dimanche 30 janvier 2022

Les grands bodhisattvas sont au-dessus de la loi (l minuscule)


Quoi qu’en dise “le bouddhisme”, le premier objectif était de mettre une fin à la souffrance (dukkha) dans la purification et l’extinction (nibbana) des passions, créatrices de nouveau kamma, qui est le carburant du devenir. “Ceci est ma dernière naissance, il n’y aura plus de nouvelle naissance[1]. En ce qui concerne, sa doctrine, le Dhamma, le coeur en est la coproduction conditionnée. “Qui voit la Production conditionnée, voit le Dhamma ; qui voit le Dhamma, voit la Production Conditionnée” (Majjhima Nikāya I, 190-191).

Quand ses illustres disciples Upatissa l’Errant (Sariputta) et Kolita (Moggallana) l’Errant apprennent par un tiers, l’Errant Assaji l’Ancien, le coeur de la doctrine du Bouddha
De tout ce qui est produit par une cause,
Le Tathāgata en a dit la cause
Ainsi que la cessation ;
Telle est la doctrine du Grand Renonçant
[2]. “
Ils se voient aussitôt établis dans le courant (sotāpanna)[3].

C’est une belle légende, mais voici qu’un tiers (un simple Errant), qui n’a pas forcément “réalisé” le coeur de la doctrine du Bouddha, le raconte à des jeunes chercheurs, à qui cela semble avoir fait de l’effet. Sans "transmission" ! Suffisamment d'effet pour qu’ils se voient "entrés dans le courant", c’est-à-dire dans l’octuple chemin, qui conduit ultimement au nibbana.

Restant dans le cadre de ce récit légendaire, avaient-ils “pratiqué” auparavant la méditation assise, la pleine conscience, la concentration (dhyāna), l’inspection (vipassana), ... ? Rien n’est moins certain. Ils étaient des Errants (ājīvika), et donc des nāstika, avant de décider de suivre le Bouddha. “Athées”, ils ne croyaient ni en le Brahman ni en le Soi (ātman). Ainsi préparés, ils ont sans doute “flashé” sur la coproduction conditionnée du Bouddha, et la transition n’était pas trop compliquée en passant d’un système nāstika à un autre. La transition semble plus complexe quand le bouddhisme devient un système orthodoxe (āstika) par rapport à la norme religieuse. Cette évolution-là semble d’abord avoir eu lieu en dehors de l’Inde, sans vouloir faire de l’indianité un caractéristique essentiel du bouddhisme.

Quand le bouddhisme suit la norme religieuse et devient "dhātu-vādin", la pratique change également. Certes les phénomènes continuent toujours à se produire et cesser à partir de causes et de conditions, et de la cessation de celles-ci, mais la coproduction conditionnée devient l’aspect dynamique (fonctionnel yung) de quelque chose de plus profond (t'i), qui l'englobe, et que l’on peut considérer comme un Soi/Brahman, naturellement présent, éternel, originel, paisible, bienheureux, sur lequel on peut se poser, sans se poser. C’est nettement plus concret que le sans-fondement (anāsraya) et permet des applications et des constructions métaphysiques plus concrètes, et à plusieurs étages. C’est là que la contemplation en tant que pratique prend son sens. L’analyse et la réflexion juste (yoniso manasikāra) jouent un rôle bien moindre. L’Eveil étant présent depuis toujours, il suffit de “voir” ce qui ne se voit d’ailleurs pas. Ni à l’intérieur, ni de l’extérieur, d’où l’intérêt d’attributs signifiant l’éveil, des capes, des coiffes, des bâtons, des certificats, etc. C’est avec l’arrivée des théories et des pratiques dhātu-vādin, que la méditation assise prend plus d’importance. Méditation, non pas dans un sens d’inspection et de réflexion juste, qui deviennent du coup de simples travaux préparatifs au "grand oeuvre", mais une contemplation de réalités sous-jacentes et plus profondes.

En Chine, cela se passa dans le sillage du Sūtra du Lotus, et avec Huisi (515-577), à l’origine de la secte bouddhique chinoise du Tiantai, dont Zhiyi (538-597) est le fondateur officiel. Pour Huisi, la contemplation (ding, dhyāna) parfaite est comme une "activité sans attribut" (wuxiang xing), qui n’est autre que l'éveil soudain (dunwu) “qui procure, en un seul esprit (yixin) et en un même instant (yinian), la sagesse (hui) capable de saisir pleinement la vérité de toute chose et de poser des actes efficaces[4]. Yoshio Kawakatsu se pose alors la question suivante :
En quoi ce subitisme de l'éveil chez Huisi, qui unifie à la fois contemplation et sagesse, est-il différent de celui qui semble la caractéristique de l'école proprement dite du Chan (dhyâna chinois), qui se réclame d'un premier fondateur, Bodhidharma, et du second, Huike (ou Sengke selon le Xu gao-seng zhuan, juan 15), un des contemporains de Huisi ?
Au légendaire Bodhidharma, considéré comme le fondateur du Ch’an, on attribue le "Traité des deux accès et des quatre pratiques" (Er-ru sixing lun), traduit en français sous le titre “Le traité de Bodhidharma”, traduit par Bernard Faure. Paul Demiéville[5] avait dit de ce traité "on ne voit guère ce qu'il y a là de particulièrement T’chan ...". Paul Magnin, auteur de La vie et l'oeuvre de Huisi (515-577): Les origines de la secte bouddhique chinoise du Tiantai (Ecole française d'Extrême-Orient, 2005), rappelle que “l'école Tiantai ... fut d'abord appelée l'école du dhyāna (Chanzong)[6]”, avant que celle qu’on connaît actuellement sous ce nom apparut sous ce nom au IXème siècle.

