samedi 6 février 2021

Bouddhisme "de gauche" et "de droite"



Il y a un bouddhisme “de gauche” et un bouddhisme “de droite”, l’un enseigne l’égalité foncière (skt. samatā) et l’autre une inégalité “mobile”. Les racines de l’égalité plongent dans la véritable nature des choses et des êtres, définie par la coproduction conditionnée, et/ou les trois caractéristiques, dans deux quatrains célèbres.
Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Tous les phénomènes (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
[La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ).
]”
Les trois premiers vers de ce quatrain (“les quatre sceaux”) se trouvent dans le Dhammapada[1]. Le quatrième vers est un ajout plus tardif. Selon Phillip Stanley, le premier auteur à mentionner les quatre sceaux comme un ensemble au Tibet était Longchenpa (1308 - 1364 ou 1369) dans son Trésor des doctrines philosophiques (tib. grub mtha' mdzod)[2].

Pour ce qui est de la coproduction conditionnée, il y a deux citations célèbres.
Ceci étant, cela devient ;
Ceci apparaissant, cela naît.
Ceci n'étant pas, cela ne devient pas ;
Ceci cessant, cela cesse [de naître]
.”[3]
et :
De tout ce qui est produit par une cause,
Le Tathāgata en a dit la cause
Ainsi que la cessation ;
Telle est la doctrine du Grand Renonçant
.”[4]
La danse des morts (Basler Totentanz)

La véritable nature des choses et des êtres n’est donc pas une essence immuable, à moins que l’on considère la coproduction conditionnée et les trois caractéristiques comme telle, exprimant du même coup “la vérité absolue” (skt. paramārtha-satya). Celle-ci, tout comme la mort, est alors le “grand égalisateur”. La thèse principale du Samādhirājasūtra se retrouve dans le titre au complet : “l’égalité de tous les dharma dans leur essence” (skt. sarvadharmasvabhāvasamatāvipañcita-samādhirāja). Le sūtra explique cette seule qualité, l’égalité (tib. mnyam nyid) de la pensée conduit à l’éveil et à l’obtention du samādhi de l’égalité de tous les dharma (chapitres 1, 8, 11, 12, 13, 19, 33).

La vérité conventionnelle (saṃvṛti-satya) est celle du monde des conventions dans lequel nous vivons. Elle se retrouve dans les concepts et le langage, qui sont coproduits, impermanents, imparfaits, et sans essence, autrement dits “vides” d’essence propre. Idéalement, l'expérience du bodhisattva est celle des deux vérités à la fois. La coproduction conditionnée est vide aussi, comme le montre Nāgārjuna (MMK, ch. 17). En essentialisant la cause et le fruit, “vous butez sur de faux problèmes [...], parce que vous hypostasiez l’acte (karman), les passions (kleśa), l’agent (kartṛ), le fruit (phala), celui qui le déguste (bhoktṛ), c’est-à-dire le sujet de la vie affective, le corps (deha), etc. Dans la réalité nue (tattvatas), aucune de ces entités n’a d’existence autonome[5].

L’égalité de la vérité absolue vide de sa substance les inégalités de la vérité conventionnelle. Elle peut devenir un refuge et un abri pour ceux qui souffrent des inégalités, qu’ils soient victimes ou bourreaux. Pour un bodhisattva, qui allie les deux vérités, ce refuge n’est pas la bonne solution. Si la vérité conventionnelle produit des inégalités, elle peut être amendée à cause de la coproduction conditionnée : “Ceci étant, cela devient, Ceci cessant, cela cesse”. Si les causes des inégalités et des injustices cessent, les inégalités et les injustices cesseront. L’intervention d’un bodhisattva est alors souhaitable et nécessaire. Si le statu quo produit de la souffrance, afin de faire cesser la souffrance, il faut intervenir sur les causes du statu quo.

