mardi 2 mars 2021

La précieuse étoffe uniquement visible aux connoisseurs (vaijñānika)


Conte du fripon Dhana de Hastināpura vendant une étoffe divine (divyapaṭa) au roi de Śrāvastī, que seuls des vaijñānika peuvent percevoir. Source : le Nirvāṇalīlāvatī de l'auteur jaina Jineśvara (1052)*

Il est toujours gratifiant de retourner à des sources plus anciennes, où la doctrine est encore au stade de formation et assez imparfaite, c’est-à-dire en comportant des contradictions non encore résolues, ou de façon différente. Il en va ainsi pour le statut du bodhisattva. Si on lit des sources, des sūtra, hors contexte, on peut parfois être surpris par le ton défensif de certains propos récurrents du Bouddha ou de son entourage. C’est parce que le bodhisattva engagé dans le monde n’allait pas de soi dans une tradition qui remonte aux sectes des Renonçants (śramaṇa), et attirait beaucoup de critiques. Les auditeurs prenaient assez mal que des bouddhistes “bodhisattva”, moines ou laïques, puissent suivre une voie dite supérieure à la leur, et conduisant à un résultat supérieur, tout en se passant de pratiquer conformément l’ascèse, et parfois même en vivant "bourgeoisement" ou royalement.

Le Sūtra du samādhi de la marche héroïque, le Śūraṃgamasamādhi (Śgs) (T642), prend surtout la défense de ces bodhisattva-là. Les bodhisattva vivant selon le Vinaya n’avaient pas besoin d’être défendus. C’est un sūtra étrange qui explique à la fois le long chemin graduel pénible d’un disciple du Bouddha, tout en donnant des raccourcis, et comme des prototypes d’une approche subitiste plus directe, mais en restant dans l’univers du mahāyāna. Il y en a pour tous les goûts. Même Māra est récupérable.

Le sūtra met en garde contre les jugements hâtifs des comportements de bodhisattva laïques respectés. Quand on n’est pas soi-même un Bouddha, on ne peut pas juger de la réalisation d’un autre, qui pourrait être un bodhisattva de haut niveau pratiquant la marche héroïque (ci-après “bodhisattva héroïque”). Traditionnellement, le bodhisattva héroïque a déjà atteint la dixième terre, et reçu l’onction sacrée (abhiṣeka) des Bouddhas. C’est alors, qu’il “obtient”, en dernier lieu, le Śūraṃgamasamādhi[1]. A partir de là, tout lui sera possible. Pouvant être partout en même temps, en différentes métamorphoses, on ne peut jamais être certain de ne pas avoir affaire à un presque-Bouddha, et dans ce cas, il vaut mieux ne pas juger son comportement, si pour vous les dharma ne sont pas vides et non-produits.

Il peut très bien être votre roi, vivant dans le stupre et le luxe. On pourrait lui demander “comment restes-tu attaché à la royauté et aux plaisirs ?[2]” La réponse serait alors que le bodhisattva n’est PAS attaché à la royauté et aux plaisirs ; “c’est pour mûrir et perfectionner les êtres qu’il se trouve ici en laïc (gṛhastha) et qu’il apparaît comme bodhisattva, mais en ce même moment, en d’autres univers, il a déjà atteint l’état de Buddha et il fait tourner la Roue de la Loi[3]. La réponse sera encore différente pour le roi Indrabhūti du Guhyasamāja, mais pour l’instant, voilà la raison donnée par ce sūtra. Chaque chose en son temps. Un des messages clé du Śgs est ce pouvoir d’ubiquité : dans le monde “réel” (māyā) comme dans des mondes symboliques, visibles uniquement pour ceux ont d’yeux pour les symboles. Le bodhisattva Māragocarānupalipta peut être en train de forniquer avec 200 filles de Māra, à travers 200 copies conformes de lui-même, l’original restera simultanément présent dans de multiples assemblées de Bouddhas[4]. C’est de la fornication distraite ou inconcevable, le fond de l’esprit recueilli ailleurs.

Un “wokiste” pourrait se poser des questions sur le pourquoi de la présence de ce fantasme masculin dans ce sūtra, mais personne dans la très nombreuse assemblée du Śgs n’y pensa, enfin il me semble.

