jeudi 18 février 2021

Les premiers de cordée du rêve réincarnationnel


Le système des 4 castes, plus les dalits hors-castes et intouchables

Le mouvement des Renonçants (śramaṇa) est apparu dans un environnement brahmanique et/ou a co-existé avec celui-ci. Ces Renonçants furent de différents bords. A en croire le canon pāli, ils eurent de nombreux échanges, et passèrent assez facilement d’un bord à l’autre. C’est ainsi qu’au Magadha, le Bouddha aurait attiré les deux amis Ājīvika Sariputta et Kolita (Moggallana), qui avaient rejoint son Saṅgha

Pendant une assez longue période, les “bouddhistes” (nom apparu en Occident au XIXème siècle), furent désignés par le terme “śramaṇa”, sarmanes”, “shammanes, “Samanéens”, "le culte de FE, FO, FOÉ", etc.. Les différents maîtres śramaṇa eurent des différentes théories et pratiques, mais cherchaient tous la libération (mokṣa) du Cycle des existences (saṃsāra). Or, l’idée du tourbillon des existences était partagée dans le périmètre indien, y compris dans les milieux brahmaniques. Cette idée (“transmigration”) faisait partie du système saṁsāra-karma-mokṣa (SKM), où une « âme » est prisonnière, tant qu’elle perpétue les actes (karma) qui la tiennent prisonnière du cycle. Une fois débarrassé de tout combustible (karma), il n’y a plus de naissance. C’est ce que les śramaṇa appellent « libération » (skt. mokṣa) ou « extinction » (skt. nirvāṇa).

Quelle que soit l’origine de l’idée de la transmigration[1], l’Inde brahmanique se l’est bien appropriée, et l’a utilisé pour justifier le système des castes (les varṇa et les jāti).
Le Rig-Véda (X, 90, 12) explique que l'homme primordial (puruṣa ) donne naissance aux quatre varṇa : « Le brahmane fut sa bouche ; le royal (rājanya, équivalent de kṣatriya) a été fait ses bras ; ce qui est ses cuisses, c'est le vaiśya ; de ses pieds le śūdra est né.”[2]
La plus ancienne référence à l’introduction de l’idée de renaissance et de rétribution karmique dans le brahmanisme se trouverait dans trois upaniṣad (Bṛhadāraṇyaka, Chāndogya et Kauṣītaki), et notamment dans l’histoire de l’instruction de Śvetaketu par son père Uddālaka[3]. Le brahmanisme avait progressivement évolué d’un système sacrificiel ritualiste, qui avait pour but de créer et maintenir l’ordre cosmique grâce à l’exactitude rituelle (karma), et plus tard à la connaissance salvifique de l’équation Brahma = ātman[4]. Le Brahma étant le verbe védique, et les brahmanes (né de la bouche de l’homme primordial) représentant l’essence de la caste brahmanique, ces derniers étaient les uniques détenteurs “des opérations religieuses conservatrices de l’ordre cosmique et héritier[s] exclusif[s] de la science védique”[5]. On devint brahmane par hérédité, à la suite d’une initiation, ou par adoption. Ceux qui naissent sept fois de suite dans la caste des brahmanes (tib. skye ba bdun pa), du côté du père, et dans une “matrice pure”, sont des êtres particulièrement avancés[6]. Ceux, naissant ainsi dans une bonne famille brahmane ont donc beaucoup de “mérite”, car cela n’est pas une question de chance[7]. Cela restera vrai, même quand le yoga/la méditation devient un succédané du culte, et sera considéré comme “plus efficace que le rite même”[8]. Le rôle des brahmanes viendrait de leur passé de prêtres védiques Aryens (Ārya, Airiya), ou Indo-Iraniens. Cette “noblesse” autodésignée impliquait également en creux l’idée de ceux qui n’étaient pas “nobles”, et qui furent appelés “Dāsa” ou “Dasyu”, dont le sens védique le plus ancien signifierait “sauvage”, “barbare”, “démon”, “ennemi”, et plus tard “esclave”, servant”, voire “dévot” de Dieu, dans un sens plus positif, du dévot se remettant entièrement à Dieu, ou à une autre cause (p.e. “Buddhadasa”).

