Le bouddhisme pāli est encore exempt des spéculations du bouddhisme mahāyāna, et notamment du Yogācāra. La notion du “précieux corps humain” est venue ultérieurement, pour préciser que toute existence humaine n’était pas “précieuse”, et que certaines catégories d’êtres humains étaient imperméables à l’enseignement du Bouddha et à la libération. Le “précieux corps humain” est conditionnel, et il y a une hiérarchisation de la préciosité. Le Saddharma-smrtyupasthānasūtra (tib. Dam paʼi chos dran pa nye bar bzhag paʼi mdo[2]) explique que trois catégories d’humains ne peuvent pas avoir un “précieux corps humain” : les barbares[3], les personnes aux idées erronées et les idiots. Si leur karma le permet, ces individus devront attendre une naissance humaine “précieuse”, pour avoir une chance de s’éveiller.
Photo National Geographic, crédits : Jordi Chias
“Kiccho manussapaṭilābho, kicchaṃ maccāna jīvitaṃ
Kicchaṃ saddhammasavaṇaṃ, kiccho Buddhānamuppādo.”
“Rare est la naissance comme homme, difficile est la vie que les mortels mènent, difficile est l’ouïe du Dhamma sublime, rare est l’apparition d’un Bouddha” (Dhammapada n° 182[1])
Le bouddhisme mahāyāna, et notamment le Yogācāra, enseigne aussi que tous les êtres (sattva) possèdent la nature de Bouddha, l’embryon du Tathāgata, etc. Cette thèse n’allait pas de soi, et avait été lourdement débattu. Car initialement chez les Yogācārins, il y eut aussi des êtres, y compris humains, qui étaient “dépourvus” (tib. rigs chad rigs skt. agotra) de cette possibilité, très semblables aux “icchantika”, “les incurables mécréants” au “karma inépuisable”, et qui ressemblaient à tous points de vue aux “barbares”, sauf qu’en théorie les barbares pouvaient évoluer spirituellement, tandis que les agotra étaient enfermés dans leur a-spiritualité, leur absence de gène spirituel. Le terme “icchantika” se retrouve notamment dans le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra (MMS)[4]. Le MMS semble suggérer que les “icchantika” aient pu être une catégorie spécialement inventée pour des anciens bouddhistes déchus, des apostats[5], ou pire, des bouddhistes qui opposaient les thèses du mahāyāna… Il existe des passages dans le MMS, où il est dit qu’il est légitime de tuer les “icchantika”[6], “qui diffament le mahāyāna”[7]. Le Yogācāra semble avoir du ressentiment envers les “icchantika”, au point de les exclure de l’éveil pour toujours. Le vajrayāna développera même des rituels pour détruire les ennemis du Dharma (tib. chos dgra), en expédiant leurs âmes au paradis. L’exégèse contemporaine précise qu’il s’agit en fait de l’ego du pratiquant… Le Kālacakra Tantra reprend le thème des “barbares” (mleccha). L’exégèse contemporaine y donne cependant une lecture différente :
“Le [Kālacakra] Tantra parle aussi des Mleccha, un terme sanskrit qui signifie « barbare », au sens de « celui qui ne parle pas le sanskrit ». Entendons qui ne parle pas la langue parfaite (sens étymologique de sanskrit), seule langue dans laquelle on peut parfaitement exposer la véritable nature de l’esprit. Le Mleccha est donc l’ignorant car sa langue imparfaite ne peut être la source que d’une connaissance imparfaite. Comme la capitale des Mleccha est dans le Tantra Makha, il est tentant d’assimiler Mleccha et Musulmans. Mais Kirti Tsenshab Rinpoche a été formel en me disant de ne jamais oublier que les Mleccha sont d’abord l’ignorance en nous. Évidemment, pour l’esprit dualiste il est plus facile de dire que les Mleccha et moi font deux, ils sont musulmans et moi je suis bouddhiste. Mais le Tantra nous invite à réformer ce dualisme primaire et à considérer l’ignorance en moi que je dois combattre. En ce sens, les Mleccha sont l’ennemi que je suis pour moi-même, les trois poisons que je suis loin d’avoir éliminés.” La transmission du Tantra de Kalachakra, 01032001, Sofia Stril-Rever.Il y a les agotra sans gènes spirituels dans le Yogācāra, les cas perdus hors-la-loi des “icchantika” du MMS, les “barbares”, qui sont tous comme les “hors-castes” des bouddhistes.
“Especially remarkable in this connexion, and somewhat anomalous as a gotra, is the non-gotra, i.e. that category of persons who seem to have been considered, at least by certain Yogacarin authorities, as spiritual 'outcastes ' lacking the capacity for attaining spiritual perfection or Awakening of any kind; since they therefore achieve neither bodhi nor nirvana, they represent the same type as the icchantikas to the extent that the latter also are considered to lack this capacity.”[8]On voit bien qu’il est facile de confondre les “barbares”, les Aspirituels (agotra) et les icchantika, considérés tous comme des infréquentables et des ennemis par les communautés bouddhistes. Comment dans la vie quotidienne faire la distinction entre ces catégories imaginaires ? Il s’ajoute à cela que les élites bouddhistes de la caste brahmane ont pour projet de présenter une doctrine bouddhique brahmano-compatible, et qu’ils tentaient de dissimuler le grand nombre de hors-castes (caṇḍāla, et leurs pratiques de charniers) parmi leurs propres rangs. Les caṇḍāla étaient les hors-caste des brahmanes, pas des bouddhistes, ce qui n’empêche pas qu’on ne les mettait pas en avant, et qu’ils étaient les servants (skt. dasa) du sangha. Ce n’étaient sans doute pas les bhikkhus brahmanes qui se rendaient aux charniers pour y récupérer les linceuls…
Les bhikkhus brahmanes étaient chargés de l’adaptation de la doctrine bouddhique, et ils y réussirent forts biens. Madhyamika et yogacārins confondus.