Kawakatsu observe que l’école Tiantai et le Ch’an partagent la notion d’éveil soudain, la première en la basant sur le Sūtra du Lotus et la deuxième sur le Laṅkāvatāra Sūtra. L’école Ch’an s'appelait d’ailleurs initialement “la tradition du Laṅkāvatāra[7].
Huisi reconnaît que la méthode de l'Eveil soudain pour parvenir à la sagesse parfaite demeure le privilège des meilleurs, c'est-à-dire des bodhisattva aux facultés aiguës (ligen pusa)”.
En même temps, ces “facultés aiguës” n’étaient pas d’ordre intellectuel. Huisi, semble avoir penché vers un certain anti-intellectualisme, du moins pour les “bodhisattva aux facultés aiguës” ou les “grands bodhisattvas”, qui réussissent sans effort là où les autres ne réussissent pas, quel que soit d'ailleurs leurs efforts, peut-être même à cause de leurs efforts... Si la filiation spirituelle (gotra) ne veut pas, rien ne va. C'est à vous couper l'envie.
Huisi dit que si l'on utilise la méthode dite de "compréhension graduelle de la Prajñāpāramitā de la grande édition" (dap in cidi yi), on ne peut pas vraiment la comprendre, et que cette méthode est même contradictoire avec l'expression "l'esprit unique contient toutes choses" de ce sūtra[8].”
Les “bodhisattva aux facultés obtuses” (dungen pusa) étaient tous obligés de recourir à une activité graduelle. Zhiji, le disciple de Huisi, avait repris cette approche[9]. Dans la pratique des monastères, il y avait donc par la force des choses une distinction entre “facultés aiguës” et “facultés obtuses” en matière d’éveil soudain. Un bodhisattva de “facultés aiguës” - et qui sait - éveillé, se doit d’avoir de la compassion et être patient, afin d’aider les êtres, tout en supportant “coups, injures, mépris, affronts, calomnies et diffamation”, “ dans une quiétude de vacuité”. Mais les “grands bodhisattva”, disposent d’une troisième patience, qui, elle, doit employer la contrition et la violence, car :
"Dans le monde où sont des êtres obstinément mauvais, le bodhisattva les mate pour les convertir. Pour cela, leur adressant des paroles rudes, les calomniant et les injuriant, il provoque leur contrition et éveille en eux un esprit de bien".

"Ne pas répondre aux coups et aux injures reçus, ce n'est que la patience pour maintenir la dignité de manière extérieure (wai weiyi ren) dans l'observance des règles du monde (shisu jie). Ne pas éprouver de ressentiment, en considérant que l'intérieur est vide, que la voix est vide, que le corps et le cœur sont vides, ce n'est que la patience d'un bodhisattva débutant qui évite d'être blâmé et méprisé par le monde et qui suit une méthode appropriée pour s'exercer à la pratique de la perfection de l'observance des règles, de la contemplation et de la sagesse. Ce n'est pas encore la patience d'un grand bodhisattva. Pourquoi ? Parce que les (grands) bodhisattva qui ne considèrent que les choses utiles pour les êtres, matent immédiatement (les êtres mauvais), afin de protéger le Mahâyana et la Vraie Loi. Ils n'ont pas toujours des paroles tendres et miséricordieuses"

Huisi déclare que tuer les mauvais hommes qui enfreignent les règles, les faire tomber dans l'enfer et y éveiller en eux l'esprit de bodhi, "c'est là une activité de grande charité (dači dabei) qui n'est autre que le grand consentement (daren), c'est-à-dire "la grande patience du bodhisattva capable de l'utiliser en tant que méthode appropriée (pusa dafangbian ren 菩薩大方便忍) ce qui ne peut jamais être fait par les petits bodhisattva".
Avoir envie d'emmerder les mauvais hommes n'est réservé qu'aux grands bodhisattvas... 

Nous tenons ici peut-être une source pour le comportement violent, l’absence de “compassion idiote”, et la “folle sagesse” de certains grands bodhisattva de notre temps. La notion de contraindre et de faire violence aux êtres, surtout s’il s’agit d’êtres a-spirituels (agotra, icchantika) se trouve notamment dans le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra, chapitre XXIV sur le bodhisattva Kāśyapa.
"O good man! Because the icchantikas are cut off from the root of good. All beings possess such five roots as faith, etc. But the people of the icchantika class are eternally cut off from such. Because of this, one may well kill an ant and gain the sin of harming, but the killing of an icchantika does not (constitute a sin)."
Un bon bouddhiste ne ferait peut-être pas de mal à une mouche, mais tenez-le à distance d’un icchantika hors-la-Loi” (L majuscule). Si tuer un icchantika ne comporte pas de mauvais karma, à plus forte raison le contraindre, le frapper, l’exploiter, l’insulter, etc. pour son bien, est même un service à lui rendre. Par conséquent,
"Si un bodhisattva ne pouvait pas punir les mauvais hommes, en s'exerçant à la pratique de la patience mondaine, et s'il permettait de développer les activités mauvaises détruisant la Vraie Loi, il serait un diable, jamais un bodhisattva : pas même digne d'être appelé un auditeur (shengwen) ! Pourquoi ? Parce que rechercher la patience mondaine sans pouvoir protéger la Loi, quoique cela ressemblât extérieurement à la patience, ce n'est autre qu'une activité du Diable [Māra] !"
***

Huisi s’était établi sur le “Mont Tiantai", qui est le mont Dasushan (大蘇山), dans le district de Shangcheng], mais ce lieu qui était “éloigné des capitales où vivaient les classes aisées et cultivées qui constituaient [le] public principal [du Tiantai], était un handicap pour ce courant surtout exégétique et intellectuel” (Wiképédia Tiantai).

[1] Ayam antimā jāti natthi dāni punabbhavo. Dhammacakka Sutta, Mahā Vagga, Samyutta Nikāya v. 428.

[2] Ye dharmā hetuprabhavā hetuṃ teṣāṃ tathāgataḥ hyavadat teṣāṃ ca yo nirodha evaṃ vādī mahāśramaṇaḥ.
En tibétain : chos rnams thams cad rgyu las byung// de rgyu de bzhin gshegs pas gsungs// de yi 'gog pa gang yin pa// dge sbyong chen pos de skad gsungs//

[3] Les grands disciples du Bouddha, Nyanaponika Thera et Hellmuth Hecker, éditions Claire Lumière, Tome I, p. 48
« lorsqu’il entendit les deux premiers vers, naquit chez Upatissa l’Errant la vision sans tache du Dhamma, le premier aperçu de la Non-Mort, le chemin de l’entrée-dans-le-courant [sotāpanna, tib. rgyun zhugs] et, à la fin des deux derniers vers, il était entré dans le courant. »

[4] A propos de la pensée de Huisi, Yoshio Kawakatsu

[5] "L'introduction au Tibet du bouddhisme sinisé d'après les manuscrits de Touen-houang", dans Contributions aux études sur Touen-houang, Genève-Paris, 1979, p. 2.

[6] La reformulation est de Yoshio Kawakatsu.

[7] Le traité de Bodhidharma, Bernard Faure, p. 45 etc. voir Le coeur du Zen tibétain et de la mahāmudrā

[8] Yoshio Kawakatsu

[9] La Somme “Mohe Zhiguan” de Zhiji mentionne :
“Les quatre méthodes :
L’enseignement soudain (dunjiao 頓教) par lequel la vérité est appréhendée immédiatement dans son intégralité, contenu dans le Sutra Avatamsaka.
L’enseignement graduel (jianjiao 漸教) selon les quatre étapes mentionnées plus haut.
L’enseignement ésotérique (mimijiao 祕密教) compris seulement d’une partie des pratiquants.
L’enseignement indéterminé (budingjiao 不定教), signifiant que chaque pratiquant en tire des bénéfices différents selon ses propres caractéristiques.” source

samedi 29 janvier 2022

Roll up for the Treasure Tower

La tour aux trésors, la cérémonie dans l'air, grotte de Mogao n° 23, Dunhuang (site thelotussutra.org)

Le Sūtra du Lotus (Saddharmapuṇḍarīkasūtra, traduit en chinois en 286), qui déclare que “tous les êtres atteindront l’état de Bouddha” ne mentionne pas encore la Matrice du Bouddha, mais il en contient les prémisses en potentiel, notamment dans ses paraboles. Cela vaut d’ailleurs aussi pour les filiations spirituelles (gotra), les trois véhicules et l’attitude triomphaliste. Certaines paraboles du Sūtra ont été représentées en peintures murales dans les grottes de Mogao à Dunhuang (Xème siècle).