Il n’est pas très difficile de déterminer par recoupements que ces “Dāsa” avaient de nombreux points en commun avec les śūdra et les dalits hors-castes ultérieurs. Il y a aussi des différences. Un esclave (dāsa) ne peut pas devenir un bhikkhu[9]. En même temps, lArthaśāstra de Kautilya, précise que l’on ne peut pas faire n’importe quoi[10] avec un esclave, notamment le faire transporter des corps, car cela est réservé aux caṇḍāla (“mangeurs de chien”, śva-paco), les seuls à être impurs au point de pouvoir toucher les corps des morts. En revanche, les nombreux caṇḍāla hors-castes dans le Sangha bouddhiste faisaient des pratiques ascétiques impures (notamment liées aux charniers, p.e. la récupération des linceuls pour en faire des habits : pāṃśukūlika[11]). Ce qui nous intéresse ici, c’est comment les élites bouddhistes, souvent de naissance brahmanes, ont tenté de dissimuler ces pratiques “impures”, ainsi que le grand nombre de caṇḍāla intégré dans, et donc contaminant, le Sangha bouddhiste, afin de ne pas perdre en crédit face aux élites brahmaniques d’autres sectes, qui furent également les élites de la société indienne. Il est probable que cette attitude des élites bouddhistes ait conduit à des rapprochements progressifs entre le bouddhisme et le brahmanisme, puis l’hindouisme, notamment au niveau de la progression “spirituelle”, et de la hiérarchie (castes, etc.) que cette différence de progression instaure parmi les fidèles et les sujets. Ces rapprochements ont conduit à une réhabilitation ou une sorte de retour de lidée debien naître dans le bouddhisme mahāyāna. Le bouddhisme mahāyāna instaure une hiérarchie par rapport au bouddhisme des auditeurs (śrāvakayāna), appelé “petit véhicule” (hinayāna). Les pratiques du “petit véhicule” seraient inférieures à celles du “grand véhicule”. Contrairement aux textes des auditeurs, qui sont rédigé en pāli, les textes du mahāyāna sont souvent rédigés en sanskrit (ou en des langues non-indiennes, traduits etc.). C’est avec l’avènement du Yogācāra, que le bouddhisme brahmano-compatible se dota de moyens puissants, pour tenter de gravir les marches de la société indienne. Le bodhisattva sera un alternatif digne (Ārya) du brahmane.

Le bodhisattva est bien-né.
Il récite, lit et écrit en sanskrit.
Il se distancie des pratiques du hinayāna en les incluant, tout en les réinterprétant.
Dans sa version Yogācāra, il atténue la doctrine du non-soi, en introduisant celle de “l’embryon du Tathāgata”.
Par sa pratique du “Yoga”, de la méditation, et plus tard des tantras, il est détenteur “des opérations religieuses conservatrices de l’ordre cosmique et héritier exclusif d’une Gnose, qui se transmet.

A la fin du premier millénaire, nous retrouvons des dynasties de bodhisattvas, nés dans la caste des brahmanes, à la tête de vihāra bouddhistes tantriques, qui seront en quelque sorte abbé de père en fils. La qualité requise pour gérer un monastère bouddhiste semble être la naissance dans une bonne famille, quasiment propriétaire du monastère. Ce sera le modèle pour bon nombre de vihāra bouddhistes au Népal, au Tibet et dans la religion himalayenne. Les familles de bodhisattvas-tulkus, tels que nous les connaissons, sont comparables à une caste d’officiants sacerdotaux. Que leur reste-t-il des śramaṇa d'origine ?

