Lochen Dharmashrī, il est possible qu’il se soit dit “la lignée de sKam s’est épuisée, nous n’en connaissons plus le contenu, mais nous pouvons toujours l’incorporer de façon rituelle, dans l’ensemble de la transmission Zhi byed”.

Il y a cependant bien des raisons pour lesquelles une lignée sapientielle comme celle de sKam, et donc de Dampa, n’ait pas pu survivre dans le système de la Pacification, qui a préféré donner toute la priorité à la Gnose (ésotérisme) et à la ritualisation de la pratique, comme on le voit dans le traitement par Kongtrul des trois lignées intermédiaires tibétaines (So, rMa et sKam) de la Pacification.

Cela participe d’une tendance de ritualisation qui n’est pas uniquement tibétaine, et qui existait déjà en Chine (et ailleurs) avant la période impériale du Tibet. Cette tendance est peut-être apparue avec une "laïcisation" progressive du bouddhisme, une plus grande ouverture (et adaptation) de la pratique bouddhiste au laïcs au début de notre ère avec l’apparition du mahāyāna.

Jan Nattier (dans A Few Good Man, p.45) argumente qu’il y a une étape “bodhisattvayāna” entre le śrāvakayāna et le mahāyāna, qui était nettement plus élitiste que le mahāyāna. Le mahāyāna propose pas mal de “raccourcis” (“shortcuts”), ou de “moyens faciles” pour parler avec Mme Guyon, afin de permettre aux laïcs de tous castes de pratiquer un bouddhisme plus près de leurs moyens et possibilités. Au lieu de pratiquer un sūtra (comme p.e. l’Aṣṭasāhasrikā Prajñāpāramitā Sūtra traduit en chinois en l’an 50), on pouvait simplement le vénérer. Au lieu de parcourir le long chemin pour devenir un Bouddha, on pouvait visualiser Amitābha ou d’autres Bouddhas célestes (conformément au Pratyutpanna-buddha-saṃmukha-avasthita-sāmadhi sūtra traduit en chinois en 179), pour accélérer l’obtention de l’état de Bouddha. Le Sūtra du Lotus met l’éveil à la portée de tous et abonde en raccourcis (upāya). Les millénarismesbouddhistes boostent encore davantage cette tendance, et créent un sens durgence.
Avec ces textes précoces du mahayana, on semble entendre résonner une nouvelle voix au timbre marqué par l'urgence et la crise. C'est la voix du livre lui-même. Il devient insistant: ‘Tiens-moi, récite-moi, copie-moi, prêche-moi ou diffuse moi, car sinon...!’ Ces textes excellent dans la pratique. Ils disent au lecteur exactement ce qu'il doit faire. Les exégètes monastiques continuent et continueront toujours à spéculer autour de la fin de la Loi, selon les diverses traditions savantes. Ce sont cependant les textes de ce genre qui ont déterminé les contours du bouddhisme en Asie orientale, et c'est dans cette ambiance mouvementée que nous devons réinsérer les premières phases du tantrisme en Chine, en les comprenant à travers ce contexte eschatologique.” Mantras et mandarins, le bouddhisme tantrique en Chine, Michel Strickmann, NRF, p.
Les dhāraṇī, que l’on traduit souvent par “formules” ou “incantations”, sont des concentrés doctrinaux, dotés des mêmes pouvoirs que la pratique orthodoxe de la doctrine. Quand le bouddhisme s’ésotérise davantage, il n’y a guère plus de distinction entre dhāraṇī et mantra (et vidya).

Quand Lochen Dharmashrī et Kongtrul oeuvrent à leurs compilations amendées[11], cela ne choque personne que la pratique sapientielle du système de sKam devient une pratique ésotérique de “raccourci”, au même titre que les systèmes de So et de rMa, qui étaient dès le départ des pratiques ésotériques. Le bouddhisme ésotérique tibétain mange et digère ainsi ses propres enfants sapientiels.

La Prajñāpāramitā*, Mère de tous les Bouddha (HA40381)

