samedi 19 décembre 2020

Inaction par un excès de bouddhisme ?


Le cri, Edvard Munch

Adage ironique ma non troppo

Dans les sociétés bouddhistes on fait la distinction entre ce qui relève de l'individu et de ce qui relève de la société, mais avec beaucoup de confusions. Le bouddhisme met l’accent sur la responsabilité individuelle quasi totale d’un individu, à travers la loi du karma. Cela commence à la naissance, et même à la conception, voire au dernier soupir du corps précédent. Un bouddhiste est responsable d’être né, puisqu’il n’avait pas épuisé tout son karma dans son existence antérieure, ou s’identifie aux agrégats de son existence actuelle. Il naît dans un pays, dans une époque, dans une famille, dans un corps qui correspondent parfaitement à son mérite. C’est entièrement à lui d’améliorer sa situation, si tel était son voeu.

En même temps, il n’y a pas d’entité (anatta) qui puisse renaître ou être responsable, et toute identification ou appropriation serait une erreur, dont le bouddhiste est de nouveau entièrement responsable. Il ne tient qu’à lui de ne pas être ignorant, et à déposer le fardeau une fois pour toutes. Qu’attend-il ?

Un bouddhiste ne peut s’en prendre qu’à lui-même, et n’a donc pas à se plaindre :
Il m’a insulté, il m’a frappé, il m’a volé ».
Qui nourrit ces rancunes ne verra pas sa haine se calmer
.”[1]
Sa haine, son avidité, son ignorance, c’est son problème. A la limite, une société injuste rend service au bouddhiste, en multipliant des occasions pour lui rappeler sans cesse son véritable problème. En plus, un vrai bouddhiste qui se respecte n’a qu’une idée en tête : se sauver d’ici ! Si on rencontre un bouddhiste ici-bas, on sait rien que par sa présence qu’on a à faire à un loser. C’est dangereux un loser qui sait qu’il est un loser, mais qui ne veut pas l’admettre à soi, ou ne pas perdre la face. Un loser qui n’a plus rien à perdre, peut vouloir vous le faire payer cher, s’il sait que vous savez qu’il est au fond un loser. Un loser avec du pouvoir peut être particulièrement dangereux.

L’attitude d’un bouddhiste face aux injustices et les inégalités peut être diverse. Il peut se dire que ceux qui en souffrent en sont eux-mêmes responsables, à cause de leur manque de mérite, et les laisser épuiser leur mauvais karma. Il peut être charitable envers eux, pour accumuler du mérite, et augmenter son solde de karma positif, investir dans son propre avenir. S’il est un roi bodhisattva, il peut même donner un coup de main aux pauvres et défavorisés délinquants, en accélérant l’épuisement de leur mauvais karma par d’atroces souffrances, à linstar du roi Anala. Un remboursement anticipé pour éviter une naissance en enfer. Le bouddhisme propose diverses manières pour être un bon camarade.

Les élites dans une communauté bouddhiste sont à cette place à cause de leur mérite. Dans la culture bouddhiste, les rois sont souvent des bodhisattvas, surtout s’ils suivent les principes bouddhistes. Les hiérarques du clergé bouddhiste sont forcément des bodhisattvas, la loi de karma ne fait pas d’erreurs, elle est infaillible, sinon ce serait trop injuste. Les tulkus tibétains ont prouvé par leur retour, leur re-naissance, qu’ils maîtrisent les lois de la vie et de la mort. Quels meilleurs guides un bouddhiste pourrait-il avoir ?

Cette vision bouddhiste se reflète évidemment dans les organisations bouddhistes partout dans le monde, y compris en France. Dans un centre bouddhiste tibétain, le maître spirituel est une sorte de théocrate, à la fois chef spirituel et administrateur, de fait, du centre. Sa place dans la méritocratie est le résultat du karma et de son progrès spirituel. Il sait gérer sa haine, son avidité, et son ignorance mieux que ceux à qui il sert de modèle. Triomphant dans ses propres batailles contre l’égo, il sait accompagner ses disciples dans leur propres batailles contre l’égo, en les aidant à lui donner les coups sur la tête, comme il le mérite, leur égo.