L’intention de l’ensemble des paraboles est de montrer que le véritable message du Bouddha divinisé[1], qui n’était pas un simple mortel, est contenu dans ce Sūtra, dépassant et incluant les doctrines précédentes du Bouddha humain, et ayant pour visée la libération individuelle et le nirvāṇa. Le Sūtra explique que la vie de Bouddha Śākyamuni, tout ce que celui-ci avait enseigné aux auditeurs, et son parinirvāṇa s’inscrivent en fait dans une approche plus large, qui est celle du Grand Véhicule, le mahāyāna, qui est le véhicule unique (ekayāna), qui conduira tous les êtres vers le parfait éveil, dépassant l’objectif de la libération individuelle et du nirvāṇa. La mort et le nirvāṇa ne sont pas la fin, ni pour les transmigrants, ni pour les Bouddha, qui évoluent dans un Plérôme tout en restant actif et en échangeant avec les êtres. Les auditeurs et Bouddhas-par-soi pleurant le Bouddha a son parinirvāṇa deviennent la risée du mahāyāna.

Théologiquement, cela est rendu possible par la dualité et la séparation des deux vérités, ultime/essentielle et d’expérience/fonctionnelle, et l'apparition d’une troisième vérité qui est symbolique. Plus cette dernière prend de l’importance, et plus le bouddhisme devient religieux.

Le véhicule unique permet à tous, quelque soit sa caste, sa filiation spirituelle, son “véhicule”, etc. de poursuivre son cheminement spirituel, qui aboutit forcément à la doctrine du mahāyāna, et par là au parfait état de Bouddha. Selon la vérité essentielle, l’égalité est foncière et totale, le continuum (skt. saṃtāna tib. rgyud), qui est au fond le grand Soi, se déploie dans l’éveil originel, le māhanirvāṇa déjà présent, etc. C’est acquis, c’est dit une fois pour toutes, et on n’en parlera plus. Dans la vérité d’expérience, fonctionnelle, l’inégalité et les différences sont évidemment manifestes et elles ont leur importance, car elles permettent de déterminer où en est chaque “continuum” dans son cheminement. Prend-il tout cela au premier degré à cause de son “égo”, son ignorance, ses voiles (skt. āvarana tib. sgrib), ou connaît-il la vérité essentielle, et comprend-il que tout cela, y compris lui-même, ne sont au fond que des simulacres ? Dans ce dernier cas, il ne sera pas dupe, et ira loin dans l’ekayāna.

Car tout ce qui est fait pour le bien des êtres est un simulacre. Un Bouddha fait semblant de naître, atteindre l’éveil, enseigner le śrāvakayāna, et passer au parinirvāṇa. Là où il y a des bodhisattvas, il y a des expédients (upāya) et des simulacres, et ils doivent faire beaucoup de pédagogie, tout le temps… Faire le bien des êtres requiert cela. Si l’on ne reconnaît pas un bodhisattva, et que l’on ne comprend pas que tout ce que fait celui-là est au fond pour le bien des êtres, on na rien compris, et il restera un long chemin à faire. Il s’agit donc de sauver les êtres et les petits-bouddhistes et les bodhisattva- de leurs vues étriquées (āstika, matérialistes, “hīnayāna”, śūnyavāda-,...) pour les faire entrer dans le grand bouddhisme śūnyavāda+. Tous les moyens sont bons.

La maison en feu et les trois véhicules

Cela étant exposé, nous pouvons aborder les paraboles. La plus connue est celle des trois chariots et de la maison en feu (p. 206, ch. III, grotte n° 98). La maison brûle et trois enfants de filiation différente y sont enfermés. Pour leur en faire sortir le riche marchand Bouddha leur promet de jolis véhicules, comme expédient dans la perspective de la vérité fonctionnelle. Des chariots respectivement tirés par une chèvre (auditeurs), un daim (Bouddhas-par-soi) et un boeuf (bodhisattva-). Il leur promet par ailleurs un super véhicule tiré par un boeuf blanc, qui correspond à la doctrine pour bodhisattva+ du véhicule unique du Sūtra du Lotus. La véritable intention et enseignement du Bouddha est donc ce véhicule unique.

Le riche et son fils pauvre

Une autre parabole (l’homme riche et son fils pauvre, p. 208, ch. IV, grotte n° 98) raconte comment les êtres de différentes filiations ne voient pas que leur véritable filiation est celle du véhicule unique (parfait état de Bouddha). Ils sont “des riches” qui s’ignorent. Le Bouddha milliardaire vit dans le grand luxe, qui effraie ses fils amnésiques petit-bouddhistes et bodhisattva-, plutôt portés sur des voies plus ascétiques. Par pitié, il fait d’abord nettoyer ses étables par son fils, avant de déclarer à tous qu’il est son propre fils, et que tout ce qui est à lui appartiendra également à son fils.

Trois herbes médicinales et deux arbres

La parabole des trois sortes d’herbes et des deux sortes d’arbres (cinq gotra, p. 210, ch. V, grotte n° 23) explique l’inégalité des goûts et des couleurs entre les êtres, n’en déplaise à Bourdieu…
Les termes “trois sortes d'herbes médicinales et deux sortes d'arbres” (inférieures, moyennes et supérieures, et arbustes et gros arbres) renvoient à la diversité de la flore. Bien que les herbes et les arbres poussent dans le même sol, et soient arrosés par la même pluie, la façon dont ils poussent et se développent varie en fonction de leurs qualités intrinsèques. Ces termes symbolisent donc la diversité des êtres, qui sont dotés de capacités différentes et d'une personnalité propre. La pluie symbolise le Sūtra du Lotus.”[2]
Les inégalités, naturelles, sont produites par les qualités intrinsèques des êtres, et par leur karma. Cela n’empêche pas que nous sommes tous, au fond, des Bouddhas originels, du point de vue de la vérité essentielle. 

Bodhisattva Jamais-méprisant

Ce qui est expliqué par la parabole du bodhisattva Jamais-Méprisant (p. 222, ch. XX, grotte n° 231), convaincu que toute vie est dotée de bouddhéité. Aussi, s’incline-t-il devant chaque personne qu’il rencontre.

