mercredi 24 février 2021

Être grand avant même la naissance


Allégorie de la naissance du dauphin, Gabriel Blanchard, Château de Versailles

Un autre signe de la brahmanisation du bouddhisme est l’invention des 32 marques du grand homme (mahāpuruṣa), qui auraient permis à un brahmane d’identifier et reconnaître le futur Bouddha comme un “grand homme”, un futur monarque universel (cakravartin) ou un Bouddha. Le “grand homme” fait à la fois allusion à l’Homme cosmique (lokapuruṣa), qui n’est autre que le corps du dieu macrocosmique, par exemple Brahma, dont sont issus les quatre castes (varṇa), et à l’incarnation humaine mâle dans son potentiel maximal et toute sa puissance, le mâle alpha ultime. C’est le charisme maximal d’un être humain.

Il semblerait que les élites bouddhistes, vivant dans une société brahmanique ou progressivement brahmanisante, aient voulu donner davantage de panache à leur Bouddha, en le dotant des marques d’un “grand homme”, concept qui aurait son origine dans les Védas, mais dont les marques (lakṣana) ont été sujet à changement, et en partie empruntées à l’astrologie mésopotamienne, grecque, indienne…, et assez tardivement.

Dans le processus de divinisation du Bouddha, celui-ci s’approche de plus en plus du modèle de l’Homme cosmique. Les “grands hommes” qui naissent, ou descendent (avatar) sur la Terre ont un lien évident avec l’Homme cosmique, et ce lien se traduit en marques, que seuls les sages savent lire et interpréter. Ce corps parfait est un corps symbolique, et ce corps symbolique est éternel et partagé/revêtu par tous les “grands hommes”. Il sera le saṃbhogakāya, qui permettra aux Bouddhas d’enseigner avant, pendant, et après leur véritable mission de Bouddha, partout et continuellement.

Ce corps faisant le lien entre le corps de l’Homme cosmique et le corps du “grand homme” incarné a tout d’un corps “astral”, et c’est l’astrologie qui permet de déterminer et interpréter ses marques dans la chair. Notamment, l’astrologie/astronomie indienne de “la deuxième période” (IVe siècle av. J.-C. au Ve siècle ap. J.-C, classement de Francis Zimmermann), “caractérisée par l'influence des astronomies mésopotamienne, puis grecque” et qui comporte des méthodes de divination et d’interprétation des signes physionomiques. Le nom “Yavanajātaka” (horoscopie des Grecs) de Sphujidhvaja (de descendance grecque) témoigne de cette influence. Mais c’est surtout un traité astrologique brahmanique (Jyotiḥśāstra) du VIème siècle, le Bṛhatsaṃhitā de Varāhamihira, qui nous renseigne sur l’interprétation des marques des hommes, des femmes et des “grands hommes”, et où l’on trouve des parallèles avec les 32 marques du Bouddha. Pour une traduction anglaise en ligne du Bṛhatsaṃhitā.
Ce Varāhamihira vécut au VIème siècle et fut influencé par le Romaka Siddhanta ("Doctrine des Romains") et le Paulisa Siddhanta, le Siddhanta de Paul qui ne serait pas le Paul d’Alexandrie (c. 378 CE), mais un autre. Il n’est pas exclu que les vedas auraient influencé les Grecs et les Romains, qui auraient influencé en retour Varāhamihira et d’autres.”[1]

Quoi qu’il en soit, par ce corps d’un “grand homme” aux 32 marques, qui n’est pas le corps physique du Boudha Śākyamuni, sa divinisation et brahmanisation est inéluctable. C’est la fin du guide humain, de la rareté de l’enseignement du Bouddha, qui est désormais disponible 24/7 pour ceux qui ont accès au saṃbhogakāya du Monde imaginal, et il n'est plus nécessaire d’attendre la venue d’un futur Bouddha. Le Bhikkhu éduqué devient l’officiant du culte du Bouddha, un prêtre, un paṇḍit versé en astrologie, divination, etc., qui sait reconnaître les “grands hommes”, les avatars, les bodhisattva, les nirmāṇakāya, les tulkus, etc., autrement dit les Nobles (ārya), qui viennent avec une mission : diffuser, maintenir et transmettre la Doctrine, qui met fin aux désordre.

