jeudi 10 décembre 2020

Les racines néolibérales de la compassiologie


Le premier jour du Sommet mondial de la compassion, à Anaheim, Californie, USA, le 5 juillet 2015. Photo/Tenzin Choejor/OHHDL

Je me rends bien compte que ce sujet est trop important pour être traité dans un blog, et qu’il me manque les compétences, les connaissances et les moyens nécessaires. Comme ce sujet, essentiel, qui dépasse de loin le cadre du Dalaï-lama, n’est pas vraiment traité ailleurs, et qu’il peut être utile aux bouddhistes français et autres de prendre conscience de cette problématique, je me lance néanmoins. Comme d’habitude, ces billets peuvent évoluer, prendre de l’ampleur, et être suivis de billets supplémentaires avec des précisions, des ajouts, des corrections etc., comme c’est souvent le cas pour les “weblogs”/blogs. Les exemples donnés sont loin d’être complets et exhaustifs.

Pour la facilité, je crée les néologismes “compassiologie” et “compassiologique”, avec le mot latin “compassio” (compassion), et le mot grec “logos” (discours), et qui prend alors le sens de “connaissance de, ou discours sur la compassion”, voire de “science de la compassion”, quand la compassion devient un objet scientifique "sérieux".

La compassion, la charité, la miséricorde, l’altruisme, etc. sont des termes que l’on trouve fréquemment dans les religions, et signifient quelque chose de l’ordre d’une inclination à partager les maux et les souffrances d'autrui, à aimer de manière désintéressée (charité, philanthropie) les autres, et plus particulièrement les pauvres et les défavorisés, voire à aider ces derniers spirituellement et/ou matériellement.

Dans les années 1980, après les politiques ravageurs de la Révolution conservatrice de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, les conservateurs américains ressentaient le besoin de montrer un visage plus humain, et le “philanthropeDoug Wead (né en 1946), conseiller de George H.W. Bush, avait développé le concept de “conservatisme à visage humain” (compassionate conservatism, 1979), permettant aux conservateurs de garder tous les atouts en main, tout en maintenant leur politique à la fois conservateur et (néo)libérale, et en laissant aux entreprises caritatives d'aider les pauvres et les défavorisés. L’état ne vient donc plus en aide directement aux défavorisés, mais délègue cette activité aux entreprises caritatives (“charities”) en échange d’allègements fiscaux etc., et en accordant les mêmes avantages fiscaux aux entreprises et aux “philanthropes” faisant des dons généreux aux “charities” (voir mon blog Charité et compassion, et la politique dans tout cela ?). Ce fut un bond spectaculaire en avant de la bonté, de la générosité et de la compassion, à coups de dîners de charité, de levés de fonds (fundraising), de fondations caritatives, de bourses (grants), de prix etc.

Chaque “philanthrope” qui se respectait se devait d’avoir sa fondation, pour en faire profiter les pauvres, les défavorisés et toute l’humanité. Ils étaient particulièrement intéressés par l'éducation des enfants et des jeunes, car en apprenant des bonnes valeurs et les règles de jeu dès son plus jeune âge, ceux-ci avaient plus de chances de réussir et de devenir de bons citoyens. Traditionnellement, avant les Lumières et les luttes sociales etc., les religions étaient les spécialistes en bonnes valeurs, notamment la paix et la charité. Si tout le monde apprenait la compassion, la charité et l’entraide dès son plus jeune âge, sans tout attendre de l’état, le monde pourrait être bien meilleur. On voyait donc naître pas mal de fondations religieuses, interreligieuses, “séculières” intéressées par le concept de la compassion, accordant des dons, des bourses, et des prix à des institutions religieuses, ou “scientifiques” mettant en valeur la compassion, ou montrant et “prouvant” l’importance de celle-ci.

Ainsi, on voit par exemple naître le Prix Templeton, qui veut être une sorte de prix Nobel[1] des religions amies de la recherche dans le domaine des réalités spirituelles. La première à recevoir le prix était Mère Thérésa en 1973. Le Dalaï-Lama avait reçu le prix en 2012, et le roi Abdallah II de Jordanie en 2018.

