mercredi 20 janvier 2021

Du féminisme éveillé, vraiment ?


Jetsun Khandro Rinpoché, la réincarnation d'une sangyum du quinzième Karmapa (photo Volker Dencks)

Un des chapitres les plus intéressants du livre Enthralled de Christine A. Chandler est celui intitulé Les Dakinis et leur “féminisme spiritualisé” (ch. 18 The Dakinis and Their “Spiritualized Feminism”).

Il est un fait que des hiérarques bouddhistes tibétains avaient et ont une activité sexuelle, même ceux qui sont censés avoir des voeux de célibat. Certains sont des yogis, et ont des femmes, des familles, des concubines/maîtresses officielles et non officielles. D’autres sont des abbés et des moines réincarnés, qui, de par leur statut, peuvent avoir une activité sexuelle, justifiée de diverses façons. Même si ce n’est pas/plus le cas officiellement, les voeux du vajrayāna prévalent sur les autres types de voeux. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais entendu ou lu qu’un haut dignitaire avec des voeux de bhikkhu était exclu de son sangha, pour avoir eu une activité sexuelle.

June Campbell écrit dans “Traveller in Space” que “l’objectif de la sangyum secrète dans le contexte monastique, était de fournir aux pratiquants mâles des opportunités d’activité sexuelle, sans troubler la structure du système. Ces actions furent uniquement possible avec la complicité des femmes impliquées[1].

En Occident, cela devint plus complexe à cause de l’ignorance et des attentes des convertis occidentaux. Pour eux, les voeux d’incontinence s’appliquaient à tous les religieux monastiques, y compris les grands maîtres. Ne connaissant pas encore la relation de maître à disciple, mais ayant l’habitude des rapports médecin-patient etc., des relations sexuelles dans ce cadre n’étaient pas considérés acceptables. En même temps, ils avaient connaissance de l’existence de pratiques sexuelles avancées “encadrées” par le Tantra, du moins le Tantra tel quils le comprenaient. Il y avait la libération sexuelle, et des jeunes maîtres tibétains qui furent initialement des compagnons. Ces maîtres enseignaient qu’il ne fallait pas s’emprisonner dans une relation de couple traditionnel, et pratiquer le détachement en ayant des partenaires multiples[2].

Dans cette activité sexuelle généralisée, celle des maîtres tibétains devenait acceptable, pour les femmes ou les hommes qui allaient être leurs partenaires sexuels pendant un moment. Même un maître avec des voeux monastiques restait avant tout un pratiquant tantrique. Il était généralement admis que ces pratiques n’étaient pas tolérées pour des moines ordinaires, mais on fit une exception pour les grands maîtres, même s’il fallait que cela reste confidentiel, et caché au grand public. Sur ce fond "orthodoxe", des abus sexuels, des abus de pouvoir, et des abus de faiblesse, etc. ont également pu avoir lieu.
Toutes les actions de ce précieux et parfait Lama,
Quelles qu’elles soient, sont bonnes.
Tout ce qu’il fait est excellent.
Entre ses mains le travail, maléfique d’un boucher
Est bon, et apporte des bienfaits aux bêtes,
Inspiré par la compassion pour toutes.
Quand il s’unit sexuellement de façon impropre,
Ses qualités s’accroissent, et s’élèvent comme renouvelées,
Montrant que les moyens et la sagesse ont été réunis.
Ses mensonges qui nous dupent,
Ne sont que les signes habiles par lesquels il nous
Guide sur le chemin de la liberté.
Lorsqu’il vole, les biens volés se changent en denrées nécessaires pour soulager la pauvreté de tous.
Quand un tel Lama réprimande
Ses paroles sont de puissants mantras
Pour faire disparaître la détresse et les obstacles.
Ses coups sont des bénédictions
Qui accordent les deux siddhis et réjouissent tous les hommes fervents et respectueux.
Ainsi qu’il est dit ci-dessus, apprécions les aspects bienfaisants de toutes ses actions.” Extrait du Flambeau de la certitude de Jamgoeun Kongtrul  
Les premiers scandales dans le milieu bouddhiste tibétain en Occident ont éclatés fin années 1980, début années 1990. La mort du SIDA du régent vajra, qui l’avait passé à de nombreux de ses disciples, en pensant être sous la protection des dharmapāla. La mort d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, disciple du régent. Le procès contre Sogyal Lakar en 1994[3]. En 1996 paraît le livre de June Campbell, Traveller in Space: Gender, Identity, and Tibetan Buddhism, sur les identités de genre dans la société tibétaine, leurs rôles symboliques, la carrière d’un jeune tulkou, privé de la présence maternelle et féminine dès un jeune âge, la misogynie inhérente au système, et la possibilité des monastiques de haut rang d’avoir une activité sexuelle avec des femmes sous le sceau du secret. Accessoirement, June Campbell mentionne sa propre relation avec Kalou Rinpoché I. C’est ce dernier fait qui lui avait attiré le courroux des disciples, et pour lequel elle est surtout connue dans les cercles bouddhistes tibétains...[4] La section Controverses de la page Wikipedia de Sogyal Lakar, donne d’autres détails concernant ce maître.

