samedi 20 mars 2021

Un bouddhisme libéral pour un marché libre


Des bodhisattvas se balançant des tartes à la crème à la figure (La bataille du siècle, Clyde Bruckman 1927)

Le mahāyāna (madhyamika) aime présenter les auditeurs śrāvaka comme un peu psychorigides. Bien sûr, ils suivent en cela la Doctrine du Bouddha, telle que celui-ci l’avait enseignée, selon la thèse mahāyāna d’un Bouddha enseignant selon les dispositions de chacun. Pour les auditeurs, il est important de purifier la pensée en éliminant les passions et les vues fausses, afin de se libérer des liens, et ainsi devenir des arhats qui entreront au nirvāṇa au moment de la mort, tout en suivant l’exemple du Bouddha.

Non, dit le mahāyāna, le Bouddha n’est pas réellement passé au nirvāṇa, et par ailleurs un Bouddha ne naît ni ne meurt. Il se manifeste en tant que Bouddha auditeur pour aider les auditeurs en leur montrant les douze actes d’un Bouddha. Son enseignement ne se limite pas aux 80 ans d’une vie humaine, et il est toujours mis à jour et disponible à ceux qui ont des idées plus larges et moins “matérialistes” que les auditeurs. Ces personnes aux idées larges (mahā) sont les bodhisattvas, les adeptes du mahāyāna. Les bodhisattvas, tout comme les Bouddhas, n’entrent pas au nirvāṇa à leur mort. Ils ne naissent ni ne meurent en réalité. Ils évoluent dans des sphères qui ne sont ni le saṃsāra ni le nirvāṇa, tout en se manifestant dans le saṃsāra, et en entrant et sortant du nirvāṇa à volonté. Pour les non-bodhisattvas, les bodhisattvas apparaissent comme des personnes en chair et en os comme le reste des humains. Ils font semblant de naître et de mourir, d’agir sous l’emprise des passions, d’avoir des vues fausses, etc.

Comme les bodhisattvas sont, au fond, déjà libres, ils n’ont pas besoin de se libérer. S’ils entretenaient la pensée de se libérer, cela voudrait dire qu’ils prendraient les dharma et eux-mêmes trop au sérieux, comme les auditeurs... Un individu qui n’existe pas réellement, peut-il se libérer de dharma qui n’existent pas non plus réellement ?[1] A-t-il un quelconque besoin de se débarrasser des vues fausses ? Non, ce serait avouer qu’il se considère comme un individu et qu’il attribue une réalité aux dharma que ceux-ci n’ont pas.

Donc quand le bodhisattva Māragocarānupalipta (“Non-souillé par le domaine de Māra, tib. bdud kyi spyod pa’i yul gyis mi gos pa), se propose pour convertir les filles des deva, on voit qu’il leur dit des 62 vues fausses, de NE PAS les détruire, et que c’est ainsi qu’elles seront alors “libérées des liens de Māra[2]. En réalité “Māra” est ce qui fait la différence entre le non-bodhisattva (lié) et le bodhisattva (libre). Il n’y a pas d’autre différence. Sauf peut-être le Projet du bodhisattva de libérer tous ceux liés par Māra (mārabaddha). Ce Projet est-il réel, ou ce qu’il y a de plus réel dans le mahāyāna ? Les bodhisattvas des grands sūtra du mahāyāna font de toute façon tout pour gagner des êtres à leur cause et font état des grandes conversions réussies.  

Comment fait un bodhisattva pour “se manifester” ici-bas ? Il naît pardi ! Mais quand il est libéré du lien de Māra, il ne naît pas “réellement”. Pour naître dans un corps humain, il faut du karma, des passions (kleśa), des vues fausses… Si un bodhisattva se libérait des vues fausses et des passions, comment pourrait-il “se manifester” ici-bas ? Il restera coincé dans le nirvāṇa. Dans la traduction chinoise de l’Enseignement de Vimalakīrti (VKN, Lamotte, p. 144) on trouve le conseil “ne pas détruire les passions qui sont du domaine de la transmigration (saṃsāravacarakleśa), mais s’introduire dans le nirvāṇa (nirvāṇasamavasaraṇa)”. C’est donc sciemment, et en vue d’une “naissance” que le bodhisattva (du ŚGS et du VKN) ne détruit ni les vues fausses, ni les passions. Pour (re)naître dans le saṃsāra imparfait, il faut être “imparfait”, sinon on n’y entre pas ![3] Et pour libérer les êtres qui en ont le plus besoin, il faut fréquenter les lieux les plus imparfaits du saṃsāra, et y établir le plus de contacts possibles, afin d'entraîner le plus d'êtres possible avec soi[4]. Il faut parfois être un vrai salaud, mais “libéré des liens de Māra[5], et tout en préservant son âme, en restant simultanément dans l’assemblée du Bouddha dans une terre pure …

Pour ceux qui aspirent à devenir plus sages, gentils et bons, les bodhisattvas peuvent évidemment aussi s’adapter à leurs besoins, et même leur montrer la voie des auditeurs, mais ce n’est pas ainsi que l’on se libère des liens de Māra. Il ne s’agit pas en soi de devenir sages, gentils et bons. Ces qualités peuvent néanmoins être des produits dérivés du Projet.

La voie des bodhisattvas est donc idéal pour des laïcs prospères (“maîtres de maison à l’habit blanc”), ou des princes, qui doivent être imparfaits pour imposer leur volonté et prospérer ici-bas[6]. Surtout des laïcs ou des éminences, qui pourraient penser qu’en étant imparfaits de cette façon, ils restent même supérieurs aux auditeurs, qui se donnent autant de mal pour purifier leur pensée. Les bodhisattvas ont montré jusqu’où ils pouvaient pousser cette liberté. Le Gaṇḍavyūha sūtra raconte comment le jeune fils d'un riche marchand, Sudhana, rencontre toutes sortes de bodhisattvas, certains de véritables salauds (p.e. le roi-tyran Anala) aux yeux des non-bodhisattvas, et ces rencontres constituent un itinéraire initiatique pour un bodhisattva (ou une descente dans le cynisme pour un non-bodhisattva). Les bodhisattvas avaient préparé la voie aux tantrikas, mahāsiddhas, vidyādhara et à des théocrates bouddhistes, qui avaient trouvé de nouvelles possibilités pour repousser encore davantage les limites de leur liberté.