Un ami très riche coud un joyau dans la doublure de son ami très pauvre

Il en reste là, mais un ami bodhisattva+ très riche (p. 214, ch. VIII, grotte n° 61) va plus loin et coud un joyau d’une valeur inestimable dans la doublure du vêtement de son ami très pauvre endormi, cuvant son vin. Ce dernier se réveille, fait un long voyage, finit par découvrir le joyau et salue son ami très riche.

La ville illusoire

Ceux qui ont étudié Le Précieux ornement de la libération de Gampopa, connaissent bien la parabole de la cité illusoire (Padmakara p. 35. Ici : p. 212 ch. VII, grotte n° 61). Le Bouddha tente d’amener les petit-bouddhistes vers le parfait éveil, mais ceux-ci se découragent. Habilement, le Bouddha crée une cité illusoire, correspondant au fruit “provisoire” des petit-bouddhistes, pour qu’ils se reposent. Il leur annonce ensuite qu’il reste du chemin à faire sur le véhicule du boeuf blanc.

Le joyau dans la coiffe, comme la carotte ultime

La promotion spirituelle se mérite est le message de la parabole du joyau sans prix dans la coiffe (p. 218, ch. XIV, grotte n° 61). Les pratiques des véhicules inférieurs ont pour avantage de faire avancer les êtres progressivement, en leur faisant miroiter des trésors de plus en plus précieux.
Un grand roi « faisant-tourner-la-roue » [cakravartin] (un roi idéal qui règne avec justice) récompense ses soldats, qui ont prouvé leur valeur dans la bataille avec diverses sortes de trésors, mais conserve un précieux joyau qu'il dissimule dans sa coiffe. C'est seulement lorsqu'il voit quelqu'un qui a accompli quelque chose de particulièrement remarquable qu'il ôte le joyau et le donne à cette personne.”
Le Sūtra du Lotus se veut ainsi le véhicule universel prémium de tous les êtres, en considérant les divers “véhicules” (idéologies), y compris petit-bouddhistes ou bodhisattva-, comme des expédients provisoires, qui correspondent à leur filiation (gotra) et à leur avancement spirituel. Le Bouddha divinisé (ou ses bodhisattva+ envoyés sur terre pour le bien des êtres) est alors comme un excellent médecin qui soigne les êtres (parabole, p. 220, ch. XVI, grotte n° 61).
L'excellent médecin, le père, représente le Buddha, et les enfants en proie aux effets d'un poison violent, les êtres vivants. Le message informant les enfants que leur père est mort symbolise l'entrée du Buddha dans le nirvāņa (l'extinction).”

Dans le chapitre « Durée de la vie de l'Ainsi-Venu » (XVI) du Sūtra du Lotus, Śākyamuni réfute l'idée généralement admise qu'il a atteint l'Éveil pour la première fois de son vivant en Inde, révélant que, en réalité, sa vie a une durée incommensurable et que, depuis, il “ demeure constamment en ce monde saha, à prêcher la Loi et à enseigner[3].
Cela interpelle évidemment l’imagination. Ce Bouddha, qui ne passe pas au parinirvāṇa, et qui reste “en ce monde saha”, comment y reste-t-il ? Où, comment continue-t-il à prêcher et enseigner, etc. ? Et les Bouddha se sont expliqués en long, en large et en travers à ce sujet dans les sūtra et tantra, des Révélations “top-down”, des textes d’autorité en fait, composés par des humains, de la pensée prêt-à-l’emploi, si elle est reçue en tant que telle. En même temps, limportance des traités (śastra) et de la réflexion a reculé. Les Bouddhas ne passent pas pour de vrai au parinirvāṇa, les êtres ne meurent pas définitivement et renaissent, tout en étant originellement éveillés. Personne ne meurt et disparaît donc vraiment dans cet univers-là, tant qu’il reste des humains pour l’entretenir.


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[1] Sutras Bouddhiques : Un Héritage Spirituel Universel - Manuscrits et Iconographie du Sutra du Lotus, Kawada Yoichi, Les Indes savantes, p. 220, SdL, Ch. XVI, La durée de la vie de l’Ainsi-Venu.

[2] Sutras Bouddhiques : Un Héritage Spirituel Universel - Manuscrits et Iconographie du Sutra du Lotus, Kawada Yoichi, Les Indes savantes, p. 211

[3] Sutras Bouddhiques : Un Héritage Spirituel Universel - Manuscrits et Iconographie du Sutra du Lotus, Kawada Yoichi, Les Indes savantes, p. 221

vendredi 28 janvier 2022

D'un phénoménisme vide vers un substantialisme pas si vide que ça

Nāgārjuna selon l'école Shingon (XIII-XIVème s.)

L’article Critical Buddhism and Returning to the Sources de Dan Lusthaus fait partie des essais dans Pruning the Bodhi Tree. Un des intérêts de l’article est de donner un bref résumé de l’histoire de l’établissement du bouddhisme en Chine[1], et notamment les tensions entre l’approche madhyamika/yogācāra classique du bouddhisme Indien et la formation d’une idéologie bouddhiste plus compatible avec la culture (dhātu-vāda) du périmètre chinois dans l’Asie du Sud-est, notamment à partir du VIIIème siècle.

Ce moment correspond selon Lusthaus au rejet de la présentation d’idées bouddhistes indiens par Hsüan-tsang (Xuanzang, 600 ou 602 – 664) et à un retour à l’idéologie bouddhiste yogācāra de Paramārtha (Kulanātha 499 - 569). Selon Lusthaus, ce revirement s’est joué par l’introduction et l’appréciation graduelle de textes importants, qui ont posé les jalons d’une idéologie substantialiste dhātu-vāda. A commencer par l’introduction de l’idée d’un Soi ou Esprit éternel (shen) dans certaines formulations des écoles dites “Prajñā primitives[2]. Puis Hui-yüan (334-416), un contemporain de Kumārajīva, qui a écrit sur “l’Esprit éternel[3]. L’excitation causée par la diffusion du Māhaparinirvāṇa Sūtra (traduit au Vème siècle par Dharmakṣema), qui confirmait de façon canonique les idées d’un substrat métaphysique que les premiers bouddhistes chinois avaient cherchées à confirmer. La destitution de la pensée Nāgārjunienne du madhyamaka par le volumineux Ta chih tu lun ( zhìdù lùn), attribué au même Nāgārjuna, traduit en français par Etienne Lamotte sous le titre “Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse”, mais présentant des tendances dhātu-vāda. L’attribution de ce texte à Nāgārjuna donnait aux bouddhistes chinois l’impression que celui-ci était au fond un penseur essentialiste, “dhātu-vādin”.