Le prix Nobel de la paix du Dalaï-Lama en 1991 avait pu contribuer à lever les doutes sur le bouddhisme tibétain en tant que secte dans l’opinion publique. Des célébrités occidentales, des universitaires, des psychologues, des nonnes, des journaux sympathisants (Huffington Post, plus tard The New York Times) ont également donné des lettres de noblesse au bouddhisme tibétain en Occident. Des films comme Seven Years in Tibet, ou Little Buddha, avec un rôle pour Sogyal Rinpoché… Le soutien de Chogyam Trungpa et Sogyal Lakar par des célébrités. Tout cela a suscité de la sympathie pour le bouddhisme tibétain. L’amour pour la science du Dalaï-Lama et la fondation de Mind and Life a pu donner l’idée que le bouddhisme tibétain aurait un fond “scientifique”. S’il était scientifiquement prouvé que la réincarnation n’existait pas, le bouddhisme devrait laccepter selon le Dalaï-Lama... Tout cela est très rationnel, raisonnable et sympathique.

Ce qui nous intéresse dans ce chapitre d'Enthralled, c’est la façon de laquelle ces institutions réagissent pour étouffer le scandale et maîtriser les dégâts, et quel rôle des femmes jouent à ce niveau. Essentiellement, en étant présentes, en souriant et en gardant le secret. Des grands lama en visite après la mort du régent, comme Gyatrul Rinpoché, les rappelait que les “mécomportements” des maîtres étaient “des grandes bénédictions de grands bodhisattvas, qui étaient plus grands que des rois”, comme si d’ailleurs la royauté était une référence dans une démocratie. Il rappelait aux hommes dans l'assistance qu’ils avaient de la chance de pouvoir confier leurs femmes, filles, soeurs et amies à de grands bodhisattvas comme Trungpa et Gyaltrul. Puis, pendant une retraite à Boulder en 1992, il rappelait à l’ordre les sangyums de Trungpa et tout celles et ceux qui avait eu des rapports sexuels avec Trungpa et le régent, de faire très attention à leur attitude.
N’ayez pas de pensée ordinaire à ce sujet, du type “Oh, il a couché avec moi, alors je suis son égal ; cela fait de moi quelqu’un de spécial, car il a couché avec moi”. Ce n’est pas la façon de penser qui convient à une sangyum. Il est de la responsabilité d’une sangyum de considérer qu’il voyait en vous une connexion karmique à cultiver. Et n’oubliez pas que c’était à cause de sa bonté qu’il avait reconnu votre karma de cultiver cette connexion et de l’actualiser. Si votre attitude en est une d’humilité et de dévotion, et que vous suivez ses instructions, cela pourra être très bénéfique pour vous à cause de la nature particulière de votre connexion avec lui. Si vous cultivez cette situation, vous pourrez progresser, et être très utile aux autres. Mais si vous ne reconnaissez pas le niveau de cette connexion et la percevez comme quelque chose d’ordinaire, en vous gonflant d’orgueil et d’ego, vous aurez réellement manqué cette opportunité. Ce serait plutôt comme coucher avec un roi, mais [votre maître] n’était pas un roi, mais un bodhisattva. C’est une grande différence”.[5] 
Le Dalaï-Lama et Gyatrul Rinpoché