Vivant en ce moment, dans un monde capitaliste en plein dérive, on, ne peut s’empêcher de voir une certaine parenté de liberté “des liens de Māra”. Le Projet est tout, l’homme n’est pas grand-chose. Tout semble devoir céder devant le Marché/la Croissance, qui avance, progresse et croît, en écrasant tout sur son passage, conduit par une Main invisible, pour qui les individus et les dharma n’ont qu’une valeur superficielle et sont remplaçables (ressources humaines, innovations, ...), et qui est expert en métamorphoses de tous genres. Ces métamorphoses du Marché prennent les formes nécessaires pour intégrer ceux qui restent à convertir.

L’objectif officiel de la voie des bodhisattvas est de vider le saṃsāra en sauvant tous les êtres, à moins que ce ne soit plutôt sortir le saṃsāra de tous les êtres. Que se passerait-il une fois le saṃsāra sorti de tous les êtres ? Le nirvāṇa... Une vie sans saṃsāra, pas de vie ? Et dans le cas d’un saṃsāra vide, l’implosion, pouf ? Une terre pure remplie d’êtres libres des liens de Māra, cette terre-ci ?

Et en attendant ce grand jour, on continue à “faire du bouddhisme” ? “Faire du bouddhisme” peut remplir toute une vie, on peut mettre du bouddhisme dans tous les coins et recoins. Au nom du bouddhisme, certains exploitent et d’autres se font exploiter. Dans la non-dualité de l’exploitant et de l’exploité, car “rien ne se passe” en réalité[7]. Ne sachant pas qui est un bodhisattva et qui ne l’est pas, il vaut mieux partir du principe que celui qui nous domine est un bodhisattva, car sinon, en réagissant mal ou en le jugeant mal, nous pourrons nous blesser nous-mêmes[8].

Le bouddhisme est aussi une méthode, qui met toute la responsabilité auprès de l’individu, et toute souffrance est créée (kṛ_, karma) par l’individu. La solution est alors d’abord individuelle. D’ailleurs, tout ce qui est créé (objet mental, dharma) est créé par l’individu. Le bouddhisme, du moins celui du ŚGS et du VKN, essaie de désapprendre à ses adeptes à vouloir et à créer (en dehors du Projet). Tant que l’on veut et crée pour soi, ou en dehors du Projet, on se trouvera englué dans les 84.000 dharmas, comme dans l'histoire de Frère Lapin et du Bébé de goudron (Tar-Baby)[9]. Le non-agir (naiṣkarmya) est alors proposé comme solution. C’est une méthode très puissante et redoutable, mais qui peut aussi donner lieu aux abus les plus divers. Le non-jugement, l’involonté, le laisser-aller, la passivité, etc. peuvent être mal compris ou mal enseignés, quand ils sont recommandés ou implémentés par des philanthropes puissants, qui pourraient être des bodhisattvas, même s’ils ne se comportent pas comme tels. Avec l’affirmation que “le bouddhisme” est apolitique, qu’ “il” ne fait pas de politique et que les adeptes feraient bien de ne pas en faire non plus, on les invite à être de bons sujets, au service du Projet.

À force d’avoir été conduit par des membres des élites indiennes et ailleurs, le Projet du bouddhisme “apolitique” est tout à fait compatible avec celui du Marché. Rien ne s’oppose à un mariage réussi.
C’est pourquoi les sages ne s’attachent pas aux paroles et ne les craignent pas. Pourquoi? Parce que toutes les paroles sont sans nature propre ni caractère. Comment cela? Ces paroles étant sans nature propre ni caractère, tout ce qui n’est pas parole est délivrance, et tous les dharma ont cette délivrance pour caractère.“ VKN, p. 159
MàJ 07042021 : "La méditation pourrait réduire les inégalités à l'école"
"Le député LREM Gaël Le Bohec propose une expérimentation de la pratique de la "méditation de pleine conscience" dans les écoles françaises."
   
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[1] Lamotte, VKN, pp. 145-149
Prêcher la loi, enseigner un Véhicule, «c’est comme si un homme magique s’adressait à d’autres hommes magiques». Quelle prédication pourrait-il y avoir sur quoi que ce soit ? Le mot prédicateur est une affirmation gratuite, le mot auditeur, lui aussi, est une affirmation gratuite. Là où il n’existe aucune affirmation gratuite, il n’y a personne pour prêcher, pour entendre ou pour comprendre (III, § 7),
Au reste, « il n’y a personne qui ne soit déjà parinirvâné » (III, §31); à quoi bon prêcher un quelconque Véhicule de salut ?


[2] Śgs, p. 198

[3] Assumer des existences, et “manifester à volonté la marche à travers les existences”. VKN, p. 237, note 37

[4] Voir Gyatrul Rinpoché

[5] Autrement dit, ayant accès au bodhi, exprimé de façon positive. VKN pp. 194-198

[6] Le Sudhana du Gaṇḍavyūha sūtra est le fils d’un très riche marchand, le Vimalakīrti du Vimalakīrtinirdeśa est un très riche marchand lui-même, le Candraprabha du Samādhirājasūtra est un prince, etc. Souvent les interlocuteurs des grands sūtra du mahāyāna sont de bonne famille.

[7]Nothing happens” était une des devises dans la communauté Vajradhatu/Shambala de Chogyma Trungpa.

[8]ô Kāśyapa, le bodhisatvva et le śrāvaka doivent considérer tous les êtres comme étant le Maître lui-même, et se demander prudemment si quelque individu appartenant au Véhicule des bodhisattva ne se trouve pas devant eux.” Lamotte, Śgs, p. 208.