Brian Bronfman accueille le Dalai-Lama à l'aéroport de Montréal en 2016

En 2000, est constituée la Fondation Bill-et-Melinda-Gates (BMGF), qui veut “améliorer les soins de santé et [ ] réduire l'extrême pauvreté [et] élargir l'accès à l’éducation et aux technologies de l'information. En 2006, la fondation de la famille Brian Bronfman (BBFF) qui cherche à développer les "idées philanthropiques” de Brian Bronfman, notamment “la paix en application[2]”. En 2008, c’est le tour à la fondation de foi Tony Blair (TBFF), qui propose “l’idéalisme comme le nouveau réalisme”, et qui veut lutter contre les extrémismes partout dans le monde, et mettre fin aux conflits, entre autres à travers l’éducation[3]. Les différentes fondations caritatives des philanthropes peuvent d’ailleurs se faire des dons mutuels. Ainsi, la TBBF de Tony Blair avait pu recevoir des dons de Bill Gates, de l’oligarque russe Oleg Deripask, du mogul du divertissement Haim Saban, etc. (The Telegraph, 7 décembre 2014). Ce ne sont que quelques exemples.

En 2004, Victor Chan organisa un colloque à Vancouver sur le thème de la paix et de la réconciliation. En 2005, il fonde avec le Dalaï-lama Le Centre dalaï-lama pour la paix et l'éducation. En 2006, le Dalaï-lama devient citoyen honoraire du Canada, et visite son nouveau centre, qui selon le journaliste Douglas Todd , « devient un champ de force pour un changement global - avec un accent particulier sur la réforme de l'éducation, la philanthropie mondiale et la promotion du droit des femmes ». En août 2009, la fondation Bronfman invite le Dalaï-Lama à Montréal pour une conférence "Éduquer le Coeur : le pouvoir de la compassion”[4]. C’est pendant la même période que Clare et Sara Bronfman, mettent le Dalaï-lama en contact avec Keith Raniere, que Sa Sainteté préface un des livres de Raniere, et qu’il fait une apparition à Albany, USA. En 2011, le Dalaï-lama préside la « Deuxième conférence mondiale sur les religions du monde après le 11 septembre 2001 » à Montréal, sur laquelle je reviendrai plus tard. En 2012, le Dalaï-lama reçoit donc le prix Templeton pour la raison suivante :
"[Sa Sainteté] encourage les recherches scientifiques sérieuses sur le pouvoir de la compassion, et son potentiel considérable pour résoudre les problèmes fondamentaux du monde - un thème qui est au cœur de ses enseignements. Dans le cadre de ces recherches, les "grandes questions" soulevées - telles que "La compassion peut-elle être apprise ou enseignée ? - reflètent l'intérêt profond du fondateur du prix Templeton, le regretté Sir John Templeton."[5]
En 2013, Victor Chan publia un second livre avec le dalaï-lama, The Wisdom of Compassion, “qui aborde notamment l'étude scientifique de la méditation sur la compassion” (wikipédia). C’est la même année que paraît en français le livre Plaidoyer pour l’altruisme, La Force de la bienveillance, de Matthieu Ricard, Nil.

Remise du Rapport de l'économie positive en 2013

Revenons à la « Deuxième conférence mondiale sur les religions du monde après le 11 septembre 2001 », qui s’était tenue le 7 septembre 2011 au Palais des Congrès de Montréal. L’événement était sponsorisé par les “Contributing Partners” :
McGill University, l'Université de Montreal,
Tony Blair Faith Foundation,
Brian Bronfman Family Foundation,
Canadian Centre for Ecumenism,
Centre of Research on Religion,
The Dalai Lama Foundation Canada,
The Montreal Council on Foreign Relations.
Conférence 2011 à Montréal pour protéger les religions contre la dénigration

Les racines néolibérales de la compassion et de la paix sociale peuvent aussi être plus ouvertement religieuses et conservatrices. Cette deuxième conférence avait pour objectif la constitution de la Déclaration universelle des droits de la personne par les « religions du monde », avec des amendements d’ordre religieux par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’homme, et en faveur de certaines valeurs bien religieuses. La version de la deuxième Conférence controversée n’est malheureusement plus disponible (ni les photos de cet événement d’ailleurs, il y a eu un gros nettoyage), celle de la troisième Conférence très amendée est disponible ici. Certains organisateurs s’étaient distanciés[6] de la Deuxième conférence, notamment de la présence de Tariq Ramadan, et du thème perçu par certains comme “prônant l'interdiction de la critique des religions”. Les textes de la Déclaration (2ème Conférence) utilisaient le termedénigration.