Le Dalaï-Lama connaît-il cette opinion de son ami ? Qu’en pense-t-il ? Il est évident que Gyatrul Rinpoché (né en 1925) ne se rendait pas compte du décalage énorme, il était convaincu de ce qu’il avançait. C’était d’ailleurs sa propre sangyum et traductrice, Sangye Khandro (Nanci Gustafan), qui le traduisait et qui avait publié le commentaire oral dans lequel se trouve cette réprimande. Il n’y a pas de doute qu’il aurait pris la défense de n’importe quel autre maître tibétain. Les disciples qui le suivent, et qui le soutiennent dans cette opinion, n’auront pas de mal à considérer que tous ceux et celles qui ont une telle “connexion karmique” et qui ont la chance d’avoir tapé dans l’oeil du maître sont très chanceux. Recruter de nouveaux candidats pour leur maître est alors un acte de compassion. Il y a ceux qui savent cela, et ceux qui, dans un état d’esprit ordinaire, empêtré dans le saṃsāra, ne le comprennent pas ou s’en offusquent. Il convient alors d’être prudent et d’avoir un discours pour chaque camp, en protégeant le maître, sa compassion spéciale, et la bonne attitude à avoir. Aider à étouffer des “scandales” qui n’en sont pas quand on a la bonne attitude, va alors de soi. Quand le bouddhisme du maître est attaqué, on lui vole à l’aide. Garder le silence équivaut à défendre le bouddhisme contre les non-initiés.

Quand ce sont des femmes qui prennent la défense du maître, ou qui s’affichent à son côté, c’est encore mieux. N’y a-t-il pas une certaine solidarité entre femmes, surtout depuis le féminisme ? D’ailleurs, même le Dalaï-Lama et le Dix-septième Karmapa se déclarent féministes. Pensent-ils, comme Gyatrul Rinpoché, que la meilleure chose qui puisse arriver à une femme, c’est être le partenaire sexuel d’un grand bodhisattva ? Et est-ce que l’âge y change quelque chose ?

Ce que Christine A. Chandler semble reprocher aux femmes prenant la défense du bouddhisme tibétain patriarcal est leur “faux féminisme”. Il existe un livre et un site intitulé “Dakini Power” de Michaela Haas, où sont présentées douze “femmes extraordinaires donnant forme à la transmission du bouddhisme en Occident”, autrement dit, elles sont des véritables ḍākinī[6].
The dakinis are depicted as strong and fiercely independent. The Tibetan word for dakini, khandro, literally means "sky-goer," and hints at the expansiveness of their view. Traditionally, the term dakini can refer to outstanding female practitioners, consorts of great masters, and to denote the enlightened female principle of non-duality which transcends gender.”
Un des rôles les plus importants et honorables de ces ḍākinī, est de servir de sangyum, de partenaire sexuel d’un grand maître. Khandro Rinpoché est devenue Khandro Rinpoché, parce que dans sa vie antérieure elle était la sangyum du quinzième Karmapa, pas parce qu’elle était “férocement indépendante”. Tsultrim Allione est appelée la “féministe éveillée”, car elle semble aspirer à créer un bouddhisme tibétain féminin, mais à quel degré souscrit-elle encore aux thèses patriarcales ci-dessus ? Le rôle de sangyum est-il toujours d’actualité ? Autre femme férocement indépendante, la nonne américaine Pema Chödrön, qui avait successivement pris la défense de Chogyam Trungpa, le régent Thomas Rich, Dzigar Kongtrul Rinpoché[7], et le Sakyong Mipham, avant de relâcher ce dernier très récemment.

Y a-t-il réellement de la place pour un “Dakini Power” de femmes férocement indépendantes à l’ombre des croyances et pratiques patriarcales et misogynes, qui ont toujours cours, même parmi des hiérarques des nouvelles générations ?

