vendredi 19 mars 2021

Le suprême culte de la Loi (anuttarā dharmapūjā)


Māra, est-il vraiment si méchant ? (Gandhara, vallée Swat, Under the Bo)

Dans le chapitre XII de l’Enseignement de Vimalakīrti, le super laïc qui met la honte à tous les auditeurs du Bouddha, le Bouddha compare le mérite de l’accumulation de mérite optimale et maximale et le mérite de ce qu’il appelle “le culte de la Loi” (skt. dharmapūjā tib. chos kyi mchod pa), et expose ensuite “l’origine” et les caractéristiques du dharmapūjā.
C’est par le culte de la Loi, qu’on peut honorer [les bienheureux Buddha], et non par des objets matériels (āmiṣa).” (Lamotte, VKN, p. 374)
Pour parler de “l’origine” du dharmapūjā, le Bouddha remonte à Bhaiṣjyarāja (tib. sangs rgyas sman gyi rgyal po), dont Lamotte précise que ce n’est pas le Bouddha Bhaiṣjyarājaguru (tib. sangs rgyas sman bla)[1]. Et ce Bouddha du passé fut honoré par toutes sortes d’offrandes “matérielles”. Quand un de ces meilleurs disciples, le prince Candracchattra (jataka du futur Bouddha Śākyamuni) demanda s’il n’y avait pas “un culte bien supérieur et plus noble que celui-ci”, le ciel s’ouvrit et les deva lui répondirent : “Saint homme, le culte de la loi est le meilleur parmi tous les cultes”, et ils ajoutèrent que c’est Bhaiṣjyarāja qu’il fallait interroger sur ce culte (VKN pp. 377 etc.).

Bhaişajyarāja énumère alors les qualités des textes de la corbeille des bodhisattvas. Faire le culte de la Loi, c'est enseigner, entendre, croire, retenir et méditer ces sūtra (VKN, p. 379-380).
“12. En outre, fils de famille, le culte de la loi consiste à comprendre la loi selon la loi (dharmānudharmanidhyapti), appliquer la loi selon la loi (dharmānudharmapratipatti), se conformer à la production en dépendance (pratītyasamutpādānuvartana), écarter les vues fausses concernant les extrêmes (antaḍṛṣtīvisamyoga), exercer la conviction relative aux dharma sans naissance ni production (ajātānutpattikadharmakşāntibhāvanā), pénétrer les dharma sans âme et sans principe intelligent (nirātmakaniņsattvapraveśa), s'abstenir de contredire, de critiquer et de discuter les causes et les conditions (hetupratyaya), écarter toute croyance relative au moi et au mien (ātmātmīyagrāhavisamyoga);

1. prendre refuge[2] dans l'esprit et ne pas prendre refuge dans la lettre (arthapratisaraṇam na vyañjanapratisaraṇam);
2, prendre refuge dans le savoir direct et ne pas prendre refuge dans les connaissances discursives (jñānapratisaraṇam na vijñānapratisaraṇam);
3. prendre refuge dans les Sūtra de sens précis et ne pas s'attacher aux Sūtra conventionnels, de sens à déterminer (nītārthasūtrapratisaraṇam na neyārthasamvrtisūtrābhiniveśaḥ);
4. prendre refuge dans la nature des choses et ne pas s'attacher aux avis des autorités humaines (dharmatāpratisaranam na pudgaladrstyupalabdhitābhiniveśaḥ) ; comprendre les dharma conformément à la nature même des Buddha (yathābuddhadharmam dharmāņām avabodhaḥ); pénétrer dans l'absence de refuge (anālayapraveśa) et détruire le refuge (ālayasamudghāta) ; tenir comme le résultat d'une invincible croyance à l'être (akşayasattvadrstyabhinirhārābhinirhſta) la production en dépendance à douze termes (avādaśāň gapratītyasamutpāda) selon laquelle « Par la suppression de l'ignorance, etc., sont supprimés vieillesse, mort, chagrin, lamentation, douleur, tristesse et tourment » (avidyānirodhād ityādi yāvaj jarāmaraņaśokapari- devaduḥkhadaurmanasyopāyāsā nirudhyante).