[9] Contes de l'Oncle Rémus (Tales of Uncle Remus) de Joel Chandler Harris.

vendredi 19 mars 2021

Le suprême culte de la Loi (anuttarā dharmapūjā)


Māra, est-il vraiment si méchant ? (Gandhara, vallée Swat, Under the Bo)

Dans le chapitre XII de l’Enseignement de Vimalakīrti, le super laïc qui met la honte à tous les auditeurs du Bouddha, le Bouddha compare le mérite de l’accumulation de mérite optimale et maximale et le mérite de ce qu’il appelle “le culte de la Loi” (skt. dharmapūjā tib. chos kyi mchod pa), et expose ensuite “l’origine” et les caractéristiques du dharmapūjā.
C’est par le culte de la Loi, qu’on peut honorer [les bienheureux Buddha], et non par des objets matériels (āmiṣa).” (Lamotte, VKN, p. 374)
Pour parler de “l’origine” du dharmapūjā, le Bouddha remonte à Bhaiṣjyarāja (tib. sangs rgyas sman gyi rgyal po), dont Lamotte précise que ce n’est pas le Bouddha Bhaiṣjyarājaguru (tib. sangs rgyas sman bla)[1]. Et ce Bouddha du passé fut honoré par toutes sortes d’offrandes “matérielles”. Quand un de ces meilleurs disciples, le prince Candracchattra (jataka du futur Bouddha Śākyamuni) demanda s’il n’y avait pas “un culte bien supérieur et plus noble que celui-ci”, le ciel s’ouvrit et les deva lui répondirent : “Saint homme, le culte de la loi est le meilleur parmi tous les cultes”, et ils ajoutèrent que c’est Bhaiṣjyarāja qu’il fallait interroger sur ce culte (VKN pp. 377 etc.).

Bhaişajyarāja énumère alors les qualités des textes de la corbeille des bodhisattvas. Faire le culte de la Loi, c'est enseigner, entendre, croire, retenir et méditer ces sūtra (VKN, p. 379-380).
“12. En outre, fils de famille, le culte de la loi consiste à comprendre la loi selon la loi (dharmānudharmanidhyapti), appliquer la loi selon la loi (dharmānudharmapratipatti), se conformer à la production en dépendance (pratītyasamutpādānuvartana), écarter les vues fausses concernant les extrêmes (antaḍṛṣtīvisamyoga), exercer la conviction relative aux dharma sans naissance ni production (ajātānutpattikadharmakşāntibhāvanā), pénétrer les dharma sans âme et sans principe intelligent (nirātmakaniņsattvapraveśa), s'abstenir de contredire, de critiquer et de discuter les causes et les conditions (hetupratyaya), écarter toute croyance relative au moi et au mien (ātmātmīyagrāhavisamyoga);

1. prendre refuge[2] dans l'esprit et ne pas prendre refuge dans la lettre (arthapratisaraṇam na vyañjanapratisaraṇam);
2, prendre refuge dans le savoir direct et ne pas prendre refuge dans les connaissances discursives (jñānapratisaraṇam na vijñānapratisaraṇam);
3. prendre refuge dans les Sūtra de sens précis et ne pas s'attacher aux Sūtra conventionnels, de sens à déterminer (nītārthasūtrapratisaraṇam na neyārthasamvrtisūtrābhiniveśaḥ);
4. prendre refuge dans la nature des choses et ne pas s'attacher aux avis des autorités humaines (dharmatāpratisaranam na pudgaladrstyupalabdhitābhiniveśaḥ) ; comprendre les dharma conformément à la nature même des Buddha (yathābuddhadharmam dharmāņām avabodhaḥ); pénétrer dans l'absence de refuge (anālayapraveśa) et détruire le refuge (ālayasamudghāta) ; tenir comme le résultat d'une invincible croyance à l'être (akşayasattvadrstyabhinirhārābhinirhſta) la production en dépendance à douze termes (avādaśāň gapratītyasamutpāda) selon laquelle « Par la suppression de l'ignorance, etc., sont supprimés vieillesse, mort, chagrin, lamentation, douleur, tristesse et tourment » (avidyānirodhād ityādi yāvaj jarāmaraņaśokapari- devaduḥkhadaurmanasyopāyāsā nirudhyante).

Fils de famille, la non-vision de toutes les vues (sarvaḍṛṣtīnām adarśanam)[3], voilà ce qu'on appelle le suprême culte de la loi (anuttarā dharmapūjā).”(VKN pp. 380-382)[4]
Nāgārjuna écrit dans les Stances du Milieu (chapitre 3.5) "La vision ne voit pas, l'absence de vision non plus." et (3.6) "Solidaire ou non de la vision, le sujet voyant n'existe pas. S'il n'y a personne pour voir, comment pourrait-il y avoir visible et vision." Dans le Śūraṃgamasamādhi, on trouve :
"Ne rien voir, c'est la vue correcte (samyagḍṛṣtī), et cette vue correcte n'est ni correcte (samyak) ni incorrecte (mithyā). Les dharma ne sont corrects ni incorrects, ni agents (kāraka) ni patients (vedaka) : c'est là se libérer des liens de Māra." (Sgs, Lamotte, p. 98) 

Et de nouveau Nāgārjuna (MMK 13.8)
Les Victorieux ont proclamé que la vacuité est le fait d’échapper à tous les points de vue [ḍṛṣtī]. Quant à ceux qui font de la vacuité un point de vue, ils les ont déclarés incurables[5].

***

[1] VKN, p. 375, note 11

[2] Il s’agit ici des “quatre refuges” (catuḥpratisaraṇa). Voir mon blog Quatre critères d'interprétation d’avril 2010.

[3] Le Śūraṃgamasamādhi enseigne qu’il y a 62 espèces de vues fausses (Brahmajālasutta), et que l’on sera libéré des liens de Māra, en ne pas (sic !) détruisant ces vues fausses. Śgs, p. 198 “Ne pas songer à toutes ces vues fausses, c’est se libérer des liens de Māra”. Ailleurs dans le même texte, il y a une liste des “douze liens des vues fausses”, dont il faut se libérer, qui sont énumérées (p. 195).
1. la vue du moi (ātmaḍṛṣtī),
2. la vue de l'être (sattvaḍṛṣtī),
3. la vue de l'être vivant (jīvaḍṛṣtī),
4. la vue de l'individu (pudgalaḍṛṣtī),
5. la vue de l'anéantissement (ucchedaḍṛṣtī),
6. la vue de l'éternalisme (śāśvataḍṛṣtī),
7. la vue de la croyance au moi (ātmagrāhaḍṛṣtī),
8. la vue de la croyance au mien (ātmīyagrāhaḍṛṣtī),
9. la vue de l'existence (bhavaḍṛṣtī),
10. la vue de la non-existence (vibhavadysti),
11. la vue de la personnalité (satkāyaḍṛṣtī),
12. la vue de tous les dharma (sarvadharmaḍṛṣtī).

