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samedi 23 février 2013

Les deux sources de l'immortalité (au Tibet)



La quête de l’immortalité existe depuis que l’être humain avait pris conscience de sa mortalité et cherchait à y échapper. Par tous les moyens. Partout, chacun y allant de sa méthode, s’échangeant les méthodes. La mortalité fait naître l’idée d’immortalité et celle-ci nourrit l’imagination. L’imagination inspire à faire bouger les limites et comble l’écart entre le désir et la réalité.

l’Éveillé avait enseigné les quatre vérités, dont la première pose la mort inéluctable pour tout ce qui est né. Pour ne pas mourir, il faut ne pas naître. Ou si on est né, ne pas s’identifier aux skandha et ne pas se les approprier. Ceux qui étaient attachés à leur corps (rūpa) et à leur personne (nāma) ont néanmoins cherché des moyens pour préserver leur corps et/ou leur personne, d’une façon ou d’une autre, par l’imagination et/ou concrètement.

l’Éveillé a démontré le rôle de la soif (P. taṇhā S. tṛṣṇā) dans l’origine de l’asservissement et de la souffrance. La soif peut se rapporter à trois choses. Il y a la soif de choses sensibles (S. kāma-tṛṣṇā), la soif d’existence/de devenir (bhava-tṛṣṇā) et la soif de non-existence (vibhava-tṛṣṇā). Trois sortes de soif qui asservissent et qui font que l’on n’est pas libre. A ces trois sortes de soif correspondent trois plans, trois logiques dans lesquelles elles font entrer : le plan sensible (S. kāmadhātu), le plan des formes (S. rūpadhātu) et le plan sans formes (S. arūpyadhātu). Elles conduisent à une existence dans un des trois plans du triple univers. Il me semble que la quête de l’immortalité (l’immortalité de quoi ?) peut se classer dans la soif d’existence. Et la soif d’extinction (extinction de quoi ?) dans la soif de non-existence. Le bodhisattva n’est asservi ni à la soif de choses sensibles, ni à la soif d’existence, ni à la soif de non-existence.

Le Tibet, situé sur la route de la soie, était le voisin de deux grandes nations de chercheurs d’immortalité et était lui-même féru de la chose. L’Inde et la Chine étaient très au fait de la recherche des uns et des autres dans cette matière et suivaient leurs derniers développement avec le plus grand intérêt. L’imagination explore les possibilités suggérées par la mythologie que la réalité tente de suivre tant bien que mal. Le breuvage d’immortalité des dieux devient le fluide vital qui est la substance de l’univers. Prāṇa, rasa ou kula chez les uns, qi chez les autres. Cette substance a une double origine, comme celle qui est à l’origine de l’être humain. Elle se fractionne en les cinq éléments en façonnant le monde et les corps. Mais ce que produit le fractionnement multicolore est déjà un chant de cygne, ou un feu d’artifice. Il faut revenir en arrière pour trouver l’immortalité, qui est un recommencement éternel.

Il est difficile de savoir comment se sont échangées les différentes théories et pratiques d’immortalité, et où elles ont pris naissance. Mais l’étymologie et les légendes semblent pointer vers la Chine pour l’origine de l’approche alchimique, à coups de souffre et de mercure, dans toutes les déclinaisons. Il y a aussi des indications que la « pratique de la Chambre à coucher » (fang-tchong) serait plutôt d’origine chinoise. Elle est appelée « pratique chinoise » (S. cīnācāra) en Inde. Dans un des yāmala, le Rudrayāmala (12-13ème siècle), on voit mis en scène, non sans humour, le sage brahmane orthodoxe Vasiṣṭha aller en Chine majeure (mahācīna), sur les instructions du Bouddha, afin d’y apprendre « la pratique chinoise » (S. cīnācāra) dans le culte de la déesse Tārā. Les taoïstes chinois ont encore une troisième méthode, le « cinabre intérieur » (nei-tan) qui est plus interne, plus « yoguique ».