***

[1] Traveller in Space (The Athlone Press, 1996), p. 97.

[2]Some of Trungpa’s inner circle even facilitate finding him a steady supply of new sexual partners for his Tantric ‘advanced’ teachings.’ Procuring sexual partners for a guru can be part of one’s devotional practices. Tibetan Tantric Buddhism encourages sexual couplings and re-couplings as a sign of detachment. Aloofness from traditional relationships is encouraged; except when it comes to your gurus.” chapter 1 Reckless Madness

Dans les stages de Khenpo Tsultrim Gyamtso, ses élèves furent encouragés de changer régulièrement de “grogs po” et de “grogs mo”, de petit(e) ami(e). Il y eut parfois pas mal de larmes pendant ces stages. Le “détachement” n’était pas facile pour tous.

[3]Pour « mauvais traitements physiques, psychiques et sexuels » déposée par une personne sous le pseudonyme de Janice Doe, qui réclame alors 10 millions de dollars. Les poursuites judiciaires engagées au civil se terminent en décembre 1995 par un règlement amiable et financier dont ni les termes, ni les détails de l'affaire ne sont rendus publics.” Wikipédia.

[4] Voir p.e. #MeToo ? À genou ! (sexisme et religions) d’ André Lacroix (11 janvier 2019), ou l’article “I was a Tantric sex slave” de Paul Vallely (10 février 1999) dans le journal britannique The Independent. Extrait de cet article, June Campbell explique :
The psychological pressure is often increased by making the woman swear vows of secrecy. In addition, June Campbell was told that "madness, trouble or even death" could follow if she did not keep silent.
"I was told that in a previous life the lama I was involved with had had a mistress who caused him some trouble, and in order to get rid of her he cast a spell which caused her illness, later resulting in her death.”

[5] "So if you are doing the Shambhala training, and if you have faith in the place of Shambhala and in those great enlightened beings who have manifested in this place for our welfare, then the blessings that enter your mind will be very swift, and this will help increase your own understanding of your Buddha nature. … Shambhala is not to be mistaken with Shangri-la. Everyone thinks: ‘I want to go there.’ But that’s just made up, that’s a movie…. Now this is really not my business, but I want to mention anyway, to some of the women who are the sagyum, or the consorts, of Trungpa Rinpoche, you should be very careful about your attitude. Don’t have an ordinary mind about it, thinking in an ordinary sense: ‘Oh, he slept with me, so I’m equal to him; this makes me special, because he slept with me.’ This is not the way that a sagyum of someone like this should think. It’s the sagyum’s responsibility to consider that he saw in you a karmic connection that could be cultivated. And consider that it was because of his kindness in recognizing your karma that there was an ability to cultivate that and bring that out. If you have an attitude of him with humility and devotion, then if you follow whatever teachings he gave you, because of the special aspect of your connection with him this can be of tremendous benefit to you. If you cultivate your situation, you can then go ahead and be of tremendous benefit to others. But if you fail to see the level of the connection and think of it as being only ordinary, and elevate your pride and ego, you’ve really failed in that connection. That would be like sleeping with a king-but he was not a king, he was a great bodhisattva. There’s a difference." 

Gyatrul Rinpoche, Oral Commentary on the Natural Great Perfection by Dudjom Lingpa, given in Boulder, 1992, trans. Sangye Khandro, ed. Ian Villarreal, later published by (Ashland, Oregon: Mirror of Wisdom Publications, 2000), 58-59

[6] Il s’agit de Khandro Rinpoche, Khandro Tsering Chödron, Dagmola Sakya, Jetsunma Tenzin Palmo, Pema Chödrön, Thubten Chodron, Karma Lekshe Tsomo, Tsultrim Allione, Sangye Khandro, Chagdud Khadro, Roshi Joan Halifax, et d’Elizabeth Namgyel.

[7]Dzigar Kongtrul is also one of the many lamas that tell the women, confused and in pain, that the sexual advances of these ‘living Buddhas,’ like him, is a “great blessing” and to be chosen for sex with any of these living Buddhas, like him, is an honor.” Enthralled, chapter 18.

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