[4] La version tibétaine est un peu différente de la version chinoise de Hiuan-tsang (T 476), davantage Nāgārjunienne : 
sems can la lta ba zad mi shes par mngon par bsgrubs pas mngon par sgrub cing lta ba rnams la mi lta ba 'di ni rigs kyi bu bla na med pa'i chos kyi mchod pa zhes bya'o/
Souhaiter que tous les êtres abandonnent toutes les vues (dṛṣṭi), voilà ce qu’on appelle le suprême culte de la loi”.

Le tibétain (Wylie) de tout le passage :
rigs kyi bu gzhan yang chos kyi mchod pa ni gang chos la chos su nges par sems pa/ chos la chos bzhin nan tan byed pa dang / rten cing 'brel par 'byung bar 'thun pa/ mthar lta ba thams cad dang bral ba/skye ba med pa/ 'byung ba med pa la bzod pa/ bdag med pa sems can med par 'jug pa/rgyu dang rkyen dang mi 'gal ba dang / 'thab pa med pa/ rtsod pa med pa/ nga yi ba med pa/ ngar 'dzin pa dang bral ba/

1. don la rton gyi tshig 'bru la mi rton pa/
2. ye shes la rton gyi rnam par shes pa la mi rton pa/
3. nges pa'i don gyi mdo sde la rton gyi drang ba'i don kun rdzob la mngon par ma zhen pa/_
4. chos nyid la rton gyi gang zag tu lta ba dmigs par 'dzin pa la mngon par ma zhen pa/

sangs rgyas kyi chos nyid ji lta ba bzhin du khong du chud pa/ kun gzhi med par 'jug pa/ kun gzhi yang dag par 'joms pa/ ma rig pa rnam par zhi ba nas/ rga shi dang / mya ngan dang / smre sngags 'don pa dang / sdug bsngal ba dang / yid mi bde ba dang / 'khrug pa'i bar du rnam par zhi zhing de ltar rten cing 'brel par 'byung ba'i yan lag bcu gnyis la 'di lta ste/ sems can la lta ba zad mi shes par mngon par bsgrubs pas mngon par sgrub cing lta ba rnams la mi lta ba 'di ni rigs kyi bu bla na med pa'i chos kyi mchod pa zhes bya'o/

[5] Stances du milieu par excellence, traduction Gut Bugault, p. 173

samedi 13 mars 2021

Le bouddhisme ne serait pas prosélytiste ?


Superheroes Lunch atop a Skyscraper

Quand j’avais écrit mon blog Le mythe fondateur du vajrayāna, où il était question de Cakrasaṃvara conquérant le sommet du Mont Meru en soumettant Rudreśvara, nous avions entrevu le projet bouddhiste mahāyāna, et par la suite vajrayāna, de remplacer les dieux hindous (et par la suite les dieux-démons tibétains), ou de les pénétrer et posséder (“dompter”)[1]. Mais déjà, dans la Concentration de la marche héroïque (IIème s.), nous lisons comment le bouddhiste Śakra Meruśikharadhara est une sorte de double immatériel de Śakra dans son palais au sommet du Mont Meru. C’est un lieu stratégique, celui qui tient ce sommet est le chef du saṃsāra, donc ce n’est pas une mince affaire. De là, tel un satellite, on peut tout voir et connaître ce qui se passe aux étages inférieurs de l’univers. C’est pourquoi les Bouddhas du mahāyāna ne vont pas vraiment au Nirvāṇa (Śūraṃgamasamādhi, Śgs, p. 185), pas folle la guêpe !

Le Śakra bouddhiste évolue en la marche héroïque et de ce fait, il se manifeste dans tous les palais du Śakra hindou. Ce dernier remarque cependant au Bouddha qu’il n’y a jamais perçu le Śakra bouddhiste. Le Śakra bouddhiste explique alors que c’est pour son propre bien, car s’il se montre sous son véritable aspect il en garderait des complexes pour le restant de sa vie. À la demande du Bouddha, le Śakra bouddhiste montre ce dont il est capable en brillant plus fort et en éclipsant les autres sauf bien sûr le Bouddha, qui brillait encore deux fois plus fortement. À la fin, on comprend que tout ce qui manquait au Śakra hindou c’était la bodhicitta… On peut s’attendre à ce que ce détail n’ait pas échappé aux destinataires du sūtra.

Un des aspects du Śgs est le dévoilement du grand nombre d’agents doubles bouddhistes occupant des places importantes dans des lieux stratégiques parmi les devaputras, un autre aspect consiste à montrer leurs immenses pouvoirs, comme ceux du Stakhanov des bodhisattvas, Matyabhimuka (Śgs p.178-182).

Le Śūraṃgamasamādhi raconte également en direct live la conversion de Māra par le bodhisattva Māragocarānupalipta, qui est l’agent double bouddhiste auprès de Māra. Tout comme le Śakra bouddhiste, ce bodhisattva peut fréquenter les domaines de Māra sans en être souillés. Pour la conversion de Māra, il va prendre celui par les sentiments, en convertissant d’abord les filles des dieux (devenkyā). En vidant le domaine de Māra de ses filles, femmes, entourage, il dérobe celui-ci de son pouvoir, et de peur de le perdre, Māra accepte de produire la bodhicitta (en croisant les doigts derrière son dos…).

