Kaal Bhairava et son chien |
Les bouddhistes ont fréquenté les charniers depuis leurs débuts, pour méditer sur la mort et sur l’impermanence, pour vivre dans un endroit relativement à l’écart de la société, pour faire de la récup (vêtements), faire des prières pour les morts, recevoir l’aumône, puis plus tard, à l’époque tantrique, pour avoir commerce avec des êtres surnaturels, afin d’obtenir des pouvoirs et devenir des vidyādhara.
Kālī sacrifiant et recevant des sacrifices c. 1730 |
On n'est jamais seul dans un charnier, les animaux (chiens, chacals, rapaces, etc.) aussi font de la récup. Des yogis (kāpālika, aghori, heruka, etc.) sont allés jusqu’à les imiter en consommant la chair des cadavres, consacrée ou non. Les charniers pleins d’impuretés, ne sont pas des lieux fréquentables pour un brahmane qui se respecte ; il perdrait le respect des autres brahmanes, et deviendrait un intouchable à son tour. Se promener avec un chien n’était pas une chose à faire (śvaspṛṣṭa), si on voulait être respectable. En revanche, si, tel un cynique grec, on voulait choquer et provoquer, un chien était un attribut d’impureté de premier ordre. Un européen contemporain adorant les chiens ne doit pas le perdre de vue, en regardant la série qui suit.
Héraclès et son massue pour punir les méchants (Hofburg, Vienne) |
Bhairava du XIIIème siècle avec daṇḍa , Java, Rijksmuseum volkenkunde, Leyde |
Notons au passage son rictus d'émerveillement (vismaya-mudra) |
Je n’ai pas vraiment d’idée de l’époque où est apparu Bhairava, Kāla Bhairava, ou encore Mahākāla Bhairava, peut-être pas si reculée que l’on pourrait le croire, même s’il a eu des précurseurs anciens.
Bhairava, un aspect terrifiant de Śiva, est aussi appelé “détenteur du daṇḍa (Daṇḍapāṇi) et Celui dont la monture/véhicule (vahana) est un chien (śva). Par ailleurs, śvahan signifie chasseur.
Dans le bouddhisme ésotérique tibétain, le mahāsiddha Saraha, le fabricant de flèches, prend une place prépondérante. Iconographiquement, Saraha (tib. mda' bsnun) est souvent représenté en tenant un arc et une flèche, qui se trouve aussi être l’attribut d’un chasseur (tib. rngon po skt. lubdhaka).
Śavaripa HA 81040 |
Śavaripa XVIII-XIXème, style Karma Gadri |
Śavaripa, détail de HA65295 |
Une des deux yoginī/chiennes, que Maitrīgupta voit tuer un sanglier lui chante :
Śavaripa, l’aborigène ou “bon sauvage”, est représenté comme un chasseur, avec un arc, des flèches, en compagnie d’un chien, et de deux femmes. Selon la tradition tibétaine, ces deux femmes seraient des ḍākinī/yoginī, qui peuvent se transformer (tib. sprul) en chiens et vice-versa."Dans la forêt de l'existence dans les trois universCircule le sanglier de l'ignoranceEn décochant la flèche de l'intuition auto-éclairanteJ'ai tué le sanglier de l'ignoranceSa viande je l'ai mangée sans dualité"
Orion |
A moins que l’image du Chasseur en compagnie de deux chiens ne soit inspirée par la voûte céleste.
Quand la tradition picturale tibétaine se saisit de son disciple Maitrīpa ou Advayavajra, elle lui donne une femme, une yoginī, qui pouvait se transformer en loup, pour manger des tormas, lors de véritables gaṇacakra “à l’ancienne” tels que Marpa les aimait.
Sacrifices (tib. skang rdzas) pour Mahākāla" à six bras HA498 |
Selon la tradition tibétaine, le chasseur aborigène Śavaripa serait à l'origine de la pratique de "Mahākāla" à six bras.
Kukkuripa, Népal XVIIIème siècle, HA65396 |
Marpa aurait d’ailleurs aussi rencontré le mahāsiddha Kukkuripa (un brahmane de naissance), toujours représenté en compagnie d’une chienne, qui serait sa karmamudrā. (tib. las kyi phyag rgya khyir sprul)
Kukkuripa avec deux chiens derrière sa ceinture de méditation HA79551 |
Chienne ou yoginī, qu’importe dans un monde primordialement pur, où tout est transformation et où tout se transforme.
“Water lying deep within the earthRises immaculate and pure,Like pure wisdom which seemed lost and lockedIn the obscurations of this world.”Then Kukkuripa picked up the black she-dog,Held it in his lap and caressed it,And he did so, the dog became the yoginiRadiant in the full bloom of youth,Splendid with all the major and minor marks." (trad. anglaise Douglas J. Penick)
On retrouve encore le chien et une massue en chair chez Droukpa Kunlé, personnage historique (né en 1455, mort en 1529) totalement éclipsé par sa légende. Selon son "auto-hagiographie", il se considère comme une réincarnation du mahāsiddha Śavaripa, et on aime le représenter comme un chasseur, portant un arc et des flèches, et en compagnie d’un chien. Il est quelquefois représenté avec des cheveux longs frisés et une barbe à la Héraclès, mais sans massue. Il se sert de son vajra-pénis, pour le même effet, pour casser les dents des divers démons[1], et pour transformer des enfants-démons en chiens, puis en démons (voir mon blog Des Mâles qui débarrassent du Mal du 8 août 2015).
PS J'avais oublié de faire mention de Dattatreya dans cette série. Les quatre chiens qui l'accompagnent symbolisent les quatre castes (varna), et accentuent son côté universaliste et akula.
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[1] The Divine madman, Keith Dowman, p. 120, 126
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