Il y a aussi un bouddhisme qui salue les inégalités, et qui y voit même une sorte de justice. Une justice qui produit des inégalités, à cause d’actes commis dans le passé par des agents qui dans leur existence actuelle en dégustent le fruit. La coproduction conditionnée devient alors la Loi du Karma, une dure loi, ou une sorte de volonté divine, dont il accepte les décrets. Au lieu de voir les inégalités et les injustices comme un problème social, elles deviennent des problèmes individuels, dont ceux qui dégustent (bhoktṛ) sont entièrement responsables. Si tout le monde respectait la Loi du Karma et vivait conformément à elle, tous seraient heureux et le monde serait un champ de Bouddha, en théorie. C’est la responsabilité individuelle et le mérite de chacun qui crée l’inégalité. Si chacun gère bien son karma individuel, le monde ne peut qu’en devenir meilleur. Vouloir s’y prendre autrement pour changer le monde serait une illusion. La vérité conventionnelle ou plutôt symbolique de la vie sous une théocratie ou une monarchie de droit divin suffit à prendre les sujets par la main et de les conduire droit au salut, au choix en une seule existence, en plusieurs, en passant par un purgatoire, etc.

Dans le bouddhisme “de droite”, la vérité conventionnelle ou plutôt symbolique avec ses hiérarchies et ses inégalités et injustices “divines” pèse de tout son poids. Elle n’est pas à prendre à la légère, et il vaut mieux que “l’égalité” de la vérité absolue n’y soit pas trop présente, afin d’éviter que la machinerie méritocratique du monde symbolique ne se grippe.

Un “bodhisattva” dans un bouddhisme “de droite” est le clerc de la vérité symbolique. Le bouddhisme “ de droite” n’a pas intérêt à ce que ses sujets ne s’évadent dans “l’égalité” de la vérité absolue. Il préfère qu’ils restent éternellement figés dans la vérité symbolique. Le traitement des inégalités et des injustices est symptomatique et passe par une pitié mesurée et par de la charité. Le “bodhisattva” “de droite” n’interviendra pas sur les causes des inégalités et des injustices, qui selon lui et la Loi du Karma ne relèvent que de la responsabilité individuelle de “ceux qui dégustent” (bhoktṛ).

Pour le bodhisattvade gauche la situation est plus ouverte. Il n’y a pas de vérité symbolique à défendre, pour sauvegarder la méritocratie de la Loi du Karma. Son traitement des inégalités et des injustices n’est pas symptomatique, et veut intervenir directement au niveau de leurs causes. La charité, qui permet un soulagement temporaire, n’est pas la solution. C’est en tant que citoyens de la société dans laquelle ils vivent, que les bodhisattvas “de gauche” agissent collectivement pour remédier aux inégalités et les injustices, pas en faisant le vide dans leurs têtes, chacun chez soi. La vérité symbolique, ce sont alors la solidarité et les valeurs partagées dans une société qui ne récompense pas l’avidité, la haine et l’ignorance.

***

[1] Vers n° 5, 6 et 7 de chapitre XX.

[2]phyag rgya bzhi'i bsgom tshul ni sems bskyed nas/'dus byas thams cad mi rtag pa dang*/zag pa dang bcas pa'i rang bzhin 'khor ba sdug bsngal dang*/chos thams cad bdag med pa dang*/mya ngan las 'das pa zhi bar bsgom pa'i rjes la bsngo ba byed pa'o/ et : 'dis ni mya ngan las 'das pa zhi ba dang zag bcas thams cad sdug bsngal ba khas len mod kyi/chos thams cad bdag med pa dang*//'dus byas thams cad mi rtag pa spangs pa yin te sngar bshad pa bzhin no//de ni yang dag par 'thad pa ma yin te/”

[3]imasmim sati, idam hoti ;
imassuppâdâ, idam uppajjati.
Imasmim asati, idam na hoti ;
imassâ nirodha, idam nirujjhati
.”

[4] Ye dharmā hetuprabhavā hetuṃ teṣāṃ tathāgataḥ hyavadat teṣāṃ ca yo nirodha evaṃ vādī mahāśramaṇaḥ. En tibétain : chos rnams thams cad rgyu las byung// de rgyu de bzhin gshegs pas gsungs// de yi 'gog pa gang yin pa// dge sbyong chen pos de skad gsungs//

[5] Guy Bugault, Stances du milieu par excellence, Gallimard, p. 209

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