On imagine bien que les bodhisattvas espions soient présents dans les “domaines” (gocarā) de tous les puissants. L’ubiquité ou la capacité de la multiple présence “distancielle” des Bouddhas et des bodhisattva dans le Śgs semble aussi avoir pour but, ou conséquence, de servir de justification à toutes sortes d’actes rituels. Il suffit d’invoquer le nom d’un Bouddha, ou d’y penser, pour que celui-ci soit réellement présent en tant que champ de mérite (p.218). C’est aussi de cette façon que Māragocarānupalipta peut fréquenter tous les lieux de Māra, sans jamais “quitter l’assemblée réunie autour du Bouddha” (p.222).

Le sūtra met également en exergue le rôle de Mañjuśrī, le supercommuniquant du bouddhisme mahāyāna, qui voyage dans toutes les galaxies pour y prêcher le Dharma et convertir les êtres. Pendant le kalpa Virocana, après la disparition du Dharma de Bouddha Puṣya, il n’y avait plus que la voie des pratyekabuddha pour convertir les êtres. Mañjuśrī part en mission, prétend d’être un pratyekabuddha, entre dans le nirvāṇa pour l’exemple, mais en sortit aussitôt, car il était au fond un bodhisattva. Les fidèles brûlèrent son corps. Et puis, Mañjuśrī, tel Buffalo Bill's Wild West Show, continua sa tournée de galaxie pour se produire ailleurs et pour y convertir les êtres. Pour faire tous ces exploits, Mañjuśrī se mettait en marche héroïque.

Mais Mañjuśrī n’a aucun mérite, tout mérite revient au Śūraṃgamasamādhi. Le plus grand méchant du monde “qui entend prêcher le Śgs est supérieur au saint entré dans la détermination et à l’Arhat qui a détruit les impuretés” (p. 253). C’est pourquoi il est recommandé de porter partout cette bonne nouvelle (p. 227). Et Mañjuśrī est l’élément le plus actif du bouddhisme mahāyāna dans ce domaine. Nous apprenons d’ailleurs, que Mañjuśrī est en fait un Bouddha (Nāgāvaṃśāgra) depuis longtemps (p. 261)... Les douze actes d’un Bouddha, et notamment l’entrée (et la sortie) du nirvāṇa, c’est le moindre de ses exploits. Dans l’espace d’un kalpa, un Bouddha ne peut pas tout faire, son temps est compté. Le potentiel et la promesse du Śgs lui sont nettement supérieurs.

C’est toujours dans ce même sūtra que nous apprenons que Śākyamuni est le Bouddha cosmique Vairocana, et tant que celui-ci enseigne dans son univers, Śākyamuni ne rejoindra pas le nirvāṇa final. Voilà que, dans les siècles après, toute l’attention du bouddhisme mahāyāna (et vajrayāna) se tourne vers Vairocana. Le bouddhisme vajrayāna continuera le projet du “grand remplacement” de tout ce qui est “impur”, “inauthentique” et “faux” par ce qui est “pur”, “authentique” et “vrai”. Cakrasaṃvara prend la place de Rudreśvara Mahābhairava au sommet du Mont Meru, Padmasambhava (Padma thang yig) soumettra Rudra/Thar pa nag po. Ici, c'est Rudra qui aura pris la place de Māra comme ennemi n° 1.

Donc avec tout ce beau monde virtuellement remplacé (et/ou possédé de l’intérieur), on ne sait jamais si l’on n’a pas affaire à un bodhisatta ou un vidyādhara en métamorphose, et il vaut mieux présumer que oui. Nous ne savons pas en quelle mesure notre monde “impur”, “inauthentique” et “faux” n’est pas déjà sous le contrôle secret des forces du bien. Et s’il ne l’est pas encore, il le sera sans doute bientôt.
l’homme ne doit pas juger l’homme, car il se blesse lui-même bien vite, ô Moines, l’homme qui juge l’homme. Moi-même ou qui me ressemble pouvons scruter l’homme”.

ô Kāśyapa, le bodhisatvva et le śrāvaka doivent considérer tous les êtres comme étant le Maître lui-même, et se demander prudemment si quelque individu appartenant au Véhicule des bodhisattva ne se trouve pas devant eux.” (Śgs, p. 208)
Le prosélytisme bouddhiste ne passe pas vraiment par des conquêtes réelles, mais suggère que tout est entre de bonnes mains, qu’il ne faut pas intervenir, et laisser agir les Bouddhas, bodhisattvas et leurs très nombreux agents doubles. Il faut soutenir les bodhisattvas et leurs projets dans l’imaginaire, en concevant des mondes parfaits, en faisant des prières à souhaits pour que ces mondes adviennent un jour, et que tous les êtres soient sauvés. On peut même mettre la main à la pâte, tout en restant bien assis sur son coussin, et imaginer (bhāvanā, sādhana) que ce qui est imaginé, récité, et rituellement accompli, aura des retombées réelles dans une réalité, qui n’est pas forcément du domaine de la māyā, mais qui n'exclut pas une influence dans ce domaine non plus.

Extérieurement, le bouddhisme n’encourage pas à intervenir dans un monde, qui est - qui sait ? - déjà le meilleur des mondes que nous puissions avoir (“if it ain’t totally broke, don’t make it worse”), qui est de toute façon le résultat du karma inéluctable des êtres, et sinon déjà géré au mieux par des Bouddhas et bodhisattvas métamorphosés dans la mesure que la situation le permette, tandis qu’intérieurement les fidèles peuvent se préparer à des temps meilleurs, tout en purifiant leurs esprits en les remplissant de belles choses[2], partout et toujours.

Les modèles de ces beaux mondes remplis de belles choses sont des théocraties idéalisées, des assemblées centrées autour d’un Bouddha, mais où tout le monde dans l’assemblée sait, qu’au fond il est indissociable de ce Bouddha et de son cercle, et qu’il aurait aussi bien pu être assis à la place centrale. Tout comme les grands bodhisattvas dans cette assemblée sont présents, mais accomplissent “ubiquitairement” toutes sortes de missions ailleurs, chacun de nous peut accomplir son devoir ici-bas, qui en gouvernant un pays, qui en commandant une armée, qui en découpant et brûlant des cadavres, et en servant les castes supérieures, tout en restant en la réalité vraie en compagnie de cette assemblée. Chacun peut participer au projet de la Grande Révolution Intérieure et devenir un agent double héroïque, en faisant ce qu’il fait déjà. Vous êtes parfaits, ne changez rien, continuez ainsi.