La “lignée de pratique” (sgrub brgyud) finit par se réduire au fond à des ritualisations raccourcies de la pratique, du vrai travail. “Pratiquer” est devenu “faire” ces pratiques rituelles.
"Chögyam Trungpa Rinpoché, dans ses conférences inaugurales de 1974 à l'Institut Naropa (publiées en 1981 sous le titre Journey Without Goal : The Tantric Wisdom of the Buddha), s'en prenait à ce qu'il appelait le "matérialisme spirituel", et plus particulièrement à la tendance à "collectionner" les pouvoirs, qui, disait-il, était une "corruption récente dans la présentation du [le] Vajrayana" perpétrée par les Tibétains. Selon Trungpa, c'est à cette corruption que Jamgon Kongtrul a répondu en initiant "une réforme du bouddhisme au Tibet, qu'il a appelée l'école Rimé". Trungpa décrit les institutions qui avaient été fondées à l'origine pour promouvoir les enseignements bouddhistes comme étant devenues des maisons ornées de rituels et de récitations, un peu plus que des coquilles creuses. Selon Trungpa, Jamgon Kongtrul a initié une réforme qui mettait en avant la "pratique" par opposition à la tradition et aux institutions. Trungpa voit Kongtrul s'adresser aux chefs des traditions religieuses du Tibet en disant : "Unissons-nous, travaillons ensemble au sein de cette tradition contemplative. Faisons l'expérience de cette tradition par nous-mêmes, au lieu d'inviter des centaines d'artistes à construire de glorieux sanctuaires. Faisons l'expérience de ce que l'on ressent en s'asseyant sur nos coussins de méditation et en ne faisant rien." Pour Trungpa, l'élément clé de l'héritage de Jamgon Kongtrul était la renaissance d'une "lignée de pratique" qui serait accessible à tous, en dehors des monastères et des communautés religieuses établies. Elle pouvait ainsi être librement exportée du contexte tibétain. C'est à cette lignée de pratique, a dit Trungpa à ses étudiants du Colorado, "que nous appartenons[12].” (traduction française DeepL)
Mais cela c’était en 1974… Trungpa s’est par la suite lui-même enfoncé dans le "matérialisme spirituel" et bien pire… et “la pratique” s’est enfoncée dans des “étiquettes” et des pratiques de raccourcis et de simulacres.

Il ne s'agit pas de changer quoi que ce soit à cet état de choses, dans lequel on a parfois du mal à distinguer les arbres sapientiels dans une forêt de Gnose, mais plutôt de prendre conscience de la singularité de certains maîtres bouddhistes indiens et tibétains et de leurs lignées éteintes, éclipsées ou avalées tout cru et digérées, et de faire un peu plus d'efforts pour tenter de faire ressortir leur singularité.  

* "From within emptiness, both oneself and the one in front appear with a lotus arisen from paṃ and a moon from āḥ. On that is a yellow syllable dhīḥ from which light emanates. It makes offerings to the noble ones, accomplishes the welfare of sentient beings, and gathers back in. Then it completely transforms into the form of the Mother, Perfection of Wisdom, yellow in color, with one face and two arms." Extrait du rituel de la Mère Prajñāpāramitā associé au système de sKam. Zhije, Essential Teachings, Sarah Harding

***

[1] Des personnages avec une réalité historique, mais qui a été augmentée par des fictions. Les personnages fictifs sont entièrement fictifs.

[2] La lignée de Drapa (le Cycle des neuf lampes de Zhi byed) est classée dans les branches mineures de la lignée intermédiaire (brgyud phran). Cette lignée a trois branches : Drapa, lCe (Dal sgang pa) (BA906, Kālacakra, Somanātha) et lJang (BA910). Les trois lignées débouchent sur Rog Sherab Eu (BA910).

[3] de slob dpon shes rab las ‘os ci yod/ khong gis rta stor bzhin du phyi rtsad bcad/ ba stor bzhin du nang rtsad bcad/ gdung sna bcur bkug ste ‘og tu zhugs nas bsten pa yin gsung*/

rtsad bcad signifie à la fois : investigate, cutting the root, clarify butter (IW), et resolve; {brtags shing rtsad bcad} examine and explore. to investigate [cutting the root] / to clarify [when boiling butter]; search out, inquire into (RY)

Le tibétain du DN est différente de la traduction anglaise des Blue Annals, avec une difficulté particulière pour la traduction de rtsad bcad.

"Tel un cheval perdu, il a cherché de façon extérieure, telle une vache perdue, il a cherché de façon intérieure, il a rassemblé les dix diverses familles/lignées (gdung), et en se plaçant au-dessous, il m’a suivi."

[4] 27. DISTILLED ELIXIR A Unified Collection of the Guidebooks of the Early, Middle, and Later Pacification, Zhije, Essential Teachings, Sarah Harding. Pour une vidéo de Sarah Harding parlant de son travail de traduction, cest ici

Zhi byed snga phyi bar gsum gyi khrid yig rnams phyogs gcig tu bsdebs pa bdud rtsii nying khu, in DNZ, vol. 13 (pa), pp. 311–407. DV, vol. ca, pp. 665–797. LDS, vol. 18, pp. 204–80.

[5] Gdams ṅag mdzod: A Treasury of Instructions and Techniques for Spiritual Realization. 12 vols. Delhi: N. Lungtok and N. Gyaltsan, 1971.

[6]It is almost certainly the source for Jamgön Kongtrul’s summary of this practice lineage in The Treasury of Knowledge.” Sarah Haring, Zhijé.