Lusthaus mentionne encore la confusion très courante entre “esprit”, “mahāyāna”, et “Tao” et la notion dominante au VIème siècle d’une conscience ou Esprit (“Mind”) pur et éternel, les systèmes dhātu-vādin assumés des écoles T’ang et Sung (Hua-yen, Ch’an, Terre pure, le tantrisme chinois[4] qui n’a pas duré longtemps, et en moindre mesure l’école T’ien-t’ai). Au VIIIème siècle la tendance dhātu-vāda du bouddhisme chinois était devenue décisive.

L’idée dominante étant celle du “retour à la source”, le retour à une “source” métaphysique sous jacente, invariable et universelle, plutôt qu’aux sources de la pensée bouddhiste indienne d’origine, représentée par le traducteur Hsüan-tsang, qui fut le premier à traduire des textes de logiciens bouddhistes (Dignāga). A cause de ce tournant en Chine, les textes des autres logiciens (Dharmakīrti, Candrakīrti, et Śāntarakṣīta etc.) ne furent jamais traduits en chinois, et cet aspect de la “pensée” bouddhiste y fait défaut. Ces textes ne furent traduits en tibétain que durant la renaissance tibétaine[5]. Lusthaus observe que malgré les traductions de Dignāga par Hsüan-tsang, vers la fin du VIIIème siècle celles-ci furent oubliées à cause de la logique indienne si difficilement accessible aux chinois. Vers la fin de Hsüan-tsang, Fa-tsang (Fazang 643-712) l’avait rejoint. Comme ce dernier était tout imprégné des “idées fausses” de Paramārtha et d’autres, il considéra Hsüan-tsang comme un “révisionniste”, le quitta et trouva un allié dans son rejet auprès de Chih-yen (602-668) de l’école Hua-yen. A la mort de Hsüan-tsang en 664, son élève K’uei-chi (632-682) lui succéda, et devint à son tour la cible des attaques. 

Le yogācāra de K’uei-chi fut jugé trop “phénoméniste” comparé au “vrai bouddhisme” sinitisé de Fa-tsang, qui focalise sur la nature des phénomènes (fa-hsing, dharmatā). C’est Fa-tsang et son idéologie qui obtinrent les faveurs de l'impératrice Wu Zetian. Dans cette idéologie, seul l’Esprit-Un (“One Mind” ou “True Mind”, yīxīn, “toutes les choses ne font qu'un”) est le fondement de la réalité (wei-hsin), et la Matrice du Bouddha en est un synonyme. Selon Lusthaus, le yogācāra indien rejette cette vision, mais pour Fa-tsang l’expertise du yogācāra indien se limitait uniquement à l’aspect dynamique (manifeste, expérience) de l’Esprit unique, qui viendrait du Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule (Dasheng qixin lun), attribué à Aśvaghoṣa, mais en réalité un apocryphe chinois, qui date du milieu du VIème siècle.

Dans la traduction française (Paramārtha) de Catherine Despreux, le terme “Esprit-Un” ou “Esprit unique” (yīxīn) n’apparaît pas, mais le “Mahāyāna” y est considéré comme un “élément”, qui n’est autre que “l’esprit de la multitude des êtres, lequel embrasse toutes les choses mondaines et supra-mondaines[6]”. Une autre caractéristique importante est la notion de “l’éveil foncier” ou "originel" (benjue, J. hongaku), marqué par “la pureté du savoir”, où la marque de l’ignorance n’est pas indépendante de la nature d’éveil”, et “l’activité inconcevable” (“production de domaines merveilleux et supérieurs”).

Pendant les premiers temps de l’époque T’ang (VII-VIIIème siècle), il y eut un effort délibéré (de la part de Fa-tsang, Tsung-mi et d’autres[7]) pour séparer le bouddhisme chinois des développements en Inde, en passant des śastra (traités "humains") aux sūtra (textes canoniques) plus autoritaires du mahāyāna, composés cinq siècles ou plus après la mort du Bouddha, parmi lesquels des apocryphes chinois, ouvrant la voie à un bouddhisme chinois plus indépendant, et davantage dhātu-vādin… Lusthaus rappelle que ce sont justement les écrits de Dharmakīrti, Candrakīrti, et Śāntarakṣīta etc. qui permettaient de mettre à mal une vision dhātu-vāda dans le bouddhisme indien, mais qui faisaient totalement défaut en Chine, et également au Tibet avant la renaissance tibétaine. On peut s’étonner avec Lusthaus que tous les missionnaires bouddhistes arrivant en Chine au XIIIème siècle n’avaient jamais pris l’initiative de traduire les plus grandes oeuvres bouddhistes indiennes apparus depuis le VIIème siècle.

Selon la tradition tibétaine ultérieure, la princesse chinoise Wencheng (-680), épouse du roi Songtsen Gampo (Tsenpo Qi Zunglongzan, c. 617-649/50), aurait introduit le bouddhisme (chinois) au Tibet en emportant dans sa dot de nombreuses fascicules parmi lesquels des sūtra, ainsi que la fameuse statue Jowo du Jokhang[8]. Les sources tibétaines les plus anciennes, les “Anciens annales tibétains” (écrits sur le dos d’un manuscrit du Sūtra du Lotus[9]) couvrent la période de 650 à 748 et de 743 à 765. On y apprend notamment le rôle joué par la Tri Malö, mère de l’empereur Tridu Songtsen (mort en 704), qui gérait les affaires après la mort de son fils, et organisa le mariage (1710-1711) de son petit-fils Gyel Tsukru/Tri Detsuk-tsen (712-755) avec la princesse chinoise Jincheng Gongzhu (-739)[10]. Celle-ci promeut le bouddhisme et établit une communauté monastique avec des moines du Khotan. En 755, un groupe de nobles tibétains anti-bouddhistes mirent fin au règne du roi Tri Detsuk-tsen par un coup d’état. C’est son fils de 13 ans Tri Songdetsen (mort en 797) qui prit la suite[11]. Trisong Detsen aurait déclaré le bouddhisme religion d'État et commencé une répression de l'ancienne religion tibétaine (le bön). Autour de 792-794 aurait eu lieu le “Concile de Lhassa” au sujet de l’adoption du bouddhisme chinois ou indien. La tradition le fait choisir le bouddhisme indien, mais selon certaines sources, le roi aurait décidé en faveur du bouddhisme chinois.”[12]
Le manuscrit 4646 du Fonds Pelliot chinois de la Bibliothèque Nationale de Paris, est intitulé Préface de la ratification des vrais principes du grand véhicule d’éveil subit et a été rédigé par Wang Si à la demande de maître Mahāyāna. Il y est écrit que le grand maître de Dhyāna Mahāyāna « conféra de secrètes initiations au Dhyāna » et que « l’impératrice, de la famille Mou-Lou (‘Bro[13])…aussitôt prise d’une dévote ardeur, fut illuminée d’un seul coup. » Elle se rasa la tête, se couvrit du vêtement foncé et prêcha la Loi du Grand Véhicule. En 794, « fut enfin promulgué ce grand édit : « La Doctrine du Dhyāna qu’enseigne Mahāyāna est un développement parfaitement fondé du texte des sūtra ; il n’y a pas la moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés à pratiquer et à s’exercer selon cette Loi ![14] » Extrait du blog L'approche simultanée au Tibet du 18/11/2011
Dans cette “première période de propagation” du bouddhisme au Tibet, quoi qu’en dise la tradition ultérieure, l’apport du bouddhisme chinois, comme celui des régions au Nord du Tibet et de l’Asie centrale, fut sans doute déterminant. Un bouddhisme davantage substantialiste “dhātu-vāda”, renforcé par le bouddhisme ésotérique.