En Inde, on retrouve les mêmes trois tendances. L’approche plutôt alchimiste des (rasa)siddha. L’approche kaula de type « chambre à coucher », puis l’approche haṭhayoguique[1] des nāths. Matsyendra, l’auteur du Kaulajñānanirṇaya, fait déjà la synthèse de l’approche siddha (alchimiste) et de l’approche Yoginī (kula). Les nāth siddha, mouvement fondé par Gorakṣa/Goraknāth, forment une confrérie hostile aux femmes[2], qui exclue l’approche de la « chambre à coucher » tout en l’intériorisant. Cette approche de l’immortalité (alchimique, interne et sexuelle intériorisée) cadre mieux avec la vie monastique bouddhiste[3]. Elle a eu une grande influence sur le bouddhisme tibétain entre le 12ème et le 16ème siècle par des visites de nāth yogis au Tibet. Les théories et les pratiques de la recherche de l’immortalité à l’aide d’une femme réelle au Tibet peuvent avoir une origine indienne (Yoginī-Kula) et chinoise. L’origine indienne est recherchée et considérée comme authentique. L’origine et l'influence chinoise sont inavouables. Mais l’ancienneté de la « pratique chinoise » par rapport à la pratique indienne semble établie. Il est difficile de croire que les empereurs tibétains n’étaient pas intéressés par l’immortalité, et qu’ils n’étaient pas au courant de la quête de l’immortalité des empereurs voisins, qui échangeaient des méthodes avec les indiens.

Afterthought : la recherche de l'immortalité à l'aide d'une femme réelle cadre mieux avec le taoïsme. La pratique Yoginī-Kula indienne n'était "au départ" (sans doute un départ mythologique) que possible avec des êtres surnaturels (Ḍākinī, Yoginī, Mères,et autre yakṣī), qui étaient attirés par des rituels à l'aide de mantras. Il est alors précisé qu'à défaut d'êtres surnaturels, tout être (féminin) se pointant (et donc attiré par les mantras) peut être utilisé comme tel. Dans le Yoginī-Kula indien, la "femme réelle" est donc un partenaire par défaut. Ce sont les mantra qui transforment la mudrā en mahāmudrā. La pratique indienne est encore proche de la magie classique, tandis que la pratique chinoise s'approche de la magie naturelle.    

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Illustration : Les seize arhats (lohan) à Kagyu Macang Monastery (Fu Hi Si).

[1] « Le Haṭha Yoga est un développement ultérieur du Yoga classique, le yoga « à huit branches » ou aṣṭanga yoga exposé par Patañjali. Il se rattache au tantrisme, comme le fait valoir une autre étymologie qui voit en ha le soleil et en ṭha la lune, le but ultime du Haṭha Yoga étant d’opérer l'union du soleil et de la lune, de śakti et de Śiva, de l’Énergie et de la Connaissance. Pour ce faire, il présente un ensemble de techniques permettant d’expérimenter cette union et cette dissolution dans l’Absolu à partir du corps conçu comme identique au macrocosme. La maîtrise progressive par le yogi des processus physiologiques et mentaux est donc censée mener à une égale maîtrise des phénomènes naturels et, de là, à l’acquisition de ces fameux « pouvoirs » (siddhi). Dans ce corps ainsi dépourvu de limite, l'adepte, en associant certaines postures avec le contrôle du souffle qui circule dans les canaux (nādi) de la physiologie mystique, est dit dans l’état de réveiller la kuṇḍalinī, c’est-à-dire d’éveiller en lui-même l’énergie cosmique représentée comme un serpent femelle endormi et lové à la base de la colonne vertébrale. Cette énergie se dresse alors et remonte la suṣumnā, le canal central du corps subtil. Ce canal est bloqué en différents points par les cakra, les « roues », les centres qui s’étagent depuis la base et le mūlādhāra cakra jusqu’au centre supérieur, le lotus à mille pétales (sahasrāra) qui est ouverture sur le brahman » (brahmarandhra). Imaginés comme des lotus sur lesquels se placent les divinités, ces cakra sont liés aux éléments et expriment les potentialités présentes dans le corps du Yogi. La montée de la kuṇḍalinī permet l’épanouissement de ces virtualités, puis leur dépassement pour aboutir au stade ultime, la fusion avec Śiva. Energie et connaissance ne font alors plus qu’un et le yogi atteint à la fois l’absolu de la transcendance et l’immortalité d’un corps devenu parfait. » Itinérance et vie monastique: les ascètes Nāth Yogīs en Inde contemporaine, p. 9-10

[2] Goraknāth serait né miraculeusement par une poignée de cendres donnée à une femme stérile. Et il aurait sauvé son gourou Matsyendra des mains de femmes amazones, qui le retenaient. Deux éléments légendaires indicatifs d’une reforme.