[7] Mindrolling History Project. “From the master Dingri Künpangpa Lodrö Tenpa (ding ri kun spangs pa blo gros brtan pa) Dharmashri received the wang (dbang), lung (lung) and tri (khrid) of the Zhije Ngachi Barsum (zhi byed snga phyi bar gsum kha 'thor dang bcas pa), of the essential teachings and empowerment of Kalachakra, the Gyutrül Zhitro (sgyu 'phrul zhi khro) and Lama Sangdü (bla ma gsang 'dus)”.

[8]DNZ The third system was transmitted to Kamtön Yeshe Gyaltsen (d. 1119) and is called “the guide to the essential meaning of the perfection of wisdom.”
Unlike the previous two, this instruction is short and basic, and entirely exoteric. It consists of practices commonly considered preliminaries, with nothing really touching on the perfection of wisdom. Dharmashrī explains that the main guidance manuals of this tradition have been lost, with only the preliminaries remaining. He states very generally that he has composed it based on “the old writings
.” Zhije, Sarah Harding

[9] 'dir rma lugs/_de la'ang smin byed kyi dbang dang /_grol byed khrid kyi phyag len/

Mahāmudrā in the Ma System, Damngak Dzö Volume 13 (པ་) / Pages 59-67 / Folios 11a2 to 15a2.

[10] Subsequent Authorization Ritual for the Perfection of Wisdom in the Kam System (tib. skam lugs sher phyin ma'i rjes gnang)

[11] "These empowerments, along with Dharmashrī’s commentary, Distilled Elixir, and lineage supplication, Golden Garland, constitute nearly 80 percent of this Pacification volume in the Treasury, proving Kongtrul’s point." Translation's Introduction to the Zhije Empowerments, Sarah Harding

[12]Chögyam Trungpa Rinpoche, in his 1974 inaugural lectures at Naropa Institute (published in 1981 as Journey Without Goal: The Tantric Wisdom of the Buddha), assailed what he called “spiritual materialism,” specifically the tendency to “collect” empowerments, which, he said, was a “recent corruption in the presentation of [the] Vajrayana” perpetrated by Tibetans. According to Trungpa, that corruption was what Jamgon Kongtrul had responded to in initiating “a reformation of Buddhism in Tibet, which he called the Rime school.” Trungpa described the institutions that had been originally founded to promote the Buddhist teachings as having ossified into ornate houses of ritual and recitation, little more than hollow shells. According to Trungpa, Jamgon Kongtrul initiated a reform that foregrounded “practice” as opposed to tradition and institution. Trungpa has Kongtrul appealing to the leaders of Tibet’s religious traditions, saying, “Let us unite; let us work together within this contemplative tradition. Let us experience this tradition for ourselves, instead of inviting hundreds of artists to build glorious shrines. Let us experience how it feels to sit on our meditation cushions and do nothing.” For Trungpa, the key element of Jamgon Kongtrul’s legacy was the revival of a “practice lineage” that would be available to all, outside of the monasteries and established religious communities. It could thereby be freely exported from a Tibetan context. It was that practice lineage, Trungpa told his students in Colorado, “that we ourselves belong to.” Open View, Solid Ground, By Lion's Roar Staff|Dec. 20th, 2016

[12] 'dir rma lugs/_de la'ang smin byed kyi dbang dang /_grol byed khrid kyi phyag len/
Mahāmudrā in the Ma System, Damngak Dzö Volume 13 (པ་) / Pages 59-67 / Folios 11a2 to 15a2.

[13] Subsequent Authorization Ritual for the Perfection of Wisdom in the Kam System (tib. skam lugs sher phyin ma'i rjes gnang)

[14] pha rol tu phyin pa'i gdams pa yin pas dbang gi chos sgo 'byed pa la mi ltos mod/_'on kyang bla ma rnams kyi phyag bzhes su bka' babs dang po' lha lnga'i ya gyal yum sher phyin ma'i rjes gnang 'dir mdzad pa ltar spro na/ skam lugs sher phyin ma'i rjes gnang

Il semblerait que ce soit un rituel qui fait partie du Cycle des Trois lampes, que Dampa aurait transmis au paṇḍit cachemirien Jñānaguhya, qui les avait retransmis à Drapa Ngeunshé, et que Rog Sherab Eu avait reçu.

You may wish to do the subsequent authorization (rjes gnang) of the three deities in what is known as the blessings (byin rlabs) of the Three Lamps in the first transmission.”

8. SUBSEQUENT AUTHORIZATION RITUAL FOR THE THREE DEITIES, Zhije, Essential Teachings, Sarah Harding
bKa’ babs dang po sgron ma rnam gsum gyi byin rlabs su grags pa lha gsum gyi rjes gnang, in DNZ, vol. 13 (pa), pp. 53–59. Second source: LDS, vol. 18, pp. 20b–24b.