***


[1] Titre de la section Decisiveness of the seventh and eighth centuries for Chinese Buddhism

[2] The early prajñā schools, especially "hsin-wu," reconsidered, Whalen W. Lai, Philosophy East and West 33 (1):61-77 (1983)

Before the Prajna Schools: The Earliest Chinese Commentary on the Aṣṭasāhasrikā; Whalen Lai

[3] Early Madhyamika in India and China, Richard H. Robinson, Motilal Banarsidass (1967)

[4] Voir Michel Strickmann, Mantras et mandarins. Le bouddhisme tantrique en Chine, 1996

[5] P.e. par Ngok Lotsāwa Loden Sherab(1059 - 1109).

[6] Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule, Catherine Despreux, Fayard, p. 108

Cet Esprit-Un a trois grandeurs que sont son Essence, ses Marques “car le réceptacle de l’Ainsi-venu (tathāgatagarbha) est pourvu d’innombrables et excellentes qualités”, ainsi que la grandeur de son Activité, “car il peut engendrer les causes et les effets de tous les biens mondains et supra-mondains”, lesquels trois grandeurs correspondent ainsi assez bien à la trinité des trois Corps, le deuxième correspondant au Corps symbolique (saṃbhogakāya). L’accès n’est cependant pas triple, mais double, par l’essence ou par l’activité. Dans l’ainsité (bhūtatathatā), l’essence (t’i) et l’activité (ou fonction, yung) sont unies, comme l’union naturelle de śamatha et vipaśyanā.

[7] Premier chapitre de Tsung-mi and the Sinification of Buddhism, Peter Gregory.

[8] Sources of Tibetan Buddhism, Columbia University Press, p.11

[9] https://en.wikipedia.org/wiki/Tibetan_Annals#/media/File:Pelliot_Tib%C3%A9tain_1288_(Tibetan_Annals)_page_1.jpg

[10] Sources of Tibetan Buddhism, Columbia University Press, p.47

[11] Sources of Tibetan Buddhism, Columbia University Press, p.16

[12]Chronologie de lhistoire du Tibet”, Alice Travers

[13] Peut-être Changchub Drön (འབྱང་ཆུབ་སྒྲོན་, byang chub sgron) du clan Dro (འབྲོ་, 'bro), une des cinq femmes selon la tradition tibétaine.

[14] Concile de Lhassa, Demiéville, 1987, p. 42

vendredi 21 janvier 2022

Petite généalogie des familles spirituelles bouddhistes

Chinese Lotus Sutra scroll with Tibetan divination texts on the back (Shelfmark: Or.8210/S.155" Lotus Project British Library

Jusqu’au IV-Vème siècle, le bouddhisme mahāyāna n’était pas très répandu en Inde, et n’était pas soutenu par les élites[1]. Même dans les régions qui sont censées être son berceau, à l’ouest de la région du Bassin de Tarim. C’est là que le traducteur Dharmarakṣa (ca 233-ca 311) de Dunhuang, peut-être d’origine Yuezhi, partit pour chercher les sūtra Vaipulya (mahāyāna) selon sa biographie écrite au début du VIème siècle par Sengyou. Ce serait la prospérité de la Chine (les royaumes oasis du Bassin de Tarim) entre le Ier et IIIème siècle[2], qui aurait attiré les premiers missionnaires du mahāyāna, qui ne trouvaient d’ailleurs pas beaucoup d’écho dans leurs propres régions[3]. En Chine, le mahāyāna trouva sa première terre d’accueil. La traduction du Sūtra du Lotus (par Dharmarakṣa) connut un succès immédiat[4].

Ce qui suit est une réflexion suite à ma lecture de l’article The Lotus Sūtra and Japanese Culture, par Matsumoto Shirō dans Pruning the Bodhi Tree, où celui-ci exprime ses différences avec l’opinion universitaire japonaise en général sur le Sūtra du Lotus (SdL) et avec celle de son collègue (Bouddhisme critique) Hirakawa.

Il est généralement considéré que le SdL introduit la notion de “véhicule unique” (ekayāna), unifiant les trois véhicules de son époque, à savoir les véhicules des auditeurs (śrāvaka), des Bouddha solitaires (pratyekabuddha) et des bodhisattvas. Il affirme que “tous les êtres atteindront l’état de Bouddha”. Le culte des stūpa est considéré au Japon comme la base de la formation du SdL.

Selon Matsumoto, le SdL prédate le Māhaparinirvāṇa Sūtra, qui affirme que “tous les êtres ont la nature du Bouddha (Buddha-dhātu)”, ce qui n’est pas la même chose que l’affirmation du SdL. Le SdL a entre autres comme projet de sauver les adeptes des véhicules inférieurs, en les incluant dans le “véhicule unique”. Cela implique qu’ils passent au grand véhicule. Selon le chapitre VI sur les expédients, le Bouddha aurait enseigné la Gnose du Bouddha (buddha-jñāna) en un seul véhicule au monde, et les divers véhicules ont été enseignés comme un expédient (upāya)[5]. Le véhicule unique est enseigné par le SdL, et c’est l’audition/l’étude du SdL qui opère la conversion[6]. Ceux qui ne croient pas en le SdL n’atteindront jamais l’état de Bouddha[7].

Tous les êtres peuvent atteindre l’état de Bouddha”, mais le terme “élément du Bouddha” (buddha-dhātu), ou un équivalent, ne figure pas dans le SdL. Selon Matsumoto, le terme buddha-dhātu du Yogācāra[8], que certains ont et d’autres n’ont pas (voir les filiations spirituelles - gotra- associées à l'Élément), introduit un élément discriminatoire, que n’a pas l’affirmation plus universelle du SdL.

Il s’agit d’un développement progressif. Le Māhaparinirvāṇa Sūtra et le Śrīmālādevī Sūtra vont plus loin que le SdL en introduisant un “élément de Bouddha” (Buddha-dhātu) ou une Matrice de Tathāgata (tathāgatagarbha), mais préservent la production et la dissolution (des trois véhicules) de, et dans l’élément. Dans la théorie du Gotra du Yogācāra, il ne reste plus que la production/déploiement, ce qui a pour résultat trois véhicules fixes et différents qui co-existent dans le super-locus, tout en étant ontologiquement ancrés dans un locus unique réel, qui est le dhātu. Matsumoto appelle ce type de “buddha-vādathéorie du Gotra”, qu’il considère comme une idéologie de discrimination, et qu’il compare à l’idéologie des kula (clans) et des vaṃṣa (filiation) dans la société indienne[9]. Matsumoto tente de montrer ce développement à l’aide de deux diagrammes (reproduits ci-dessous).