Fils de famille, la non-vision de toutes les vues (sarvaḍṛṣtīnām adarśanam)[3], voilà ce qu'on appelle le suprême culte de la loi (anuttarā dharmapūjā).”(VKN pp. 380-382)[4]
Nāgārjuna écrit dans les Stances du Milieu (chapitre 3.5) "La vision ne voit pas, l'absence de vision non plus." et (3.6) "Solidaire ou non de la vision, le sujet voyant n'existe pas. S'il n'y a personne pour voir, comment pourrait-il y avoir visible et vision." Dans le Śūraṃgamasamādhi, on trouve :
"Ne rien voir, c'est la vue correcte (samyagḍṛṣtī), et cette vue correcte n'est ni correcte (samyak) ni incorrecte (mithyā). Les dharma ne sont corrects ni incorrects, ni agents (kāraka) ni patients (vedaka) : c'est là se libérer des liens de Māra." (Sgs, Lamotte, p. 98) 

Et de nouveau Nāgārjuna (MMK 13.8)
Les Victorieux ont proclamé que la vacuité est le fait d’échapper à tous les points de vue [ḍṛṣtī]. Quant à ceux qui font de la vacuité un point de vue, ils les ont déclarés incurables[5].

***

[1] VKN, p. 375, note 11

[2] Il s’agit ici des “quatre refuges” (catuḥpratisaraṇa). Voir mon blog Quatre critères d'interprétation d’avril 2010.

[3] Le Śūraṃgamasamādhi enseigne qu’il y a 62 espèces de vues fausses (Brahmajālasutta), et que l’on sera libéré des liens de Māra, en ne pas (sic !) détruisant ces vues fausses. Śgs, p. 198 “Ne pas songer à toutes ces vues fausses, c’est se libérer des liens de Māra”. Ailleurs dans le même texte, il y a une liste des “douze liens des vues fausses”, dont il faut se libérer, qui sont énumérées (p. 195).
1. la vue du moi (ātmaḍṛṣtī),
2. la vue de l'être (sattvaḍṛṣtī),
3. la vue de l'être vivant (jīvaḍṛṣtī),
4. la vue de l'individu (pudgalaḍṛṣtī),
5. la vue de l'anéantissement (ucchedaḍṛṣtī),
6. la vue de l'éternalisme (śāśvataḍṛṣtī),
7. la vue de la croyance au moi (ātmagrāhaḍṛṣtī),
8. la vue de la croyance au mien (ātmīyagrāhaḍṛṣtī),
9. la vue de l'existence (bhavaḍṛṣtī),
10. la vue de la non-existence (vibhavadysti),
11. la vue de la personnalité (satkāyaḍṛṣtī),
12. la vue de tous les dharma (sarvadharmaḍṛṣtī).

[4] La version tibétaine est un peu différente de la version chinoise de Hiuan-tsang (T 476), davantage Nāgārjunienne : 
sems can la lta ba zad mi shes par mngon par bsgrubs pas mngon par sgrub cing lta ba rnams la mi lta ba 'di ni rigs kyi bu bla na med pa'i chos kyi mchod pa zhes bya'o/
Souhaiter que tous les êtres abandonnent toutes les vues (dṛṣṭi), voilà ce qu’on appelle le suprême culte de la loi”.

Le tibétain (Wylie) de tout le passage :
rigs kyi bu gzhan yang chos kyi mchod pa ni gang chos la chos su nges par sems pa/ chos la chos bzhin nan tan byed pa dang / rten cing 'brel par 'byung bar 'thun pa/ mthar lta ba thams cad dang bral ba/skye ba med pa/ 'byung ba med pa la bzod pa/ bdag med pa sems can med par 'jug pa/rgyu dang rkyen dang mi 'gal ba dang / 'thab pa med pa/ rtsod pa med pa/ nga yi ba med pa/ ngar 'dzin pa dang bral ba/

1. don la rton gyi tshig 'bru la mi rton pa/
2. ye shes la rton gyi rnam par shes pa la mi rton pa/
3. nges pa'i don gyi mdo sde la rton gyi drang ba'i don kun rdzob la mngon par ma zhen pa/_
4. chos nyid la rton gyi gang zag tu lta ba dmigs par 'dzin pa la mngon par ma zhen pa/

sangs rgyas kyi chos nyid ji lta ba bzhin du khong du chud pa/ kun gzhi med par 'jug pa/ kun gzhi yang dag par 'joms pa/ ma rig pa rnam par zhi ba nas/ rga shi dang / mya ngan dang / smre sngags 'don pa dang / sdug bsngal ba dang / yid mi bde ba dang / 'khrug pa'i bar du rnam par zhi zhing de ltar rten cing 'brel par 'byung ba'i yan lag bcu gnyis la 'di lta ste/ sems can la lta ba zad mi shes par mngon par bsgrubs pas mngon par sgrub cing lta ba rnams la mi lta ba 'di ni rigs kyi bu bla na med pa'i chos kyi mchod pa zhes bya'o/

[5] Stances du milieu par excellence, traduction Gut Bugault, p. 173

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