“L’hérésie bouddhique s’était adaptée au classicisme brahmanique en se donnant une littérature sanskrite et en se confrontant avec les épopées, les purânas, les dharmaçâstras, les upanisads. Par réaction contre un Bouddhisme devenu savant et lettré, le Brahmanisme va éprouver le besoin de codifier en systèmes définitifs ses opinions jusqu’alors flottantes. De fait, les systèmes orthodoxes se fondent parallèlement au Mahâyâna. Non que la plupart ne soient beaucoup plus anciens par l’inspiration, mais leur expression se précise ne varietur en sûtras aussi condensés, aussi rigoureux que possible — forme tellement abstraite et succincte que de semblables textes requièrent aussitôt des commentaires. Plus que jamais, le Brahmanisme va prendre l’aspect d’une scolastique. Il y gagnera de se mieux défendre contre l’hétérodoxie.” L’Inde antique et civilisation Indienne, Albin Michel 1933, p. 226
Bouddhistes et brahmanes étaient alors prêts pour des échanges intenses et passionnants, en sanskrit… Voir Aux origines de la philosophie Indienne de Johannes Bronkhorst. Bodhisattvas et brahmanes polémiquaient quasiment d’égal à égal, en intellectuels, et en “ārya” spirituels. Quand les uns mettaient en lumière certains manques chez les autres, ces derniers pouvaient les combler par des théories et des pratiques supplémentaires, des innovations ou des emprunts. Comme l’aurait dit Atiśa, au XIème siècle, seuls des grands experts savaient faire la différence entre le bouddhisme ésotérique indien et le brahmanisme hindouïsant. Dans ce processus, les madhyamika restèrent cependant plutôt des nāstika, tandis que les yogacārins devenaient de véritables āstika.
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[1] Traduction Dhammapada, Les dits du Bouddha, Centre d’études dharmiques de Gretz, Albin Michel. Ce verset est aussitôt suivi de “S’abstenir de tout mal, cultiver le bien, purifier son coeur, voici l’enseignement des Bouddhas”.
[2] Traduit en français sous le titre Introduction au Compendium de la loi, L'aide mémoire de la Vraie Loi par Lin Li-kouang (1949). Il en existe une version tibétaine et chinoise.
[3] En tibétain kla klo, en sanskrit mleccha, qui signifie “barbare non-Arya ; étranger ; hors-caste ; infidèle | ignorance du sanskrit ; faute, barbarisme | pl. mlecchās les barbares, les étrangers.
gomāṃsakhādako yastu viruddhaṃ bahubhāṣate sarvācāravihīnasya mleccha iti abhidhīyate [Baudhāyana] Celui qui mange de la vache, qui parle avec hostilité et dont tout le comportement est vulgaire, on l'appelle un barbare”. Dictionnaire Héritage du Sanscrit
[4] The Problem of the Icchantika in the Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra, Ming-Wood Liu.
[5] “This person (the icchantika) originally worshipped the threejewels and various devas, but has changed since then, and now worships his own desires [instead]. He loved to give alms in the past but has now become miserly. He was by nature moderate in his diet, but has now turned gluttonous. He had an ingrained aversion for evils, but nowlooks on them with sympathy. He was born filial and esteemed his parents, but now he has no thought of respect for his father and mother.” tr. Ming-Wood Liu.
“Good sons! For six reasons, the icchantika and his kind are bound to the three evil ways and cannot be set free. What are these six?
i. Because they are intense in their evil thoughts.
ii. Because they do not believe in after-life.
iii. Because they enjoy practising defiled [deeds].
iv. Because they are far removed from good roots.
v. Because they are obstructed by evil karma.
vi. Because they seek the company of bad friends.
Again, for five [kinds of misconduct, they are bound to the three evil ways. What are these five?
i. Because they misbehave in relation to monks.
ii. Because they misbehave in relation to nuns.
iii. Because they misappropriate the properties of the sangha.
iv. Because they misbehave in relation to womankind,
v. Because they instigate disputes among the five groups in the sangha.
Again, for five [kinds of misconduct, they are bound to the three evil ways. What are these five?
i. Because they often declare that there are neither good nor bad fruits,
ii. Because they kill sentient beings in whom the thought of enlightenment has arisen.
iii. Because they like to talk about the shortcomings of their teachers,
iv. Because they call the true untrue, and the untrue true,
v. Because they listen to and receive the Dharma only to find fault with it.
Again, for three kinds of misconducts, they are bound to the three evil ways:
i. They maintain that the Tathāgata is impermanent and is annihilated forever [at death],
ii. They maintain that the true Dharma is impermanent and mutable,
iii. They maintain that the saiigha, [the third of the three] jewels, can be destroyed.
As a consequence, they are forever bound to the three evil ways.” Ming-Wood Liu
[6] “Just as no sinful karma [will be engendered] when one digs the ground, mows grass, fells trees, cuts corpses into pieces and scolds and whips them, the same is true when one kills an icchantika, for which deed [also] no sinful karma [will arise].” MMS, traduit dans The Problem of the Icchantika in the Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra, MW Liu.
[7] The Awakening of Faith In Mahayana (Ta-ch'eng ch'i-hs in lun), A Study of the Unfolding of Sinitic Mahayana Motifs, thèse de Whalen Wai-l un Lax, p.24
[8] The Meanings of The Term Gotra and the Textual History of the Ratnagotra Vibhaga, D. Seyfort Ruegg
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