La première pratique donnée à un disciple, sont ce qui s'appellent les pratiques préliminaires (tib. sngon ‘gro). Le disciple les achète généralement avec un livre qui explique comment les faire et comment bien se préparer pour la suite. Un de ces livres est Le Flambeau de la certitude, composé par Jamgon Kongtrul Lodrö Thayé (1813-1899). Oui, c’est un livre qui date du XIXème siècle, donc pas très “Françoise Dolto”.
Toutes les actions de ce précieux et parfait Lama,
Quelles qu’elles soient, sont bonnes.
Tout ce qu’il fait est excellent.
Entre ses mains le travail, maléfique d’un boucher
Est bon, et apporte des bienfaits aux bêtes,
Inspiré par la compassion pour toutes.
Quand il s’unit sexuellement de façon impropre,
Ses qualités s’accroissent, et s’élèvent comme renouvelées,
Montrant que les moyens et la sagesse ont été réunis.
Ses mensonges qui nous dupent,
Ne sont que les signes habiles par lesquels il nous
Guide sur le chemin de la liberté.
Lorsqu’il vole, les biens volés se changent en denrées nécessaires pour soulager la pauvreté de tous.
Quand un tel Lama réprimande
Ses paroles sont de puissants mantras
Pour faire disparaître la détresse et les obstacles.
Ses coups sont des bénédictions
Qui accordent les deux siddhis et réjouissent tous les hommes fervents et respectueux.
Ainsi qu’il est dit ci-dessus, apprécions les aspects bienfaisants de toutes ses actions
.”
Pour davantage illustrer ce que devrait être “idéalement” la relation entre maître et disciple, la lecture de la vie de Nāropa, et notamment son “apprentissage” auprès de Tailopa est conseillé. Après les pratiques préliminaires, le disciple est prêt pour entrer proprement dans la relation maître et disciple. Quand ça dérape, le disciple sait quoi faire, et ses condisciples l’y aideront sur ce que Trungpa appelait “la voie dure”.

Le Flambeau de la Certitude, l’avait prévenu, ce qui peut sembler comme des abus, de la violence, de l’inconduite sexuelle sont en fait “les signes habiles par lesquels [le maître] nous guide sur le chemin de la liberté”. Si le coup est trop difficile à accuser, les condisciples peuvent d’abord tenter de recadrer le disciple dans “la voie dure”. Si cela ne fonctionne pas et que le disciple s’ouvre à d’autres sur l’incident, y compris à l’extérieur de la communauté bouddhiste, alerte les médias ou porte plainte, il convient de protéger le maître et son “bouddhisme”, et de faire front, en appliquant lapprocheDARVO[2], et en maîtrisant les dégâts.

La protection du maître et la maîtrise des dégâts peuvent être volontaire et involontaire, consciente et inconsciente. Il s’agit avant tout d’éviter que la victime porte plainte, et de régler l’affaire en interne.
Un élément clé de la maîtrise des dégâts est de garder le contrôle du récit officiel et de l’agenda. Par exemple en organisant en interne l’accompagnement psychologique des victimes par des professionnels membres de la congrégation ou de l’association, en communiquant sur les abus sexuels (p.e. en publiant des codes de conduites), ou en commandant et en finançant des enquêtes indépendantes, où enquêteurs rencontrent les victimes et écoutent leurs propos. En agissant ainsi, les dégâts sont maîtrisés dans le sens que cela pourrait avoir l’effet souhaité (?) que les victimes ne portent pas plainte (ayant déjà été prises en charge en interne) ou que des enquêtes externes ne soient pas menées, sur lesquelles la congrégation n’aurait aucun contrôle.” (blog Maîtrise des dégâts, une nouvelle pratique bouddhiste ? du 29 février 2020).
Dans notre ère de réseaux sociaux, la maîtrise des dégâts peut aussi se faire en libérant la parole aux victimes dans des forums privés. Une fois que les victimes ont fait leur compte-rendu, ont éventuellement reçu des témoignages de sympathie (ou pas, voire le contraire), elles ne ressentent peut-être plus le besoin de porter plainte. A travers la modération etc., des (anciens) condisciples ou conbouddhistes, peuvent orienter les discussions.

La législation sur la présomption d’innocence et la diffamation protège à juste titre ceux envers qui des allégations ont été portées. Sappuyer uniquement sur des condamnations en justice, une fois tous les recours épuisés, pour enfin “réagir”, et faire fi du principe de précaution, serait une grosse erreur, très préjudiciable au bouddhisme. Il vaut mieux prendre les devants. Les bouddhistes français sont peut-être encore trop bouddhistes pour cela, ou encore dans la phase du déni. Cela ne devrait pas être le combat de quelques individus.

"Soyez résolus de n'obéir point, et vous voilà libres" De la Boétie

***

[1] Dhammapada, La voie du Bouddha, Version française, introduction et notes établies par Le Dong

[2] Acronyme pour « Deny, Attack, and Reverse Victim and Offender » (ou NARVA en français : Nier, Attaquer, Renverser les rôles de la Victime et de l’Agresseur).

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