[1] Pour un exemple, voir le récit de la conversion de Rudra par Hayagrīva et Vajravārāhi, le cheval et le sanglier, “qui sont chargés de cette mission par la congrégation de bouddhas. Hayagrīva pénètre par la "porte du bas" de Rudra, jusqu’à ce que sa tête de cheval sorte par le sommet de la tête de Rudra. Les bras et les jambes de Rudra s’étendent. Vajravārāhi pénètre par le bhaga (vagin) de sa compagne (Umā), et sa tête de sanglier sort du sommet de la tête de la compagne. L’union (T. zhal sbyar) de "Cheval" (Hayagrīva) et de "Cochon" (Vajravārāhi) donne naissance à une manifestation de Vajrapāṇi portant le nom Bhurkumkuta (T. rta phag zhal sbyar dme ba brtsegs pa bskrun)”. Voir mon blog La promotion fulgurante de lambitieux yaksha Vajrapani

[2] Y compris des guerres justes, comme dans le Kalacaka Tantra.

samedi 6 mars 2021

Salut obligatoire pour tous


Amitābha, essayant de sauver un moine récalcitrant, en le tirant dans sa Terre Pure la corde au cou (photo via Jeffrey Kotyk) 

L’univers de la Marche héroïque est peuplé de Bouddhas et bodhisattvas protéiformes. Quelle est leur substance ? C’est difficile à dire, elle est inconcevable, on pourrait aussi dire que tout est leur substance. Quoi qu’ils soient en substance, ils sont indifférenciés du dharmadhātu, la “dimension absolue”, et ils opèrent de cette dimension.

L’imaginaire du mahāyāna aime représenter tous ces “personnages” quelque part réunis dans une grande assemblée de Bouddhas et de bodhisattvas[1], tout en étant continuellement en mission, un peu partout et en même temps. Les auteurs des sūtra n’ont cependant aucun mal à identifier chacun des “descentes” (avatars) de ces personnages. Là, où des êtres ordinaires voient “un noble roi cakravartin, un banquier (śreṣṭhin), un maître de maison, un roitelet (koṭṭarāja), un grand roi (mahārāja), un kṣatriya, un brahmāna, un śūdra etc., les auteurs savent exactement de quel personnage il s’agit. Un tel c’est Mañjuśrī, tel autre Vajrapāṇi, etc., il n’y a que les personnages du véhicule des auditeurs (śrāvakayāna), qui jouent toujours leur propre rôle ingrat, car ils n’ont pas les pouvoirs des bodhisattvas de la marche héroïque[2]. C’est comme si tous ces avatars étaient reliés par des fils invisibles à leurs originaux dans le dharmadhātu. Telle métamorphose d’un brahmāna, śūdra “serait” alors plutôt Mañjuśrī que Dṛḍhamati, etc. Pourquoi continuer cette individualisation de Bouddhas et de leur activité après leur nirvāṇa ou sortie du nirvāṇa[3]. Que leur reste-t-il d’individuel ?

Rien, explique la doctrine du triple Corps. Les Corps formels d’un Bouddha sont la perception des êtres ordinaires. Les Bouddhas n’y seraient pour rien… Ce seraient comme les algorithmes de leur Intelligence Artificielle qui opèrent encore spontanément, sans une once de volonté nouvelle de la part des Bouddhas. Cette “faculté” de perception des Corps formels et de la continuation de l’activité post-nirvāṇa des Bouddhas ici-bas - appelons-la “imaginaire mahāyāna” par facilité - doit bien jouer un rôle dans la représentation “symbolique” d’une assemblée de Bouddhas là-haut, et dans tout ce qui s'ensuit en doctrines, pratiques, rituels, etc.

On voit donc les sūtra du mahāyāna jouer continuellement sur deux plans : le dharmadhātu, et tout ce qui en sort et qui s’y jouerait de symbolique. Le symbolique étant relié au dharmadhātu par un fil tellement fin et invisible que l’on peut se demander s’il est réellement là. Ce fil, ce n’est que vous qui le percevez, les Bouddhas ne le perçoivent pas... Une fois ce “lien” établi, le mahāyāna bascule entièrement dans le symbolique, et tout ce qui se passe d’inconcevable est attribué à ce lien, qui est la caution bouddhiste de l’édifice. Au début fut la vacuité, le dharmadhātu, et tout en se manifestant de ceux-ci, les épiphanies de l’Intelligence Naturelle fictive restent indissociables de ceux-ci. Ce que vous percevez est de votre création, votre karma.

On peut concevoir assez facilement comment l’univers vécu, qui est présenté comme une sorte de triple Corps macrocosmique, devrait représenter notre expérience la plus intime. Nous sommes déjà ce Bouddha cosmique, et tout le spectacle de la marche héroïque est une description de l’expérience spirituelle accessible à un être humain. Ce qui se passe ici-bas, se passerait là-haut et vice versa. Chaque chose devra alors logiquement avoir sa correspondance.

Et pourtant ce n’est pas le biais par lequel les sūtra du mahāyāna abordent la chose. L’étage supérieur de cet univers est bien présenté comme le locus, où des bouddhistes pieux veulent aller après leur mort, peu importe par quel moyen théologique. Les sūtra mahāyāna jouent à fond sur la perception des Corps formels, et l’enseignent jusque dans les moindres détails, le dharmadhātu servant de clause de non-responsabilité. Toute cette création est vide, si vous y voyez quelque chose de substantiel, c’est entièrement votre perception et de votre responsabilité. Cependant, sūtra après sūtra, c’est le même type de création qui est enseigné. Quand les fidèles perdent le fil du dharmadhātu dans cette abondance d’images, c’est à cause de leur ignorance et karma. Comme si le bombardement symbolique systématique n’y était pour rien dans cette “erreur” de perception.