C’est le caractère (vertu) qui fait le “grand homme”, et cette “vertu” est déterminée par le ciel. Voici la conception de Dante (1265-1321) au sujet

« Comment décrire la production, l’engendrement, d’un être humain ? Dante répond :
‘Je dis que quand l’humaine semence tombe dans son réceptacle, c’est-à-dire dans la matrice, elle y porte avec soi la vertu de l’âme générative, et la vertu du ciel et la vertu des éléments liés, c’est-à-dire la complexion ; et elle mûrit, disposant la matière aux influences de la vertu formative qu’apporta l’âme de l’engendrant ; et la vertu formative apprête les organes à la vertu célestiale qui, à partir de la puissance séminale, produit l’âme à la vie. Ladite âme aussitôt produite reçoit de la vertu du moteur du ciel l’intellect possible ; lequel en lui-même apporte en puissance toutes les formes universelles selon qu’elles sont dans son producteur et d’autant moins qu'il est plus éloigné de la première intelligence
.’ » Penser au Moyen-Âge, Alain de Libera, p. 279.

La vertu de l’âme générative, la vertu du ciel et la vertu des éléments. Un être humain, et donc aussi un “grand homme” est le mélange de ces trois vertus, qui ont leur puissance maximale dans le “grand homme”. La part du ciel étant déterminant pour la brillance, la noblesse, la grandeur, le charisme. Les “grands hommes” sont déjà des “grands hommes” en naissant, leurs trois vertus se déployant au fur et à mesure de leur vivant sous le regard complice des astres, quoi qu'en dise le "Machiavel de l'Inde" ("Un homme est grand, par ses actes, non par sa naissance") ...


MN 91 - Brahmāyu sutta (traduction française du site Dhammadhana)
"Le récit de Brahmāyu
Le respecté brahmane Brahmāyu a 120 ans. Il envoie son disciple Uttara voir si le Bienheureux a les 32 marques des grands hommes. Un grand homme de type laïque devient un empereur possédant les 7 trésors, mais un grand homme renonçant devient Bouddha.

Uttara voyage, trouve le Bienheureux et voit 30 des 32 marques. Le Bienheureux montre alors sa langue et permet par magie à Uttara de voir la partie cachée dans un étui. Il a donc les 32 marques au complet. Uttara suit le Bienheureux pendant 7 mois pour observer comment il se conduit, puis revient rendre compte à Brahmāyu.

Description des 32 marques, ainsi que de la façon de marcher, de regarder, d’entrer dans une maison, de s’asseoir, de laver le bol, de manger, de laver le bol de nouveau, de s’habiller, de s’asseoir pour enseigner, de parler.

Plus tard Brahmāyu peut rencontrer le Bienheureux, voit les 32 marques sauf 2, puis toutes les 32, pose une série de questions et rend de grands honneurs au Bienheureux. Celui-ci explique la générosité, la vertu, le ciel puis, quand l’esprit du brahmane est prêt, le malheur et la fin du malheur. Brahmāyu nourrit le Bienheureux et les moines pendant 7 jours. Puis il meurt en ayant atteint l’état de Sans-retour."
Pour rappel :

Le Bouddha historique a rappelé à plusieurs reprises que le véritable Bouddha/tathāgata n’était pas son corps et ses attributs (rūpakāya). « Celui qui me voit, voit le dhamma ; celui qui voit le dhamma me voit. » Le Bouddha n’est pas non plus un autre, autre que nous-mêmes. Dans le Milindapañho III.5.18 le moine Nāgasena dit : "De même on ne peut désigner le Bienheureux comme étant ici ou là. Mais il peut être désigné par le Corps de la Loi (dhammakāya) : car la Loi a été enseignée par lui." Dans les légendes des vies antérieures du Bouddha (S. avadāna T. rtogs brjod) comptées parmi les textes du mahāyāna, on trouve l'affirmation "Le Tathāgata ne peut être vu par son corps formel (S. rūpakāya)".

***

[1] Sen, Samarendra Nath; Shukla, Kripa Shankar (2000). History of astronomy in India. Indian National Science Academy. pp. 85, 114, 345. Voir mon blog Jeux d'ombres et de lumières.

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