[3] « les Nāth Yogis refusent l’accès de la secte aux laïcs, maîtres de maison ordinaires, mais reconnaissent aux descendants des Yogis « déchus » le droit de cumuler vie dans le monde et appartenance à la secte, y compris dans sa dimension sotériologique. »

mardi 8 novembre 2011

Le phénomène siddha



Le nom « siddha » (T. grub thob), qui signifie « être parfait ou être réalisé » a son origine dans les êtres semi-divins qui, ensemble avec les vidyādhara (T. rig ‘dzin) peuplaient un monde (S. siddhaloka) très éthéré, qui était à l’abri de la dissolution cyclique (S. pralaya). Ils connaissaient le secret de l’immortalité, c’est-à-dire qu’ils connaissaient la recette du nectar qui rendait immortel (S. amṛta T. bdud rtsi), l’objet très convoité dans la bataille entre les dieux et les demi-dieux ou titans. L’immortalité et les pouvoirs (S. siddhi) des siddhas et des demi-dieux étaient à leur tour convoités par les humains, qui cherchaient à devenir immortels ainsi que la maîtrise sur le monde. Le monde dont le contrôle passe par la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

Initialement, les sectes des renonçants (S. saṃnyāsin) cherchaient à se délivrer de ce monde en lui tournant définitivement (P. nibbana) le dos. Puis, avec la découverte de la vacuité, de l’indissociabilité de l’Errance (S. saṁsāra) et de la Quiétude (S. nirvāṇa), est né l’idéal du bodhisattva, qui restait impliqué dans le monde afin d’aider les autres êtres à s’en délivrer. Le monde est un bourbier, et pour avoir une quelconque efficacité il faut mettre les mains dans le cambouis, mais tels des lotus poussant dans la fange en gardant la tête hors de l’eau, les bodhisattvas grâce à l’habileté dans les moyens (S. upāyakauśalya T. thabs la mkhas pa), étaient capables d’utiliser les moyens du monde sans s’y enfoncer. Si l’efficacité dans le monde est à tel prix, va pour la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

C’est ainsi qu’au sixième siècle de notre ère, des chercheurs de diverses origines (bouddhistes et non bouddhistes) ont commencé à s’inspirer de l’exemple des siddhas mythologiques. La science (celle d’avant sa séparation de la magie et de la religion) était la clé du monde, et elle était en possession des demi-dieux. Les asura (demi-dieux) étaient tenus responsables de certains maux qui frappaient l'humanité. Mais comme dit un adage paysan français "Qui peut le mal, peut le bien". D'autant plus que la mythologie indienne enseigne que les asura avaient accès au soma, le nectar d'immortalité. On voit donc progressivement apparaître toutes sortes de candidats-siddas. Ainsi, les adeptes de Śiva dans le Deccan étaient appelés "Māheśvara Siddha", les alchimistes à Tamil Nadu "Sittar", les bouddhistes tantriques au Bengal "Mahāsiddhas" ou "Siddhācārya", les alchimistes moyenageux "Rasa Siddha" et un groupe spécifique au nord de l'Inde les "Nāth Siddha". Les Rasa Siddha et les Nāth Siddha entretenaient également des relations avec "la transmission occidentale" (S. paścimāmnāya), une secte śākta qui pratiquait le culte de la déesse Kubjikā.[1] C'est dans ce melting-pot de siddha que les tantras, non-bouddhistes et bouddhistes, ont trouvé leur inspiration. Au niveau des idées, ce sont notamment les sectes Kāpālika, Kaula et Lakulīsha Pāshupata qui avaient la plus grande influence sur les pratiques des siddha bouddhistes pendant l'essor des tantras.[2]

Au départ, l’idéal du siddha et de la recherche de l’immortalité colle très près à l’idée mythologique d’un nectar « potion », et les aspirants siddha cherchent une substance mère (S. rasa[3]) qui les rendra immortels. Ils disposaient en gros (et en ordre chronologique) de trois axes pour arriver à l’objectif de l’immortalité qu’ils s’étaient posé : l’alchimie externe (T. gser 'gyur), l’alchimie « génétique » (S. bindu-sādhanā T. thig le sgrub pa[4]) ou rasāyana (T. bcud len) ainsi que le yoga (notamment le haṭha-yoga) et la pratique de formules magiques (mantras) pour contrôler les puissances féminines. L’univers que l’on cherchait à contrôler était considéré comme un corps, et plus précisement comme le corps de l’épouse (S. śakti) de Śiva ; le corps de sa propre épouse, voire la femme intérieure (kuṇḍalinī/avadhūta). Dans le tantrisme, le macrocosme et le microcosme partagent la même origine et la même nature, voire la même essence (rasa ou tattva).

L'objectif que tous les siddha ont en commun c'est la recherche de l'immortalité à travers la culture d'un corps immortel (S. kāya sādhana), en le dématérialisant et en le spiritualisant. Les siddhas étaient étroitement associés avec l'école de l'alchimie (S. rasāyana T. bcud len). Des textes médicaux indiens anciens font référence à la possibilité d'atteindre la perfection (S. siddhi) en rendant le corps éternel à l'aide de la substance "rasa", la matière première la plus pure de l'existence et détentrice de vie. Les siddhas alchimistes (rasa siddha) essayaient de rendre le corps immortel à l'aide de substances chimiques minérales. Le mercure était considéré comme la sémence de Śiva et le souffre comme le sang utérin de la Déesse, etc. Les siddhas Kaula, plutôt « généticiens », considéraient les substances génétiques (kula) humains comme les essences les plus pures de la manifestation et donc les plus proches du non-manifesté et immortel "divins", source de toute vie et donc de la non-mort. A l'origine, les substances génétiques féminines étaient censées être obtenues directement des déesses telles les yoginī et les ḍākinī[5], mais par la suite des femmes ordinaires, répondant à des caractéristiques spécifiques, étaient utilisées, le tout rituellement encadré. L'école des siddhas Nāth qui était entre autres une réforme de l'école Kaula partait des mêmes bases, mais a poussé plus loin l'intériorisation en utilisant le yoga et des processus chimiques intérieurs psychosomatiques. Ce système psycho-chimique spécifique au nāthisme est le haṭha yoga.

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Illustration : Hermès Trismégiste de Maier Symbola aurea mensae, Francfort, 1617.

[1]  The Alchemical Body, David Gordon White, The University of Chicago Press, p. 2
[2] Les attributs des Kāpalakia sont très exactement ceux des 6 ornements ossiares. Ils portent en outre un kapala (calotte cranienne) pour manger et un baton appelé kha.tvā.nga. (Davidson p. 178). La littérature associe les grands boucles d'oreilles, que portait également Maitrīpada, aux sorciers (vidyādhara).
[3] Selon les Vedas, l'élément fluide que l'on retrouve dans l'univers, les sacrifices et les humains. Il est le support de toute vie, voire de l'immortalité, des humains comme des dieux. White p11
[4] Un chapitre des quatre tantra-racine de l’Anuyoga comporte ce terme : Tb.371:  de bzhin gshegs pa thams cad kyi thugs gsang ba'i ye shes don gyi snying po_/_khro bo rdo rje'i rigs_/_kun 'dus rig pa'i mdo;_rnal 'byor bsgrub pa'i rgyud ces bya ba theg pa chen po'i mdo/ Chapter 23, b23, thig le sgrub pa'i le'u zhes bya ba ste nyi shu gsum pa/
[5] En allant dans les haut-lieux (S. pīṭha) śakta, et en récitant les mantras appropriés pour les attirer, toute femme qui se présente devait forcément être une yoginī ou une ḍākinī…