Sans ce fil, Tuṣita devient un plérôme religieux ordinaire, d’où des avatars, des anges, des immams, des tulkus sont envoyés ici-bas en mission pour sauver des âmes des griffes des forces du mal, et par tous les moyens. Le mahāyāna, qui a connu son essor au Gāndhāra et sur la route de la soie, a-t-il subi les influences de son époque, ou a-t-il cru pouvoir les intégrer et détourner habilement, en allant jusqu’à détourner les thèses essentielles des śramaṇa bouddhistes d’origine ? Trahir pourrait-on dire, s’il n’y avait pas ce fichu fil.

Les actes du Bouddha étaient déjà une création de bouddhistes brahmanes, mais deviennent une formalité. L’objectif ultime du bouddhisme, le nirvāṇa, devient l’entrée dans un plérôme, et dans une vie éternelle “spontanément” active, du moins pour ceux qui n’ont accès qu’à cette perception…

La création du mahāyāna devient alors une simple routine religieuse, avec seule une petite élite qui polémique encore sur la nature du fil du dharmadhātu. La grande majorité est toute occupée à faire le culte de tous ces Bouddhas et bodhisattva, à faire des rituels pour leurs ancêtres, à sauver leurs propres âmes en accumulant du mérite, etc., bien encadrés par le clergé bouddhiste.

On peut lire La concentration de la marche héroïque (Śūraṃgamasamādhi T642) de plusieurs façons. Dans le passé, c’étaient les propos du type dharmadhātu qui attiraient mon attention, maintenant, la tête à l'envers, je constate comment ces propos là se perdent dans le vacarme symbolique. Et quand on regarde la religionisation du bouddhisme, et le fétichisme de “la pratique” et ses avortons (Mindfulness, etc.), on peut se demander où diantre est passé ce fil du dharmadhātu, et en arriver à se demander s’il a jamais existé...

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[1] Tuṣita est le quartier général traditionnel mahāyāna des futurs Bouddhas.

[2] Śgs, pp. 132-140

[3] C’est le cas de Mañjuśrī, qui en tant que pratyekabuddha nirvāṇé, ressort aussitôt pour poursuivre sa carrière de bodhisattva. Śgs. p.242

mardi 2 mars 2021

La précieuse étoffe uniquement visible aux connoisseurs (vaijñānika)


Conte du fripon Dhana de Hastināpura vendant une étoffe divine (divyapaṭa) au roi de Śrāvastī, que seuls des vaijñānika peuvent percevoir. Source : le Nirvāṇalīlāvatī de l'auteur jaina Jineśvara (1052)*

Il est toujours gratifiant de retourner à des sources plus anciennes, où la doctrine est encore au stade de formation et assez imparfaite, c’est-à-dire en comportant des contradictions non encore résolues, ou de façon différente. Il en va ainsi pour le statut du bodhisattva. Si on lit des sources, des sūtra, hors contexte, on peut parfois être surpris par le ton défensif de certains propos récurrents du Bouddha ou de son entourage. C’est parce que le bodhisattva engagé dans le monde n’allait pas de soi dans une tradition qui remonte aux sectes des Renonçants (śramaṇa), et attirait beaucoup de critiques. Les auditeurs prenaient assez mal que des bouddhistes “bodhisattva”, moines ou laïques, puissent suivre une voie dite supérieure à la leur, et conduisant à un résultat supérieur, tout en se passant de pratiquer conformément l’ascèse, et parfois même en vivant "bourgeoisement" ou royalement.

Le Sūtra du samādhi de la marche héroïque, le Śūraṃgamasamādhi (Śgs) (T642), prend surtout la défense de ces bodhisattva-là. Les bodhisattva vivant selon le Vinaya n’avaient pas besoin d’être défendus. C’est un sūtra étrange qui explique à la fois le long chemin graduel pénible d’un disciple du Bouddha, tout en donnant des raccourcis, et comme des prototypes d’une approche subitiste plus directe, mais en restant dans l’univers du mahāyāna. Il y en a pour tous les goûts. Même Māra est récupérable.

Le sūtra met en garde contre les jugements hâtifs des comportements de bodhisattva laïques respectés. Quand on n’est pas soi-même un Bouddha, on ne peut pas juger de la réalisation d’un autre, qui pourrait être un bodhisattva de haut niveau pratiquant la marche héroïque (ci-après “bodhisattva héroïque”). Traditionnellement, le bodhisattva héroïque a déjà atteint la dixième terre, et reçu l’onction sacrée (abhiṣeka) des Bouddhas. C’est alors, qu’il “obtient”, en dernier lieu, le Śūraṃgamasamādhi[1]. A partir de là, tout lui sera possible. Pouvant être partout en même temps, en différentes métamorphoses, on ne peut jamais être certain de ne pas avoir affaire à un presque-Bouddha, et dans ce cas, il vaut mieux ne pas juger son comportement, si pour vous les dharma ne sont pas vides et non-produits.

Il peut très bien être votre roi, vivant dans le stupre et le luxe. On pourrait lui demander “comment restes-tu attaché à la royauté et aux plaisirs ?[2]” La réponse serait alors que le bodhisattva n’est PAS attaché à la royauté et aux plaisirs ; “c’est pour mûrir et perfectionner les êtres qu’il se trouve ici en laïc (gṛhastha) et qu’il apparaît comme bodhisattva, mais en ce même moment, en d’autres univers, il a déjà atteint l’état de Buddha et il fait tourner la Roue de la Loi[3]. La réponse sera encore différente pour le roi Indrabhūti du Guhyasamāja, mais pour l’instant, voilà la raison donnée par ce sūtra. Chaque chose en son temps. Un des messages clé du Śgs est ce pouvoir d’ubiquité : dans le monde “réel” (māyā) comme dans des mondes symboliques, visibles uniquement pour ceux ont d’yeux pour les symboles. Le bodhisattva Māragocarānupalipta peut être en train de forniquer avec 200 filles de Māra, à travers 200 copies conformes de lui-même, l’original restera simultanément présent dans de multiples assemblées de Bouddhas[4]. C’est de la fornication distraite ou inconcevable, le fond de l’esprit recueilli ailleurs.

Un “wokiste” pourrait se poser des questions sur le pourquoi de la présence de ce fantasme masculin dans ce sūtra, mais personne dans la très nombreuse assemblée du Śgs n’y pensa, enfin il me semble.