Le chapitre Bodhisattvabhūmi du Yogācārabhūmi (3.1-8) explique qu’il y a deux sortes de filiation spirituelle (gotra) : naturelle (prakṛtiṣṭha), présente depuis les temps sans commencement, et acquise (samudānīta) par les pratiques et le mérite accumulé dans les vies précédentes. Le gotra a pour synonymes semence (bīja), élément (dhātu) et origine/nature (skt. prakṛti tib. rang bzhin)[10]. Attendons-nous à l'apparition d'équivalents avec ADN, gène, etc. dans le nom.
Comme la sagesse des bouddhas imprègne la multitude des êtres,
Que sa nature immaculée est non duelle
Et que la filiation spirituelle [gotra] des bouddhas est une métaphore du fruit*,
Il est enseigné que tous les êtres sont porteurs
de la quintessence des bouddhas [buddha-dhātu]
.” (I.28)

Le fait de voir que le saṃsāra a pour défaut la souffrance
Et que le nirvāṇa a pour qualité le bonheur
Est dû à la présence de la filiation spirituelle [gotra] –
Ce n’est pas le cas chez ceux qui en sont dépourvus
[tib. rigs med dag skt. agotrāṇāṃ][11].” (I.41)

*La métaphore du fruit” (tib. 'bras nyer brtags) figure uniquement dans la version tibétaine. 

Cette filiation spirituelle “existe réellement” selon le Commentaire du Mahāyānottaratantraśāstra (OTS)[12] du cachemirien Sajjana, traduit par rNgog. Il est intéressant de noter que le vers I.28 de l’OTS explique en sanskrit que le Corps du parfait Bouddha (saṃbuddhakāya, donc au trikāya) “irradie” (skt. spharaṇā tib. ‘phro ba) dans tous les êtres, qui pourrait avoir un lien avec la fameuse “vibration” ou "frémissement" de l’école Spanda du sivaïsme du Cachemire. Dans les commentaires, et en général on trouve cependant plutôt la traduction “khyab pa”, qui signifie pénétrer, être (omni)présent, imprégner, envahir, se propager.

La double nature du gotra, une part immuable “naturelle” (prakṛtiṣṭha, rang bzhin gyis gnas pa) et une part acquise (samudānīta), pourrait aider à justifier la part parfaitement pure et naturellement lumineuse, dotée de qualités intrinsèques, mais recouverte d’impuretés adventices de l'Élément de la théorie gZhan stong (“vacuité extrinsèque"). Et là, il y aurait de nouveau une piste cachemirienne dans la personne de Parahitabhadra (XIème siècle), selon qui :
L’ālaya[13] naturellement présent (prakṛtiṣṭha) est équivalent à la filiation spirituelle naturelle (prakṛtiṣṭhagotra), et “l’ālaya adventice” est équivalent à la filiation spirituelle qui se déploie.” (extrait du Rgyud bla ma'i tshig don rnam par 'grel pa[14])
Suivi du Commentaire de Karl Brunnhölzl : “Ainsi, la filiation spirituelle qui se déploie disparaît progressivement au fur et à mesure que l’ālaya (ou gotra) naturellement présent devient manifeste.” Extrait de la partie Description de When the Clouds Part de Karl Brunnhölzl, qui contient la traduction anglaise du Commentaire de l’OTS attribué à un membre de la lignée de Marpa.

Cela nous donne beaucoup de termes équivalents, ou synonymes : buddha-dhātu ou parfois simplement dhātu, tathāgatagarbha, dharmakāya, “ālaya naturel”, “gotra naturel”, … le véritable Soi (mahātman ; chinois: 我大, daiwǒ, japonais: Daigo), qui sous les impuretés et obscurcissements adventices n’est autre que le Corps du parfait Bouddha, ou du moins ce qui “irradie”, “vibre” ou “frémit” dans la part correspondante du Māhabuddha en tous les êtres.

Et au niveau de “la filiation spirituelle” adventice, qui se déploie, cela donne cinq semences (bīja), cinq familles (gotra), parmi lesquelles une semence qui ne peut conduire à aucun fruit bouddhiste. La deuxième semence dite “incertaine” (anityagotra), peut conduire au parfait état de Bouddha, si toutes les bonnes conditions sont réunies. Les semences des auditeurs (śrāvaka) et des Bouddhas-par-soi (pratyekabuddha) ne peuvent conduire au mieux qu’au fruit imparfait du petit nirvāṇa[15]. Et les semences des bodhisattvas conduiront infailliblement au Parfait état de Bouddha.

On sent quand-même la tension monter au fur et à mesure que les théories du mahāyāna se développent, en s’appuyant les unes sur les autres. Les śrāvaka et les pratyekabuddha n’avaient pas voulu du mahāyāna, et de sa supériorité. Au début, les bodhisattvas le leur avaient dit gentiment, puis plus directement, puis ils leur en avaient voulu, et puis basta, si c’est ça que voulez… Au moins qu’on resserre les rangs en empêchant les siens d'aller voir (Ehi passiko) en dehors du véhicule unique. De toute façon, vous êtes maudits !

Par conséquent, seules deux filiations (filiation incertaine et bodhisattva) parmi les cinq ont la possibilité d’atteindre le parfait éveil, complet avec l’option trikāya. Vimalakīrti rappelle les śrāvaka et pratyekabuddha à plusieurs reprises qu’ils sont des losers et que leur semence est déficiente[16]. Selon Matsumoto, le Vimalakīrtinirdeśa postdate le Sūtra du Lotus à cause de son “anti-hinayisme” prononcé (p.395). Des maîtres plus tardifs ou le néobouddhisme ont beau vouloir atténuer ce message éternaliste, triomphaliste et élitiste en le recentrant sur un bouddhisme universel d’amour, la pensée de classification est tellement présente dans les théories et les pratiques du bouddhisme qu’il semble impossible de renverser la vapeur sans faire de la casse axiologique.

Les bouddhistes des castes supérieurs ont depuis toujours eu la main lourde sur le bouddhisme, et quoi qu’en aurait dit le Bouddha, la pensée des castes et toute l’idéologie éternaliste qu’elle implique a perduré dans l’évolution du bouddhisme.