Toutes les extases (dhyāna), recueillements (samāpatti), libérations (vimokṣa), concentrations (samādhi), facultés surnaturelles (abhijñā), pouvoirs magiques (ṛddhi) et savoirs indéfectibles (pratisaṃvijñāna) sont inclus dans le Śgs (p. 141). Il en va de même pour la pratique des perfections (pāramitā). Une personne ordinaire pourrait avoir l’impression qu’un bodhisattva héroïque ait tous les défauts, qui sont le contraire des perfections, mais c’est parce qu’elle ignore les raisons profondes de la marche héroïque. Le bodhisattva héroïque qui est un parfait champ de mérite ne s’écarte jamais du bon chemin, mais fait semblant d’entrer dans les mauvais chemins (kumārga), il peut paraître fort attaché aux plaisirs, mais il est détaché de toutes les passions (p. 235).
“...Tout en demeurant dans la marche héroïque, je suis … un noble roi cakravartin, … ou encore banquier (śreṣṭhin), maître de maison, roitelet (koṭṭarāja), grand roi (mahārāja), kṣatriya, brahmāna ou śūdra” (p. 223).
C’est comme si ce concept et ce sūtra (avec le Vkn) avait préparé la voie au Gaṇḍavyūha sūtra (Vème s.), où l’on voit le fils de marchand Sudhana rencontrer 53 amis spirituels (skt. kalyānamitra) de différentes couches sociales. Le roi-tyran Anala explique :
« Fils de famille, que penses-tu ? Ces simulacres de pécheurs (pāpaka) confrontés au fruit de leurs actes, existent-ils réellement ? Ces simulacres de corps splendides, existent-ils vraiment ? Ce simulacre de la cour, existe-il vraiment ? Ce simulacre de grand luxe, existe-t-il vraiment ? Ces simulacres de mon statut de monarque et d’un grand pouvoir, existe-t-il vraiment ? Non, dit Sa Majesté, cela n'existe pas vraiment. Il poursuivit: Fils de famille, je suis un bodhisattva libéré (vimokṣika) avec des pouvoirs magiques. La plupart des sujets qui habitent mon royaume, tuent, volent, se méconduisent sexuellement, mentent, médisent, tiennent des propos incohérents, sont cupides, malveillants, entretiennent des vues fausses (mithyā-dṛṣṭi) et commettent des actes négatifs. »[6]

« Fils de famille, c'est pour éduquer ces personnes, et pour les amener à maturité, pour leur parfaite édification, et pour leur propre bien, et surtout avec la plus grande compassion qu'ils sont amenés ici, et que des simulacres de tortionnaires sont omniprésents sur le territoire de mon royaume. »

« Ce sont des simulacres de tortionnaires, qui saisissent des simulacres de condamnés à mort, afin de les exécuter. Ce sont des simulacres de juges, qui prononcent divers jugements contre des simulacres de personnes ayant commis les dix actes négatifs. Et ce sont des simulacres de souffrances insupportables, causées par des mains, des pieds, des oreilles, de membres, de doigts et de têtes tranchées qui sont déployées par magie. En voyant tout cela, les habitants de mon royaume, renoncent à leurs fautes et développent la force du regret, la frayeur et la crainte. Ils renonceront ainsi aux actes négatifs et deviendront vigilants. Fils de famille, cet expédient a pour effet de faire renoncer ces êtres aux fautes et à leur inspirer la crainte, et le regret, afin qu'ils se détournent des actes négatifs. »
C’est la marche héroïque qui permet au bodhisattva de “manifester les couleurs, les attitudes (īryapātha)” etc. d’un être, “sans jamais s’écarter intérieurement de la pensée d’illumination (bodhicitta)”[5]. “Ils circulent dans le triple monde, mais ne s’écartent pas de l’élément fondamental (dharmadhātu)”. “Il bouleverse les attitudes reçues, mais il ne bouleverse jamais l’élément fondamental (dharmadhātu)” (p. 143). “Le bodhisattva sait que tous les dharma reposent éternellement sur un élément fondamental (dharmadhātu)” (p. 144). Ainsi, il peut vivre en solitude comme en ville, il peut adopter une religion hérétique, pour y convertir les êtres (p. 146), “il n’est pas souillé par les vues fausses”, “il semble adopter les attitudes des hérétiques, mais n’y conforme pas son comportement”. “Il ne voit pas l’existence propre des actes, ni l’existence propre de la rétribution, mais il enseigne aux êtres l’acte et la rétribution” (p. 148). Toutes les astuces sont bonnes pour conduire les êtres au salut, qui passe par la même marche héroïque. Quand l’univers entier est rempli de bodhisattva héroïques, faisant tous semblant, et utilisant toutes sortes de simulacres dans le Spectacle universel, et qu’il n’y a plus un seul être à sauver, tout peut s’effondrer et se nirvaniser, mais tout peut aussi bien continuer, puisque le Spectacle est indissociable de la dimension absolue (dharmadātu). Si ça se trouve, nous y sommes déjà ! Nous sommes tous des bodhisattva héroïques en marche vers l’Eveil universel. C’est acquis, il faut juste continuer à faire de la pédagogie, pour que nous ne l'oublions pas. Ne changez rien, tout est parfait, vous êtes parfaits !

***

Anthony Kennedy Warder (1992). Indian Kāvya Literature: The art of storytelling, Volume 6. pp. 261–262, 268–270.

[1] Śgs, p. 166

[2] Śgs, p. 177

[3] Śgs, p178

[4] Śgs, p. 216 “Il se manifeste dans tous les domaines de Māra, mais il n'est pas souillé par les domaines de Māra. Il s'amuse avec les filles des dieux (devankyā), mais il n'éprouve pas de mauvais plaisir sexuel (maithunarati). Ce kulaputra se trouve en Śgs : il pénètre dans les palais de Māra, et cependant il ne quitte pas l'Assemblée réunie autour du Bouddha. Il semble parcourir le monde de Māra, s'y promener et si amuser, mais il emploie les buddhaharma pour convertir les êtres.”

[5] Śgs, p. 122, p.125

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