Toutes les extases (dhyāna), recueillements (samāpatti), libérations (vimokṣa), concentrations (samādhi), facultés surnaturelles (abhijñā), pouvoirs magiques (ṛddhi) et savoirs indéfectibles (pratisaṃvijñāna) sont inclus dans le Śgs (p. 141). Il en va de même pour la pratique des perfections (pāramitā). Une personne ordinaire pourrait avoir l’impression qu’un bodhisattva héroïque ait tous les défauts, qui sont le contraire des perfections, mais c’est parce qu’elle ignore les raisons profondes de la marche héroïque. Le bodhisattva héroïque qui est un parfait champ de mérite ne s’écarte jamais du bon chemin, mais fait semblant d’entrer dans les mauvais chemins (kumārga), il peut paraître fort attaché aux plaisirs, mais il est détaché de toutes les passions (p. 235).
“...Tout en demeurant dans la marche héroïque, je suis … un noble roi cakravartin, … ou encore banquier (śreṣṭhin), maître de maison, roitelet (koṭṭarāja), grand roi (mahārāja), kṣatriya, brahmāna ou śūdra” (p. 223).
C’est comme si ce concept et ce sūtra (avec le Vkn) avait préparé la voie au Gaṇḍavyūha sūtra (Vème s.), où l’on voit le fils de marchand Sudhana rencontrer 53 amis spirituels (skt. kalyānamitra) de différentes couches sociales. Le roi-tyran Anala explique :
« Fils de famille, que penses-tu ? Ces simulacres de pécheurs (pāpaka) confrontés au fruit de leurs actes, existent-ils réellement ? Ces simulacres de corps splendides, existent-ils vraiment ? Ce simulacre de la cour, existe-il vraiment ? Ce simulacre de grand luxe, existe-t-il vraiment ? Ces simulacres de mon statut de monarque et d’un grand pouvoir, existe-t-il vraiment ? Non, dit Sa Majesté, cela n'existe pas vraiment. Il poursuivit: Fils de famille, je suis un bodhisattva libéré (vimokṣika) avec des pouvoirs magiques. La plupart des sujets qui habitent mon royaume, tuent, volent, se méconduisent sexuellement, mentent, médisent, tiennent des propos incohérents, sont cupides, malveillants, entretiennent des vues fausses (mithyā-dṛṣṭi) et commettent des actes négatifs. »[6]

« Fils de famille, c'est pour éduquer ces personnes, et pour les amener à maturité, pour leur parfaite édification, et pour leur propre bien, et surtout avec la plus grande compassion qu'ils sont amenés ici, et que des simulacres de tortionnaires sont omniprésents sur le territoire de mon royaume. »

« Ce sont des simulacres de tortionnaires, qui saisissent des simulacres de condamnés à mort, afin de les exécuter. Ce sont des simulacres de juges, qui prononcent divers jugements contre des simulacres de personnes ayant commis les dix actes négatifs. Et ce sont des simulacres de souffrances insupportables, causées par des mains, des pieds, des oreilles, de membres, de doigts et de têtes tranchées qui sont déployées par magie. En voyant tout cela, les habitants de mon royaume, renoncent à leurs fautes et développent la force du regret, la frayeur et la crainte. Ils renonceront ainsi aux actes négatifs et deviendront vigilants. Fils de famille, cet expédient a pour effet de faire renoncer ces êtres aux fautes et à leur inspirer la crainte, et le regret, afin qu'ils se détournent des actes négatifs. »
C’est la marche héroïque qui permet au bodhisattva de “manifester les couleurs, les attitudes (īryapātha)” etc. d’un être, “sans jamais s’écarter intérieurement de la pensée d’illumination (bodhicitta)”[5]. “Ils circulent dans le triple monde, mais ne s’écartent pas de l’élément fondamental (dharmadhātu)”. “Il bouleverse les attitudes reçues, mais il ne bouleverse jamais l’élément fondamental (dharmadhātu)” (p. 143). “Le bodhisattva sait que tous les dharma reposent éternellement sur un élément fondamental (dharmadhātu)” (p. 144). Ainsi, il peut vivre en solitude comme en ville, il peut adopter une religion hérétique, pour y convertir les êtres (p. 146), “il n’est pas souillé par les vues fausses”, “il semble adopter les attitudes des hérétiques, mais n’y conforme pas son comportement”. “Il ne voit pas l’existence propre des actes, ni l’existence propre de la rétribution, mais il enseigne aux êtres l’acte et la rétribution” (p. 148). Toutes les astuces sont bonnes pour conduire les êtres au salut, qui passe par la même marche héroïque. Quand l’univers entier est rempli de bodhisattva héroïques, faisant tous semblant, et utilisant toutes sortes de simulacres dans le Spectacle universel, et qu’il n’y a plus un seul être à sauver, tout peut s’effondrer et se nirvaniser, mais tout peut aussi bien continuer, puisque le Spectacle est indissociable de la dimension absolue (dharmadātu). Si ça se trouve, nous y sommes déjà ! Nous sommes tous des bodhisattva héroïques en marche vers l’Eveil universel. C’est acquis, il faut juste continuer à faire de la pédagogie, pour que nous ne l'oublions pas. Ne changez rien, tout est parfait, vous êtes parfaits !

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Anthony Kennedy Warder (1992). Indian Kāvya Literature: The art of storytelling, Volume 6. pp. 261–262, 268–270.

[1] Śgs, p. 166

[2] Śgs, p. 177

[3] Śgs, p178

[4] Śgs, p. 216 “Il se manifeste dans tous les domaines de Māra, mais il n'est pas souillé par les domaines de Māra. Il s'amuse avec les filles des dieux (devankyā), mais il n'éprouve pas de mauvais plaisir sexuel (maithunarati). Ce kulaputra se trouve en Śgs : il pénètre dans les palais de Māra, et cependant il ne quitte pas l'Assemblée réunie autour du Bouddha. Il semble parcourir le monde de Māra, s'y promener et si amuser, mais il emploie les buddhaharma pour convertir les êtres.”

[5] Śgs, p. 122, p.125