Quelques blogs "critiques" :

Le Bouddha en bon gestionnaire 06/03/2012
Une idéologie méritocratique 31/01/2017
Être, être déterminable et ne pas être 30/01/2018
Deuxième précepte sur le vol et la propriété 21/05/2018
Jeux d'ombres et de lumières 05/09/2018
Poussières d’étoiles, sémences divines et fluides universels 7/11/2019
La femme a-t-elle la nature de Bouddha ? 07/02/2021
Les premiers de cordée du rêve réincarnationnel 18/02/2021
Être grand avant même la naissance 24/02/2021

***

[1] Dharmaraka and the Transmission of Buddhism to China, Daniel Boucher

[2]Zürcher noticed that a remarkable population explosion occurred at oasis kingdoms in the Tarim Basin between the demographic reports contained in Hanshu (ca. first century bc) and Hou Hanshu (ca. early second century ad).84 In several cases city-state populations grew by a factor of four or five, and at some sites, by much more. Such a population upsurge in premodern times could only have been possible through a significant increase in agricultural production, which, if Zürcher is correct, may have been made possible by the expansion of Chinese military agricultural colonies (tuntian) in the region during the intervening years. Once these oasis towns developed sufficient agricultural surplus, they could attract and support a parasitic monastic community on a permanent basis.” Daniel Boucher

[3]We are left then with the impression that these so-called missionaries may have come to China precisely because they found little support for their religious persuasion in their native lands. And this may also explain why early Chinese translations are predominantly of Mahāyāna orientation.” Daniel Boucher

[4]Dharmarakṣa clearly ranks as one of the most prolific translators; by reliable count, he and his teams were responsible for 154 translations over a forty-year period, many of which are as sophisticated as they are sizeable. Moreover, his translations enjoyed considerable prestige. By all accounts his translation of the Lotus Sūtra was an immediate success, and it would be impossible to understand the emergence of fourth-century Chinese exegesis of śūnyatā (emptiness) thought without his translation of the Perfection of Wisdom in 25,000 Lines.” Daniel Boucher

[5] The Lotus Sūtra and Japanese Culture, par Matsumoto Shirō dans Pruning the Bodhi Tree, pp. 388-389

[6] Matsumoto rappelle que l’expression bouddhiste chinoise “se détourner de l’inférieur pour entrer dans le grand” (eshō nyūdai) exprime cette idée. p. 390

[7] P. 390. Matsumoto cite la traduction de Kumārajīva (datant de 406)

Afin d’enseigner la Gnose du Bouddha (buddha-jñāna)
Le Bouddha est venu au monde.
C’est la seule raison qui est la vraie,
Les deux autres ne sont pas vraies.
C’est pour cette raison même qu’il n’a pas utilisé le véhicule inférieur
Pour faire traverser les êtres
.”

[8] Introduit par le Mahāparinirvāṇa-sūtra.

[9] p. 394

[10] The Idea of Dhātu-vāda, Yamabe Noboyoshi, Pruning the Bodhi Tree, p. 196

[11] Le Yogācāra a développé sa théorie du gotra en affirmant l’existence de cinq filiations spirituelles, à savoir : “le potentiel interrompu, le potentiel incertain [anityagotra], le potentiel des auditeurs, le potentiel des bouddhas-par-soi, et le potentiel du Grand Véhicule : ces cinq familles représentent tous les potentiels de l’Eveil.” trad. Padmakara, Le Précieux Ornement de la Libération, Gampopa, p. 32

Gampopa se base sur l’Abidharmakośa de Vasubandhu, IV, 80C, hormis le terme “rigs chad” ("potentiel interrompu"), qui semble être de lui. Ci-dessous le tibétain correspondant.
sems can sangs rgyas kyi snying po can yin pa'o// sems can thams cad la rigs yod pa zhes pa ni/ sems can rnams sangs rgyas kyi rigs rnam pa lngar gnas te/ gang zhe na/ sdom ni/ rigs chad rigs dang ma nges rigs// nyan thos rigs dang rang rgyal rigs// theg pa chen po'i rigs can te// lngas ni sangs rgyas rigs can bsdus// shes pa'o//

[12] Ratnagotravibhāgavyākhyā, ou en tibétain theg pa chen po rgyud bla ma'i bstan bcos rnam par bshad pa.
Tib. sems can thams cad la de bzhin gshegs pa'i chos kyi skus 'phro ba'i don dang / de bzhin gshegs pa'i de bzhin nyid rnam par dbyer med pa'i don dang / de bzhin gshegs pa'i rigs yod pa'i don gyis so/.

In brief, it is in a threefold sense that the Bhagavān spoke of "all sentient beings always possessing the tathāgata heart."[6] {D88b} That is, [he spoke of this] in the sense that the dharmakāya of the Tathāgata radiates in [or into] all sentient beings, in the sense that the suchness of the Tathāgata is undifferentiable [from the suchness of beings], and in the sense that the tathāgata disposition really exists[7] [in these beings].” Site Tsadra

[13] L’équivalence de l’ālaya(vijñana) et du tathāgatagarbha a été introduite par le Laṅkāvatāra-sūtra.

[14]An early Tibetan commentary on the Uttaratantra, both the śāstra and the vyākhyā, that purports to represent the teachings passed on by the Kashmiri Parahitabhadra to his Tibetan student Marpa, though it is not entirely clear whether this refers to Marpa Dopa or Marpa Chökyi Lodrö, both of whom were important early Kagyu masters and translators that travelled south to receive teachings which they imported and propagated in Tibet.”

Nous entrons ici dans un zone grise. Il est admis que la première traduction des vers-racine et du commentaire de l’OTS est l’oeuvre de rNgog, qui l’avait reçu de Sajjana. Il n’est pas impossible que dans le cadre du sauvetage de la lignée de l'exégèse (tib. bshad brgyud) Kagyupa, des (spin-)docteurs Kagyupa aient voulu rattacher leur propre transmission ininterrompue à un personnage proche de Sajjana, ici Parahitabhadra, qui l’aurait passée à un membre éminent de la lignée Kagyupa : Marpa le traducteur, Marpa Dopa Chökyi Wangchuk, un disciple de ce dernier, etc.

[15] L’exception étant les śrāvaka etc., qui apparaissent en tant que tels, mais qui sont en fait des bodhisattvas en mission. p. 396. Voir aussi mon blog La précieuse étoffe uniquement visible aux connoisseurs (vaijñānika)

[16] The Lotus Sūtra and Japanese Culture, p. 388

On a related point, we noted in commenting on a citation from Hirakawa earlier in this essay that he considers the Vimalakīrti Sūtra, which disparages the śrāvaka as “rotten seed,” to predate the Lotus Sūtra, attributing its origins to a period when there was pronounced confrontation between Hīnayāna and Mahāyāna. I would argue, however, that the Vimalakīrti Sūtra clearly postdates the Lotus Sūtra, both because it teaches an extremely discriminatory gotra theory and because its teaching is a form of dhātu-vāda.”

L’Enseignement de Vimalakīrti, Lamotte, pp. 154,162,163,258-259, 277, 291-292 et 345.