Quand on regarde les théories et pratiques optionnelles des śramaṇa des débuts, on voit que leurs différentes sectes choisissent différentes options doctrinaires (deva, ātman, karma, substantialité, permamence et impermanence…) . Ils semblent avoir eu en commun de ne pas s’appuyer sur le système des castes et d'être considérés comme des matérialistes, des athéistes, des nihilistes (nāstika). Le Bouddha enseigne que l’on ne naît pas brahmane, mais qu’on le devient en se comportant comme “un vrai brahmane” (Dhammapada). Il ne nie pas la réalité sociale de la naissance en telle ou telle caste, seulement cette naissance n’a aucun lien avec le fait de devenir un “vrai brahmane” ou non. La libération ne passe pas par le culte de Brahma, ni par l’union avec Brahma à la fin de sa vie de pieux brahmane. La pureté qu’il recommande est la purification de l’esprit. Le karma qui détermine la prochaine naissance n’est pas l’acte rituel et l’exactitude rituelle, mais le résultat des bons et mauvais actes intentionnels.

Dans la pratique actuelle, l’idéal du bodhisattva-tulku est comparable au “statut de brahmane” (brahmanité, Brahminhood), qui est lidéal humain en Inde” (Vivekananda[12]). Les maîtres bouddhistes tibétains ne doivent pas être mécontents de la tendance hindutva actuelle, dont le mécanisme “méritocratique” se situerait à un niveau métaphysique, hors du contrôle et de l’entendement du monde. Au même niveau que les idéologies des premiers de cordée, de ruissellement, “la main invisible de Jupiter” (Adam Smith[13]). 
« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu'il est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu'ils n'aspirent qu'à leur propre commodité, quoique l'unique fin qu'ils se proposent d'obtenir du labeur des milliers de bras qu'ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu'ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l'espèce. »
— Adam Smith, 1999 [1759], Théorie des sentiments moraux, Léviathan, PUF, p.257


***


[1] Renonçants, influence du zoroastrisme, mythe malayo-polynésien ou suméro-dravidien, … LInde antique et civilisation Indienne, Albin Michel 1933, pp. 161 etc.

[2] Jean Filliozat dans « Castes », sur Encyclopædia Universalis

[3] Voir Aux origines de la philosophie indienne, Johannes Bronkhorst, Infolio 2008, p. 44

[4]The only escape from this cycle of rebirth is by gnosis of, hidden truth, brahman, which is the esoteric meaning of the sacred texts (the Vedas). That truth is to be realised = understood during life, and this will lead to its being realised = made real at death. He who understands brahman will become brahman. In a less sophisticated form of this doctrine, brahman is personified, and the gnosis at death joins Brahman somewhere above the highest heaven.” How Buddhism began, Richard F Gombrich, p. 32

[5] Aux origines, p. 157

[6] Voir 192. With the Brahmin Doṇa (AN 5.192), traduit en anglais par Bhikkhu Sujato
Doṇa, how is a brahmin equal to Brahmā?

It’s when a brahmin is well born on both the mother’s and the father’s sides, coming from a clean womb back to the seventh paternal generation, incontestable and irreproachable in discussions about ancestry. For forty-eight years he lives the spiritual life, from childhood, studying the hymns. Then he seeks a fee for his teacher, but only by legitimate means, not illegitimate.

In this context, Doṇa, what is legitimate? Not by farming, trade, raising cattle, archery, government service, or one of the professions, but solely by living on alms, not scorning the alms bowl. Having offered the fee to his teacher, he shaves off his hair and beard, dresses in ocher robes, and goes forth from the lay life to homelessness.

Then they meditate spreading a heart full of love to one direction, and to the second, and to the third, and to the fourth. In the same way above, below, across, everywhere, all around, they spread a heart full of love to the whole world—abundant, expansive, limitless, free of enmity and ill will. They meditate spreading a heart full of compassion … rejoicing … equanimity to one direction, and to the second, and to the third, and to the fourth. In the same way above, below, across, everywhere, all around, they spread a heart full of equanimity to the whole world—abundant, expansive, limitless, free of enmity and ill will. Having developed these four Brahmā meditations, when the body breaks up, after death, they’re reborn in a good place, a Brahmā realm.

That’s how a brahmin is equal to Brahmā
.”

