vendredi 9 août 2019

Tilopa et Naropa, modèle tibétain de la relation lama-disciple


Soumission, étude de Shane Wolf
Pour son livre “Life of Naropa”, Herbert v. Guenther avait utilisé une hagiographie (mkhas grub kun gyi gtusg rgyan paN chen nA ro pa’i rnam thar ngo mtshar rmad byung), composé par Lha’i btsun pa Rin chen rNam rGyal (1473 - 1557), un disciple de Tsang Nyeun Heruka (1452–1507). Cette hagiographie romancée, écrite 500 ans après la vie du maître bouddhiste de Nalanda en Inde, raconte les épreuves que le mahāsiddha Tilopa aurait fait subir à Nāropa. Cette relation fictive de maître et disciple, deviendra le modèle de toute relation entre un maître et son disciple dans le cadre du vajrayāna pour des disciples mâles. Pour les disciples femmes, l’hagiographie de Yéshé Tsogyal (1655) allait servir de modèle. Les futurs adeptes du vajrayāna des cercles intimes de Sogyal Lakar étaient invités à les lire, pour savoir à quoi s’attendre.

Dans une des versions plus tardives du Joyau ornement de la libération de Gampopa, un passage sur Tilopa et Nāropa avait été inséré dans le chapitre sur l’ami spirituel. Le texte de Gampopa est un texte sūtrāyanique, et la relation (mantrayānique) entre Tilopa et Naropa ne peut donc lui servir de modèle. C’est néanmoins ce qui s’est produit. Dans un Annexe aux citations du Joyau ornement de la libération, Khenpo Lodreu Deunyeu, l’auteur de l’annexe, avait intégré ce passage de l’hagiographie de Naropa. L’approche sūtrayānique et mantrayānique s’y confondent. D’abord, la référence à la relation de Tilopa et de Nāropa est insérée dans le texte même de Gampopa, et par la suite le passage correspondant aux épreuves racontées dans l’hagiographie (fictive) de Nāropa est donnée comme un commentaire (illustration). La relation entre un “ami de bien” et son élève devient ainsi une relation entre un gourou tantrique et son disciple, lié par samaya.

Voici le passage du Précieux ornement de la libération (POL p. 68), traduit par l’équipe de Padmakara :
Cultiver la foi et le respect
Considérons notre ami de bien comme le Bouddha lui-même, ne désobéissons à aucune de ses instructions et soyons à son égard remplis de dévotion, de respect et de foi, à l’image du grand pandit Naropa pour son ami de bien Tilopa.
On lit dans la Mère des Vainqueurs :
Avec assiduité, respecte ton ami de bien ; plein d’une confiance joyeuse, chéris-le !
Quand notre ami de bien agit en maître des moyens habiles (upāya), [n’ayons pas de pensées négatives, redoublons au contraire de respect pour lui], comme on en trouve l’exemple dans l’histoire du roi Anala.” 
A noter que l’équipe de Padmakara a ajouté le nom de Tilopa au passage du POL, qui manque dans la version tibétaine : “à l’image du grand pandit Naropa pour son ami de bien [Tilopa]”.

Patrül Rinpoché (1808–1887) fait également référence à cette relation mantrayānique dans son Chemin de la Grande Perfection (CGP p. 204 etc), chapitre La manière de suivre un ami de bien :
“De façon analogue, le grand pandit Nāropa supporta d'incommensurables épreuves alors qu’il suivait Tilopa. Comme nous l'avons vu plus haut. Nāropa rencontra Tilopa, lequel avait l’allure d’un mendiant, et lui demanda de l’accepter comme disciple. Tilopa accepta. Il l'emmena partout avec lui, mais de Dharma, il ne parla point.” [...] Les vingt-quatre épreuves du grand pandit Nāropa étaient des moyens d’éliminer ses voiles, car en fait il s'agissait des instructions de son maître. Ces actions, en elles-mêmes, étaient absurdes et n’avaient rien à voir avec le Dharma. Le maître n’avait pas prononcé une seule parole d’enseignement et le disciple n'avait fait aucune pratique, pas même une prosternation. Cependant, dès lors qu’il eut rencontré un maître accompli, au mépris des difficultés il obéit à tous ses ordres. Grâce à cela, il put éliminer ses voiles et en lui la réalisation se fit jour.
Il n’est donc pas de pratique du Dharma qui dépasse l’obéissance à son maître, et ses bienfaits sont à ce point immenses. En revanche, lui désobéir, ne serait-ce que légèrement, c’est commettre une faute extrêmement grave.”
Il s’agit de deux textes fondamentaux des écoles Kagyupa et Nyingmapa. Le rôle de l’ami de bien (Kalyāṇamitra) sūtrayānique et du gourou mantrayānique y sont confondus. Comme il est impossible au disciple de connaître les expédients (upāya) du maître, il convient de “ne pas avoir de pensées négatives envers lui et de redoubler de confiance”, même s’il commet des actes violents, comme ceux du tyrannique roi-bodhisattva Anala, qu’il boit comme Padampa, qu’il court les femmes etc. Pas d’enseignement, que des actes absurdes, la transmission du “mahāmudrā” ou du “dzogchen” semble requérir cela. Avec quel objectif ? “Insulter l’ego”, “briser les concepts”, etc., à l’aide d’une méthode qui s’apparente à la “folle sagesse” ? “Folle sagesse” imprévisible, qui a tout l’air d’une justification après coup d’un maître agissant “spontanément” sous l’impulsion d’une intuition éveillée que lui inspire la situation, ou tout simplement sous l’emprise de ses propres démons et émotions, comment le savoir ?

Tout cela existait au Tibet, quelle est alors l’innovation d’un Trungpa ou d’un Sogyal ? Le manque de préparation du disciple, qui traverse “le hīnayāna” et “le mahāyāna” en accéléré, pour arriver au plus vite au vajrayāna. La différence d’échelle. Ce qui était une transmission plus intime et sur une plus longue durée (on vivait un certain temps en compagnie du maître), devient une sorte de production en série, voire en masse et même par Internet. Une lecture trop premier degré des hagiographies et autres textes, même si les tibétains avaient déjà leur bovarysme à eux. Les occidentaux en rêvaient (devenir comme Nāropa et Yéshé Tsogyal), Trungpa et Sogyal leur en ont fourni la possibilité. La libération sexuelle et le tantra (new age) en vogue furent également des facteurs d'influence.

Est-ce vraiment utile de discerner entre “folle sagesse” réussie (pour quel gain ?) et abus de pouvoir, en voulant sauver l’une tout en condamnant l’autre ? Le consentement du disciple changerait-il vraiment quelque chose ? Même si un acte de “folle sagesse” (ou manipulation) “réussissait” quelquefois (quels critères ?), cela en vaut-il vraiment la peine ? Y a-t-il encore une place pour ces merveilleux habits de l’empereur ?

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