Petit détournement. Célébration 80ème anniversaire avec George W.Bush au Texas

De toute façon, depuis 2012, le Dalaï-Lama, sans doute également stimulé par la raison du prix Templeton qui lui était accordé, avait fait de la compassion son thème favori, et était devenu la coqueluche des philanthropes conservateurs américains, qui se l’arrachaient. S’afficher avec le Dalaï-Lama montrait bien que les conservateurs “à visage humain” prenaient la compassion très au sérieux comme une nouvelle religion universelle en puissance. La compassion et la charité pouvaient très bien remplacer la justice sociale, la redistribution sociale, les services publics et autres idées “communistes”. Les conservateurs et des néolibérales démocrates arrivaient bien à s’entendre sur ce point. Le Dalaï-lama était devenu leur figure de proue, les philanthropes faisaient ruisseler leurs dons, bourses, prix etc. sur les institutions religieuses mettant en avant la compassion, et finançaient des études scientifiques “sérieuses” sur le pouvoir et les bienfaits de la compassion. Si la compassion pouvait en plus être innée plutôt qu’apprise, ce serait parfaitement merveilleux. Nous voyons actuellement les retombées de ces études compassiologiques et la propagation des valeurs compassiologiques.

***

[1] “Ce prix, qui récompense « le progrès de la recherche dans le domaine des réalités spirituelles », est systématiquement accompagné d’une somme plus élevée que pour le prix Nobel.”

[2] “The Brian Bronfman Family Foundation is especially interested in Applied Peace - that is, programs and approaches which, in very concrete ways, make ours a more harmonious and less violent society, with increased empathy, greater acceptance of diversity, more emotional intelligence, better communication, and a greater ability to prevent and resolve conflicts in a peaceful and effective manner. The BBFF will only support efforts that are practical in nature, leading to real change (whether in the individual or in society), with positive, tangible outcomes. We avoid all that is merely symbolic or largely political.”

[3] “The aim of the Foundation was to use the tools of modern communication to "educate, inform and develop understanding" about various faiths, and the relationships between them. It aimed to do this in such a way as to address global poverty and conflict.”

[4] August 2009 - BBFF supports the Dalai Lama's visit to Montreal through a stand-alone contribution to the planning and organizing of the visit. The BBFF was especially interested in the central theme of the visit, "ethics through education." This visit included both a public talk at the Bell Centre entitled "Educating the Heart: The Power of Compassion," and, most significantly, an event at which the Dalai Lama met with over 500 teachers-in-training, who will be instituting Quebec's new Ethics and Religious Culture program in the coming years. http://www.bronfman.ca/ideas/initiatives.php

[5] “[His Holiness] encourages serious scientific investigative reviews of the power of compassion and its broad potential to address the world's fundamental problems - a theme at the core of his teachings. Within that search, the "big questions" he raises - such as "Can compassion be trained or taught?" - reflect the deep interest of the founder of the Templeton Prize, the late Sir John Templeton.” His Holiness the Dalai Lama, Hyung Jin Moon and the Templeton Prize, Frank Kaufmann, April 3, 2012.

John Templeton Jr. (1940-2015), le fils, était un évangéliste qui soutenait des causes politiques conservatrices. En 2008, il donna $450,000 à l'Organisation nationale pour le mariage et 1 million de dollars pour l'interdiction du mariage gay.

[6] Les z-idiots utiles de l'Islamisme, Journal de Montréal, 23 mai 2013, Lise Ravary

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