[7]As Manu says, all these privileges and honours are given to the Brahmin, because “with him is the treasury of virtue”. He must open that treasury and distribute its valuables to the world. It is true that he was the earliest preacher to the Indian races, he was the first to renounce everything in order to attain to the higher realisation of life before others could reach to the idea. It was not his fault that he marched ahead of the other caste. Why did not the other castes so understand and do as he did? Why did they sit down and be lazy, and let the Brahmins win the race?Vivekananda, THE FUTURE OF INDIA

"Besides this doctrine of revolution Vivekananda’s expressions about undiluted karma inspire great expectations about human possibility. "If what we are now has been the result of our own past actions, it certainly follows that whatever we wish to be in the future can be produced by our present actions; so we have to know how to act.” (CkV I, 31) “It [future possibility) depends on the intensity of the desire." (CW VII, 97) “You have taken fate in your own hands. Your Karma has manufactured for you this body, and nobody did it for you.” (CW 111, 161) Swami Vivekananda's Conception of Karma and Rebirth, George M Williams, extrait de Karma and Rebirth: Post Classical Developments,
Calgary Conference on Karma and Rebirth, Post-Classical Developments (1982 : University of Calgary)

[8] Aux origines, p. 157

[9]dāso na pabbājetabbo” Vinaya Pitakam i.93, Digha Nikaya, Majjhima Nikāya, le Bhiksukarmavakya et l’Upasampadajnapti tibétains, car un esclave est la propriété dun autre.

[10]Employing a slave (dasa) to carry the dead or to sweep ordure, urine or the leavings of food; keeping a slave naked; hurting or abusing him; or violating the chastity of a female slave shall cause the forfeiture of the value paid for him or her. Violation of the chastity shall at once earn their liberty for them.” traduction de Shamasastry.

[11] Living with the Dead as a Way of Life: A Materialist Historiographical Approach to Cemetery Asceticism in Indian Buddhist Monasticisms, Nicholas Witkowski, 2019, Journal of the American Academy of Religion. Voir aussi Cross-Dressing with the Dead, Gregory Schopen, 2007. Titre complet : Cross-Dressing with the Dead: Asceticism, Ambivalence, and Institutional Values in an Indian Monastic Code (pp. 60-104) Gregory Schopen From: The Buddhist Dead: Practices, Discourses, Representations, University of Hawai'i Press (2007)

[12]But if the present degraded condition is due to their past Karma, Swamiji, how do you think they could get out of it easily, and how do you propose to help them?"

The Swamiji readily answered "Karma is the eternal assertion of human freedom. If we can bring ourselves down by our Karma, surely it is in our power to raise ourselves by it. The masses, besides, have not brought themselves down altogether by their own Karma. So we should give them better environments to work in. I do not propose any levelling of castes. Caste is a very good thing. Caste is the plan we want to follow. What caste really is, not one in a million understands. There is no country in the world without caste. In India, from caste we reach to the point where there is no caste. Caste is based throughout on that principle. The plan in India is to make everybody a Brahmin, the Brahmin being the ideal of humanity. If you read the history of India you will find that attempts have always been made to raise the lower classes. Many are the classes that have been raised. Many more will follow till the whole will become Brahmin. That is the plan. We have only to raise them without bringing down anybody. And this has mostly to be done by the Brahmins themselves, because it is the duty of every aristocracy to dig its own grave; and the sooner it does so, the better for all
.” The Abroad And The Problems At Home (The Hindu, Madras, February, 1897)

[13] « Car il peut être observé que dans toutes les religions polythéistes, parmi les sauvages comme dans les âges les plus reculés de l'Antiquité, ce sont seulement les événements irréguliers de la nature qui sont attribués au pouvoir de leurs dieux. Les feux brûlent, les corps lourds descendent et les substances les plus légères volent par la nécessité de leur propre nature ; on n'envisage jamais de recourir à la « main invisible de Jupiter » dans ces circonstances. Mais le tonnerre et les éclairs, la tempête et le soleil, ces événements plus irréguliers sont attribués à sa colère. »
— Adam Smith « History of Astronomy », 1755~, in W.P.D Wightman and J.C Bryce (eds), Adam Smith Essays on Philosophical Subjets, Clarendon Press, 1981, p. 491 (Wikipédia)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire